Le Dragon Noir
Alter-Ego
Il avait neigé.
Une épaisse couche de duvet blanc recouvrait le paysage à perte de vue. Autant de neige, si bas vers le Sud, relevait de l'improbable. Si le givre frappait régulièrement la région, la neige, elle, ne s'entassait que très rarement sur plus de deux ou trois pouces. Jamais sur une vingtaine !
Noven était aux anges. La neige l'avait étrangement toujours fasciné, contrairement au reste des Vardens, qui la voyait plutôt comme un lourd handicap et une véritable plaie.
Dans le camp, de nombreuses tentes s'étaient écroulées sous leur propre poids; pas la sienne. Heureusement, d'ailleurs : il aurait été incapable de la réparer.
Malgré le froid intense, le ciel offrait un magnifique bleu pâle à perte de vue; un soleil timide illuminait la campagne aux alentours de scintillements irréels. Un sourd appel retenti loin au dessus de Noven, qui leva la tête. Nasuada semblait avoir maintenu les patrouilles : loin dans le ciel, Saphira volait, ses écailles chatoyaient dans la lumière. Le jeune magicien la toucha de son esprit :
"Bonne chasse, Écailles-Brillantes !"
Un second grognement - teinté de plaisir, il en était certain - lui répondit. Puis, elle changea de cap, et s'enfonça avec Eragon vers l'intérieur des terres. Le dragonnier devait être littéralement congelé !
Partout, les soldats s'affairaient, réparant les dommages de la nuit, critiquant le temps, se plaignant du froid, malgré leurs épaisses fourrures pour certain. Comment arrivaient-ils à avoir froid - ou plutôt, à ne pas le supporter ? Simplement habillé d'une chemise de lin et d'une veste de laine grande ouverte, lui s'attirait des regards interrogateurs de toute part. Interrogation qui laissait rapidement place au mépris - mais il les ignorait. Ils méritaient même pas qu'il s'arrête pour les remettre à leur place.
Il sortit du camp et, alors que ses pas le menaient à travers l'étendue immaculée, il se mit à courir. Tout autour de lui, la vie semblait s'être arrêté et, lorsque le camp fut hors de vue, il ressenti un étrange plaisir, une drôle de sensation : il était seul au monde. Et ça lui convenait.
Noven s'effondra dans la neige, en nage de sa course. Et là, il regardait le ciel, il contemplait l'infini au dessus de lui. Il était heureux. Rien de mal ne pourrait arriver aujourd'hui.
Oui. Il était heureux.
Une épaisse couche de duvet blanc recouvrait le paysage à perte de vue. Autant de neige, si bas vers le Sud, relevait de l'improbable. Si le givre frappait régulièrement la région, la neige, elle, ne s'entassait que très rarement sur plus de deux ou trois pouces. Jamais sur une vingtaine !
Noven était aux anges. La neige l'avait étrangement toujours fasciné, contrairement au reste des Vardens, qui la voyait plutôt comme un lourd handicap et une véritable plaie.
Dans le camp, de nombreuses tentes s'étaient écroulées sous leur propre poids; pas la sienne. Heureusement, d'ailleurs : il aurait été incapable de la réparer.
Malgré le froid intense, le ciel offrait un magnifique bleu pâle à perte de vue; un soleil timide illuminait la campagne aux alentours de scintillements irréels. Un sourd appel retenti loin au dessus de Noven, qui leva la tête. Nasuada semblait avoir maintenu les patrouilles : loin dans le ciel, Saphira volait, ses écailles chatoyaient dans la lumière. Le jeune magicien la toucha de son esprit :
"Bonne chasse, Écailles-Brillantes !"
Un second grognement - teinté de plaisir, il en était certain - lui répondit. Puis, elle changea de cap, et s'enfonça avec Eragon vers l'intérieur des terres. Le dragonnier devait être littéralement congelé !
Partout, les soldats s'affairaient, réparant les dommages de la nuit, critiquant le temps, se plaignant du froid, malgré leurs épaisses fourrures pour certain. Comment arrivaient-ils à avoir froid - ou plutôt, à ne pas le supporter ? Simplement habillé d'une chemise de lin et d'une veste de laine grande ouverte, lui s'attirait des regards interrogateurs de toute part. Interrogation qui laissait rapidement place au mépris - mais il les ignorait. Ils méritaient même pas qu'il s'arrête pour les remettre à leur place.
Il sortit du camp et, alors que ses pas le menaient à travers l'étendue immaculée, il se mit à courir. Tout autour de lui, la vie semblait s'être arrêté et, lorsque le camp fut hors de vue, il ressenti un étrange plaisir, une drôle de sensation : il était seul au monde. Et ça lui convenait.
Noven s'effondra dans la neige, en nage de sa course. Et là, il regardait le ciel, il contemplait l'infini au dessus de lui. Il était heureux. Rien de mal ne pourrait arriver aujourd'hui.
Oui. Il était heureux.
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Eragon n'avait pas froid. La notion de froid ne lui semblait même plus assez forte pour décrire l'absence totale de sensibilité qui engourdissait maintenant ses membres. Il jura, et pesta contre Nasuada et ses patrouilles paranoïaques - pour la soixante-sixième fois depuis qu'ils avaient quitté le camp.
"Mais pourquoi tu n'utilises pas la magie pour te réchauffer ?
- Je ne suis même plus capable de me concentrer, comment veux-tu que j'invente un sort ? Rah, j'en ai marre !"
Soixante-sept.
"Heureusement pour toi qu'Oromis n'est plus là, il t'aurait sérieusement tiré les oreilles pour cette réaction buttée et stupide."
Saphira, en plein air, pivota sa large tête vers Eragon, qui tourna la sienne vers la sacoche attachée à sa ceinture.
"Glaedr ! Vous allez bien ?
- Non. Je deviens aigri et cynique. Nous savions que ça allait être un calvaire - mais pas à ce point."
Nous. Pour le dragon d'or, ce pronom n'avait jamais plus qu'une seule signification, maintenant. Oromis et lui. La solitude lui pesait, mais il refusait obstinément de s'ouvrir sur l'extérieur, parlant difficilement à Eragon, Saphira et Arya, de loin en loin. Il se faisait oublier, pour mieux ruminer dans son coin.
Eragon ne savait pas comment assurer une conversation avec Glaedr. Déjà, de son vivant... euh... enfin bon, quand il avait un corps physique, quoi, il n'était pas très loquace, et les conversations de l'époque se bornaient souvent entre les deux Dragonniers.
Sentant la gêne de son cavalier, Saphira intervint :
"Nous avions tous sous-estimé la guerre. Espérons que nous ne découvrirons pas trop tard à quel point. Que nous nous ferons des alliés. Et que nos nouveaux et ces futurs hypothétiques alliés seront capable de faire la différence.
- Humpf. Je vois de qui tu parles, quand tu dis 'nouvel allié'. Sachez que je partage pas du tout votre confiance en lui. Arya a parfaitement raison, dans le sens qu'il cache quelque chose - mais ça ne l'empêche pas forcement d'être un allié de poids. On a tous ses secrets; certains sont justes plus lourds que d'autres.
- Arya semble perdre tout sens de la mesure depuis qu'il est là, signala Eragon. Pourtant, elle n'est pas du tout...
- ... du genre à devenir folle, termina la dragonne.
- Je ne l'aurais pas dit aussi crument, mais l'idée est là.
- Nous la connaissions depuis sa naissance. Le seul moment où elle s'est trouvé dans une telle situation de détresse... non, on ne peut pas vraiment comparer. Elle n'était qu'une gamine - même pour les standards des humains."
Saphira compris immédiatement l'allusion, contrairement à Eragon qui, comme d'habitude lorsqu'il s'agissait d'établir un raisonnement temporel, nageait dans la panade.
"Lors de la mort de son père ? Lorsque Galbatorix a tué Evandar ?"
Mentalement, Glaedr acquiesça.
Ils survolaient maintenant une immense étendue neigeuse, à un peu moins d'une lieue du camp. En contrebas, une colline offrait un plateau bordé de falaises déchiquetées, tel une arène blanche immaculée, prête à se repaitre du sang des vaincus. Puis, au delà des falaises, une plaine s'étendait sur plusieurs lieues, jusqu'à disparaitre dans un léger brouillard qui couvrait les parties les plus basses de la vallée, en cette heure très matinale. Très joli. Très froid aussi. Eragon tenta de rentrer un peu plus ses mains dans les manches de son long manteau, en vain.
Le vieux sage, Glaedr, reprit :
"Notez bien que ce n'est pas Galbatorix qui a éliminé le roi des elfes - il se trouvait à Vroengard à ce moment-là, à tenter de mettre la main sur une énorme réserve d'Eldunarya. On y était, Brom aussi - c'est là que sa dragonne s'est faite tuée. Comme tant d'autres.
- Mais si ce n'est pas lui, qui donc avait pu réunir assez de pouvoir pour anéantir une armée entière d'elfes ? Je ne me trompe pas, toutes les forces elfiques y sont également passées, non ?
- Oui. Oromis et moi nous sommes souvent penché sur le problème, mais...
- ATTENTION A DROITE !"
Mûe par un réflexe inespéré, Saphira parvint à éviter d'être empalée par les longs piquants acérés qui courraient le long de l'échine de Thorn.
"Mais pourquoi tu n'utilises pas la magie pour te réchauffer ?
- Je ne suis même plus capable de me concentrer, comment veux-tu que j'invente un sort ? Rah, j'en ai marre !"
Soixante-sept.
"Heureusement pour toi qu'Oromis n'est plus là, il t'aurait sérieusement tiré les oreilles pour cette réaction buttée et stupide."
Saphira, en plein air, pivota sa large tête vers Eragon, qui tourna la sienne vers la sacoche attachée à sa ceinture.
"Glaedr ! Vous allez bien ?
- Non. Je deviens aigri et cynique. Nous savions que ça allait être un calvaire - mais pas à ce point."
Nous. Pour le dragon d'or, ce pronom n'avait jamais plus qu'une seule signification, maintenant. Oromis et lui. La solitude lui pesait, mais il refusait obstinément de s'ouvrir sur l'extérieur, parlant difficilement à Eragon, Saphira et Arya, de loin en loin. Il se faisait oublier, pour mieux ruminer dans son coin.
Eragon ne savait pas comment assurer une conversation avec Glaedr. Déjà, de son vivant... euh... enfin bon, quand il avait un corps physique, quoi, il n'était pas très loquace, et les conversations de l'époque se bornaient souvent entre les deux Dragonniers.
Sentant la gêne de son cavalier, Saphira intervint :
"Nous avions tous sous-estimé la guerre. Espérons que nous ne découvrirons pas trop tard à quel point. Que nous nous ferons des alliés. Et que nos nouveaux et ces futurs hypothétiques alliés seront capable de faire la différence.
- Humpf. Je vois de qui tu parles, quand tu dis 'nouvel allié'. Sachez que je partage pas du tout votre confiance en lui. Arya a parfaitement raison, dans le sens qu'il cache quelque chose - mais ça ne l'empêche pas forcement d'être un allié de poids. On a tous ses secrets; certains sont justes plus lourds que d'autres.
- Arya semble perdre tout sens de la mesure depuis qu'il est là, signala Eragon. Pourtant, elle n'est pas du tout...
- ... du genre à devenir folle, termina la dragonne.
- Je ne l'aurais pas dit aussi crument, mais l'idée est là.
- Nous la connaissions depuis sa naissance. Le seul moment où elle s'est trouvé dans une telle situation de détresse... non, on ne peut pas vraiment comparer. Elle n'était qu'une gamine - même pour les standards des humains."
Saphira compris immédiatement l'allusion, contrairement à Eragon qui, comme d'habitude lorsqu'il s'agissait d'établir un raisonnement temporel, nageait dans la panade.
"Lors de la mort de son père ? Lorsque Galbatorix a tué Evandar ?"
Mentalement, Glaedr acquiesça.
Ils survolaient maintenant une immense étendue neigeuse, à un peu moins d'une lieue du camp. En contrebas, une colline offrait un plateau bordé de falaises déchiquetées, tel une arène blanche immaculée, prête à se repaitre du sang des vaincus. Puis, au delà des falaises, une plaine s'étendait sur plusieurs lieues, jusqu'à disparaitre dans un léger brouillard qui couvrait les parties les plus basses de la vallée, en cette heure très matinale. Très joli. Très froid aussi. Eragon tenta de rentrer un peu plus ses mains dans les manches de son long manteau, en vain.
Le vieux sage, Glaedr, reprit :
"Notez bien que ce n'est pas Galbatorix qui a éliminé le roi des elfes - il se trouvait à Vroengard à ce moment-là, à tenter de mettre la main sur une énorme réserve d'Eldunarya. On y était, Brom aussi - c'est là que sa dragonne s'est faite tuée. Comme tant d'autres.
- Mais si ce n'est pas lui, qui donc avait pu réunir assez de pouvoir pour anéantir une armée entière d'elfes ? Je ne me trompe pas, toutes les forces elfiques y sont également passées, non ?
- Oui. Oromis et moi nous sommes souvent penché sur le problème, mais...
- ATTENTION A DROITE !"
Mûe par un réflexe inespéré, Saphira parvint à éviter d'être empalée par les longs piquants acérés qui courraient le long de l'échine de Thorn.
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Si bien, là, dans la fraicheur de la neige, à rêvasser ! Le reste du monde n'existait plus; seul, il restait là, béat. Non, rien n'arriverait aujourd'hui.
Une tension sur son esprit. Qu'il repousse.
La tension devient une poigne; un poing qui tambourine contre un lourd battant de bois. Il se réveille; il se questionne.
La poigne se transforma en un bélier, fracassant son bonheur, réveillant ses plus sombres pressentiments, ses plus redoutées prémonitions.
Il se relève.
Il saisit sa hache - un miracle qu'il l'ait emportée !
Il tourne la tête, désorienté. Puis, comme si un cri invisible l'avait interpelé, il se met à courir, droit dans la neige, droit dans les bois.
Vers l'Est.
Vers l'intérieur des terres.
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Eragon hurlait.
"SALOPARD ! JE TE SAVAIS FAIBLE, MAIS PAS AU POINT D'ATTAQUER UNE FEMELLE PAR DERRIÈRE !"
Choc. Griffes. Crocs. Cris de rage et de haine.
"Ah ! Une femelle de quatorze mille livres ? Je t'ai connu plus spirituel, Eragon !"
Une puissante de flamme frôla le dragon rouge. Quatorze mille livres ? Dix mille à tout casser !
"Bravo, tu l'as vexé ! Du coup, elle va prendre son temps quand elle te déchiquettera, histoire que tu ravales bien tout ton venin !
- Tiens, je n'ai plus droit au traditionnel appel à la reconversion ? Tu as troqué ton si chevaleresque sens de l'amitié contre une vraie épée ? Je suis pas sur que tu aies gagné au change - au moins, avant, tu étais drôle."
Eragon tenta de contenir sa rage.
"Tu as vendu le tiens contre un dragon ! Ainsi que ton honneur, le continent tout entier, tes amis, et même ta propre liberté ! T'es bien placé pour parler de se faire arnaquer, pauvre tâche !"
Brisingr para habilement Zar'roc. Le temps que la lame fasse un demi-tour, l'adversaire se trouvait déjà hors de portée.
Saphira peinait. La croissance incroyable de Thorn s'était poursuivit pendant l'hiver; maintenant, il la dépassait en taille et en force, mais la formidable agilité de la dragonne compensait. Pour combien de temps ?
Eragon jura. Pourquoi les elfes mettaient tant de temps à venir ? Ils devraient déjà être là !
Murtagh lit dans son esprit - ou peut-être aperçu-t-il seulement l'ombre de contrariété qui avait parcouru le visage de son adversaire ? Quoi qu'il en soit, il éclata d'un rire fort, hautain, si éloigné de celui de l'ancien Murtagh.
"Ah oui, j'ai oublié de te dire ! Tes amis elfes n'ont pas reçu ton message. Qu'est-ce que tu croyais ? Que je n'avais pas remarqué votre manège ? Que je t'ai attaqué sans être certain de ne pas être dérangé, et de sortir vainqueur de ce combat ? Voila pourquoi vous allez perdre, autant que vous êtes ! Vous nous prenez pour des idiots ! Vous ne voyez jamais rien venir !"
A ce moment, Thorn et Saphira se trouvaient ventre contre ventre, leurs griffes raclant vainement contre l'épais blindage de leurs écailles ventrales. Soudain, ils se retrouvèrent face-à-face, yeux dans les yeux, à seulement quelques dizaines de pouces l'un de l'autre. Le dragon rouge hésita.
Un magnifique coup de tête saphir l'en remercia. Thorn, aveuglé par le choc, eut un réflexe malheureux, et découvrit sa gorge.
Vifs comme l'éclair, des crocs se plantèrent dans les écailles plus tendre qui protégeaient la jugulaire. Un seul mouvement. Une seule pensée. Et le sang giclerait à flot, coulerait entre ses gigantesques canines, la chair se déchirerait, les os se briseraient, et tout, enfin, serait finit, l'enfer s'arrêterait là.
Mais... et après ? Après la mort d'un des derniers mâle de l'espèce, après la mort d'un ancien ami, après l'hésitation coupable qui lui avait permis de prendre l'avantage ?
Pourquoi ?
Les crocs glissèrent. Une violente poussée des postérieurs éjecta le dragon rouge vers le sol. Indemne.
Eragon caressa l'encolure de sa dragonne tremblante. Il comprenait.
"Pas la peine de m'expliquer, je ne t'en veux pas. Dépose moi au sol, vous faire combattre est trop cruel. Je suis désolé."
Thorn se rétablit avec peine dans les airs. Puis, dans un mouvement presque concerté, les deux dragons déposèrent leur cargaison au sol. Ils s'évitaient du regard, coupables.
Face à face, les deux Dragonniers se jaugeaient, épée au clair, en garde, jouant le combat de leur vie.
Mais Eragon ne se faisait pas d'illusions. A ce stade, il aurait fallu un miracle, tombé du ciel, pour lui assurer la victoire.
Murtagh chargea, le vif-acier rencontra le vif-acier. Eragon esquivait, contre-attaquait. Murtagh parait, bottait. Chaque assaut aurait suffit à plier des lames normales; chaque passe gagnait en vitesse; des deux fantastiques épées, seuls semblaient rester deux mortels tourbillons azur et pourpre, étincelant, miroitant, sifflant. Une première blessure; la cote de maille fit ripper la lame; pas une goutte de sang ne s'échappa.
Et la folie des deux lames jumelles, Brisingr et Zar'roc, reprit de plus belle, chacune se mettant au défi, se testant, se flairant, se frappant, elles s'échappaient, légères, pour redescendre, lourdes promesses de mort; et, de même, les deux demi-frères, dans une furieuse frénésie, suaient, transpiraient, jouaient leurs atouts, mobilisaient leur ruse, exploitaient leurs capacités. Mais - était-ce un hasard ? Une facétie du destin ? -, le temps passait, les deux protagonistes ne semblaient même pas ressentir une seule once de fatigue, et, au delà de leurs capacités physiques surhumaines, au delà du temps et des gouffres qui avait séparé de leurs entrainements amicaux, au delà des enjeux, aucun des deux ne parvenait à prendre le dessus. Ils donnaient tout deux le meilleur d'eux-même - de toute évidence, cela ne suffisait pas.
L'acier claqua. Et encore.
Puis, Murtagh mit fin au combat. D'une main, il repoussa Brisingr, de l'autre, il projeta Eragon contre Saphira :
"Letta ! Huildar ! Assez ! Je n'ai pas de temps à perdre avec ce genre de combats complètement vains !"
Eragon et Saphira lièrent leurs forces, et lancèrent une prodigieuse énergie contre l'ordre magique du Dragonnier Rouge. De nouveau, il rit; sa voix se teintait maintenant d'un mépris tangible.
"C'est tout ? Je suis déçu. J'imaginais que..."
Glaedr projeta toute son énergie, toute sa volonté dans le combat. L'air semblait crépiter de l'intangible mêlée.
"... ah, quand même. Mieux. Beaucoup mieux. Mais ce ne sera pas suffisant. Désolé pour vous, mais Galbatorix est loin d'être fou. Et il m'a délégué une infime partie de son pouvoir - regardez donc !"
Il tendit sa main vers un immense bloc de roche et, comme si il ne pesait rien, il le projeta dans le vide par magie.
"Tu n'imagine même pas son pouvoir. Il sait tout, il voit tout. Tes amis elfes t'ont-ils raconté comment ton cher professeur s'est fait tué ? Comment il a pu les neutraliser à plusieurs dizaines de lieues de lui ? Même si tu me battais, tu n'aurais aucune chance, mon frère."
Eragon éclata d'un puissant fou rire, qui se communiqua à Saphira qui, si Murtagh ne les avait pas contraints à l'immobilisme, lui aurait fait se rouler dans la poussière d'hilarité.
"Galbatorix ? Omniscient, omnipotent ? Il peut tuer un ennemi de l'autre coté de l'Empire par sa magie, mais il n'est même pas capable de voir que la femme de son premier lieutenant le trompe allégrement avec son pire ennemi ! Tu as était heureux de me jeter mon ascendance au visage, sur les Plaines Brûlantes, hein ! Ça m'aurait profondément marqué... si seulement tu avais su de quoi tu parlais ! Oh non, Murtagh, je ne suis pas ton frère, aucun sang de traitre ne coule dans mes veines ! Du sannleikur er. C'est la vérité."
La pression magique se relâcha légèrement, alors que les sourcils du Dragonnier rouge se fronçaient d'incompréhension.
"Comment... impossible. Tu es mon frère, Selena est notre mère !
- Et Morzan n'est pas mon père. Alors qu'il courait à travers tout l'Alagaësia pour retrouver Brom, ce dernier se trouvait bien au chaud au dernier endroit où on aurait pensé à le chercher : dans un lit, avec la femme de son pire ennemi. C'est étrange, hein, comme tout se recoupe ? Mon père a finalement tué le tiens, et, d'ici une dizaine de minute, toi aussi tu agoniseras dans la poussière comme le moins que rien que tu es devenu."
Un hurlement rageur accueilli la déclaration.
"Impossible ! Tu mens !
- Moi ? Uh, je te rappelle que tu parles au gentil, là - les gentils ne mentent jamais, sont propres et ne sont pas contrôlés par un roi persuadé d'être l'égal d'un dieu. Désolé, tu ne fais pas du tout partie de cette catégorie."
La rage crispait le visage de Murtagh. Zar'roc pointée devant lui, il se rapprocha de son demi-frère.
"Tu crois que tu vas t'en sortir comme ça ? Que je vais te laisser là, souffrir pour toi une fois encore ? Crois-moi, il vaudrait mieux que tu me suives sans faire trop de vagues, car si il vient à se déplacer de lui-même... je ne suis même pas sûr que, dans sa fantastique colère, il ne te tue pas.
- Oh, le grand, le fabuleux Galbatorix est trop flemmard pour se déplacer de lui-même ? Je te rappelle qu'il a un dragon pour lui servir de monture, lui aussi. Ou peut-être qu'il a trop peur pour venir me chercher en personne ?"
Un sourire sadique, cruel même, traversa le visage de Murtagh. Eragon ne put réprimer un frisson, lorsqu'il comprit que ce n'était pas de son propre malheur qu'il se moquait.
Le dragonnier ouvrit la bouche et sembla vouloir dire quelque chose, mais, au dernier moment, il se ravisa. Puis :
"J'aurai bien aimé te dire le fond de ma pensée sur Son... problème, mais je suis lié par serment, cette fois encore. Mais je peux te donner un conseil, un conseil d'ami : quand tu seras devant lui - et ce sera bien plus tôt que ce que tu sembles le penser -, oui, quand tu seras devant lui..."
Leurs visages n'étaient plus séparés que de quelques pouces.
"... ne parle jamais, jamais de ça. Sauf si tu veux souffrir pendant de longues semaines avant de mourir."
Il tourna les talons, et leva la tête. Haut dans le ciel, Thorn entama - avec une évidente mauvaise grâce - une lente descente. Un voile de contrariété apparut brièvement sur le visage de son dragonnier, ce qui n'échappa pas à son adversaire :
"Quelques ennuis d'éducation ?"
Puis, tentant d'exploiter la faille qu'il venait juste de mettre à jour :
"J'ose espérer que Shruikan met autant de mauvaise foi à travailler pour Galbatorix que Thorn le fait en ce moment. Je n'aurai même pas à aller les chercher dans leur repaire, ils se seront déjà entretués avant."
Un nouvel éclat de malice malsaine brilla dans les yeux de Murtagh :
"Si Brom, ton ... père, donc, n'avait pas creusé un fossé aussi profond entre eux deux, crois-moi, les Vardens seraient déjà de l'histoire ancienne, et ils n'auraient pas pu semer la dévastation dans notre si beau pays. Maintenant, tais-toi. N'essaye pas de parler pendant que je te transporte, sinon tu vas répandre ton déjeuner partout sur ta très jolie tunique. Et ce serait dommage de... hein ?"
Il leva Zar'roc in extremis, juste à temps pour parer un coup de hache à même de décapiter un boeuf.
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Noven avait couru. Malgré l'apparente absence d'ennemis - maudit soit le parchemin avec le sort de détection, resté dans la tente ! -, un sombre pressentiment l'habitait.
Il allongea le pas, lorsqu'un puissant grognement rauque lui parvint. Un dragon.
Et certainement pas Saphira.
Murtagh et Thorn.
Le sol défilait sous ses pieds. La fatigue ne l'effleurait même pas; son pendentif brillait d'une lueur de plus en plus forte sous sa chemise. Sa veste s'accrocha à une branche - il la laissa là, il ne s'arrêta pas une seule seconde.
Ses jambes se contractaient, sautaient, volaient; tout son corps se tendait vers un unique objectif.
Il avait rendez-vous avec son destin, et il s'agissait de ne pas être en retard.
Enfin, des claquements d'épées, des voix, d'angoissants silences.
Il sortait de la forêt. Plus d'une quinzaine de pied le séparait des deux protagonistes en contrebas. Sa hache fermement placée entre ses mains, il sauta.
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Eragon cligna des yeux plusieurs fois pour chasser l'hallucination qui affrontait maintenant Murtagh. En vain.
Il avait demandé un miracle, pas un gros bourrin avec une hache !
L'emprise magique vacilla encore. Et, comme un éclair, Eragon comprit. Murtagh, peu habitué à se battre contre une arme si atypique, se trouvait réellement en difficulté, tandis que Noven, lui, avait passé les mois précédents à se battre contre des épéistes, et se trouvait dans son élément. Le Dragonnier immobilisé se surprit à espérer. Une seule erreur, et c'en était fini du Dragonnier Rouge; en combat, Noven ne montrait aucune compassion, aucune pitié, aucune hésitation. Il se battait comme une machine à tuer, et c'est ce qui allait peut-être lui sauver la vie.
Murtagh se fendit largement.
Les lames sifflèrent.
Les tourbillonnements irréels s'arrêtèrent.
Les deux protagonistes, face-à-face, armes tendues, ne bougeaient plus.
La hampe d'acier avait stoppé son mouvement à un pouce de la jugulaire.
La pointe de vif-acier s'était immobilisé à un cheveu de la chemise de lin.
Hu. Lui aussi avait un bouclier ?
Simultanément, les deux formidables adversaires lâchèrent leurs armes et, projetant leur main droite devant eux, ils mobilisèrent leur magie.
Le duel reprit de plus belle.
Les éléments déchainés semblaient vouloir prendre part au formidable affrontement magique. Le vent se leva, projetant d'immenses tourbillons de neige autour des adversaires. L'air s'emplit d'une curieuse odeur de souffre, alors que quelques minuscules éclairs pourpre et indigo crépitaient violemment tout autour d'eux. Là où ils retombaient, de la vapeur apparaissait en vrombissant.
Tout un labyrinthe de veine apparut sur le cou et le front de Murtagh, alors que, surpris, il engageait ses réserves dans l'assaut.
Quelques gouttes de sueur apparurent le long du cou de Noven, immédiatement évaporées. Ses yeux semblait s'être remplis de teinture; irréels, ils ne tranchaient même pas dans le visage tendu et fantastique du jeune magicien. Sous sa chemise, un soleil immaculé illuminait la scène d'une lumière irréelle.
Le combat s'éternisa de longues secondes. Un instant, l'improbable sembla arriver. L'impossible sembla devenir possible. Le miracle faillit se réaliser.
Noven s'effondra dans le peu de neige qui restait à ses pieds, haletant, son pendentif, sorti de sa chemise, pendait, une faible lueur persistant en son cœur.
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Murtagh chancela légèrement puis, se reprenant, il se mit à rire de l'échec de son adversaire. Il ramassa son épée à quelques pas de lui, et, la tendant vers son ennemi toujours au sol, il se senti obligé de le narguer, peut-être pour dissimuler sa faiblesse temporaire :
"Ah ! Je ne sais pas qui tu es, mais tu m'as surpris. Tu as presque réussi à me décoiffer. Pas trop mal. Tes pouvoirs sortent de la norme - ils seraient très utiles au service de l'Empire. Ainsi, peut-être que Galbatorix m'épargnerait les taches magiques les plus ennuyeuses..."
Noven tentait de calmer sa respiration saccadée. A sa rage de combattre, se mêlait maintenant du désespoir. Pour qui s'était-il pris ? Pourquoi avait-il pensé qu'il pouvait gagner ce combat si déloyal ?
Sous ses yeux vitreux, le lourd diamant se balançait au bout de sa chaine. Une masse phénoménale d'énergie y crépitait encore; pourquoi n'avait-il pas pu l'utiliser ?
Tu n'es qu'un homme... La phrase résonnait dans l'esprit du jeune magicien. Oui, seulement un homme ! Il lui aurait fallu être bien plus pour pouvoir assumer ses objectifs, ses opinions, ses sentiments !
Pourquoi se trainait-il dans ce corps si faible, ce tas de chair impuissant qui peinait, là, maintenant, dans la neige ? Son esprit lui semblait si grand, pourquoi était-il restreint à une existence physique si pitoyable ? Qui lui avait infligé un pareil supplice ?
Lui-même.
L'évidence se fit dans son esprit. Il ne savait pas pourquoi, ni comment, mais il venait de découvrir qui, où et quand.
Qui ? Lui-même.
Où ? Ici, dans le froid et la neige.
Quand ? Depuis trop longtemps.
La plaisanterie prenait fin, les masques voleraient en éclat, la fureur et le sang allaient couler à flot.
Une énergie colossale envahit son corps meurtri. Murtagh arrêta sur-le-champ sa litanie, les yeux hors de leur orbite, le sang battant à ses tempes, alors que son adversaire se redressait, fier, une terrible lueur et une formidable volontée brillant dans ses yeux et sur son torse. Ce n'était plus le même homme.
Ce n'était même plus un homme !
Il s'illuminait de l'intérieur, alors qu'un cri surhumain, sur plusieurs tonalités, retentissait, de partout à la fois, résonnant, ricochant sur le roc.
Murtagh projeta toute sa force, toute sa magie, toute son énergie contre l'apparition surnaturelle.
L'attaque fut balayée comme un fétus de paille.
La lumière gagna encore en intensité, telle un soleil descendu sur terre, formant une immense masse dépassant maintenant la taille de Saphira.
Les premiers contours se traçaient.
Thorn piqua vers la chose.
Changea sa course au dernier moment, évitant un coup de patte qui aurait suffit à le décapiter.
Il s'écrasa dans la neige, roula jusqu'à son dragonnier.
Un furieux cri de rage, puissant, profond, venu du fond des âges, retenti, brisant des colonnes de glaces à proximité, et roulant loin dans la vallée.
La lumière sembla s'éteindre d'un seul coup.
Laissant place à l'impossible.
Les écailles d'acier ruisselaient de neige fondue.
Les formidables griffes perçaient l'épaisse couche de glace sous elles.
Les crocs claquaient, pressés de servir, alors que les yeux d'améthyste dardaient un regard chargé de colère et de haine sur leurs adversaires.
Un dragon !
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Saphira retomba lourdement sur le sol, alors que le sort de Murtagh se rompait brusquement. Elle ne chercha pas à se relever. Elle n'arrivait tout simplement pas à en croire ses yeux. Tout tournait au rêve ou au cauchemar !
Un autre dragon !
Un magnifique mâle de plus de soixante-cinq pieds de long, de la gueule au bout de sa queue battante, aux sublimes écailles grises, aux étranges reflets violets - les mêmes que ceux qui traversaient le regard de Noven. Lorsqu'il esquissa un pas, la formidable musculature de ses puissantes pattes se dessina en relief sous la formidable armure naturelle; ses longues griffes s'enfonçaient comme dans la neige fraiche comme un couteau chauffé dans du beurre. Sa tête triangulaire, qui rappelait très vaguement celle de Noven, semblait plus menaçante, plus... sauvage... que tous les dragons qu'elle avait rencontré jusque là : ses traits, anguleux, croisaient autour d'une immense gueule, toute en crocs et en dents, qui s'ouvrait en un demi-sourire malsain. Et, au dessus, fixant résolument Murtagh et Thorn, une paire d'yeux - oh ! ces yeux ! -, violets, tirant sur l'indigo, dans lesquels brulait une flamme de rage et de haine pure.
Imprudemment, la dragonne de saphir abaissa ses défenses mentales, et flaira de son esprit l'inconnu. Une voix, familière et étrangère à la fois, résonna alors dans son esprit :
"Reste là, et réactive tes défenses. Je m'occupe de leur apprendre ce que ca fait, de se faire massacrer par quelqu'un de plus gros que soi."
Sans aucun signe avant coureur, Murtagh tourna les talons, et sauta de la falaise.
D'où il réapparut rapidement, chevauchant Thorn.
Ils avaient peur.
Ils fuyaient.
Bandant ses muscles, déployant ses ailes gigantesques, Noven - ce ne pouvait pas être lui, pourtant ! - se lança à leur poursuite.
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D'un même mouvement, Eragon et Saphira se jetèrent au bord de la falaise, pour admirer le spectacle.
Loin, très loin en contrebas, une course-poursuite effrénée s'était engagée entre les collines et les arbres. Leur mystérieux sauveur réapparaissait parfois, fonçant à une vitesse inimaginable au ras du sol. Il rattrapa rapidement son retard.
Le sang battait aux tempes des spectateurs comme de gigantesques percussions. Des cris trouaient le jour pâle, des battements d'ailes et des grognements semblaient emplir l'horizon. Les protagonistes n'étaient plus que des masses lumineuses, irréelles, qui se détachaient sur l'étendue de neige immaculée. Une mâchoire claqua à quelques pouces d'une queue.
Raté.
Le dragon rouge tourna instinctivement la tête vers son adversaire.
Une avalanche de neige et de glace dévala devant lui.
Il tenta de redresser sa trajectoire, pour éviter le danger.
Trop tard.
Une de ses pattes heurta la masse compacte.
L'immense corps bascula en avant, déséquilibré, fauché par sa propre inertie.
Il s'écrasa dans l'étendue immaculée, soulevant un immense poudroiement de neige.
Leur poursuivant poussa un cri de victoire et, son corps entier recouvert d'un fantastique halo bleuté, il fonça dans le blizzard.
Il y eu un cri, un seul, suraigu, inhumain, qui s'éternisa. Un horrible cri d'agonie.
Puis, le silence.
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Les dragons sont patients. Mais toute patience, si grande soit-elle, possède une limite.
Saphira venait de trouver la sienne.
Depuis quand attendaient-ils là, le souffle haletant, l'œil hagard, perché au dessus d'un paysage silencieux et immaculé ? Une minute ? Une heure ? Une éternité ?
Ou quelques secondes seulement ?
Une forme sembla apparaitre dans le nuage de neige remué.
Pourquoi se sentaient-ils si stressé ?
Une tête. Puis une patte. Puis une autre. Puissantes et couvertes d'écailles grises.
Mais peut-être que la couleur n'était qu'une ombre ? Qu'un effet d'optique ?
La masse compacte émergea du blizzard.
C'était lui. Il avait réussi.
Un puissant cri de victoire roula, résonna dans la vallée, alors qu'il rejetait sa tête en une formidable parade de triomphe.
Puis son regard se posa sur la corniche. Se posa sur elle.
Il banda ses muscles. Ses ailes, d'une fantastique envergure, semblèrent vouloir frapper l'air.
Il s'éleva, puissant et gracieux à la fois.
Alors qu'il passait devant le pâle soleil de Février, sa majestueuse silhouette se découpait dans le ciel; ses écailles se parèrent d'une étrange teinte violette, comme si, par transparence, l'absence de couleur disparaissait.
L'être était beau; il ne semblait pas à sa place dans le monde de désolation et de violence que l'Alagaësia était devenue.
Ses épaisses babines se retroussèrent légèrement, découvrant ses impressionnantes canines, taillées pour la guerre. A la base de ses pattes, d'intermittents éclats d'ivoire laissaient imaginer de formidables griffes, conçues pour éventrer des proies et des adversaires.
Non, en fait, il ne semblait pas si dépaysé dans ce paysage de guerre.
Alors qu'il s'approchait encore, de larges taches rouges et humides se détachèrent sur les incroyables armes naturelles de la bête.
Finalement... il aurait juré dans un univers différent.
Le dragon noir ne se trouvait plus qu'à une centaine de pieds d'eux. Saphira et Eragon reculèrent instinctivement, alors qu'un doute saisissait le Dragonnier : ami ou ennemi ?
La dragonne, elle, était déjà persuadée qu'ils s'entendraient très bien.
Délicatement, la bête se posa au bord de la falaise, fit un pas en leur direction. Son corps s'illumina; quelques secondes après, Noven marchaient vers eux dans la neige.
Il ramassa, sans s'arrêter, sa hache restée au sol. Puis, alors qu'il arrivait devant Eragon, il la planta devant lui, hampe vers le haut.
Il s'agenouilla, et baissa la tête, en signe allégeance.
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Eragon ferma les yeux demeurés grand ouvert de Murtagh, et se releva.
Après une brève discussion avec Noven, Saphira et lui étaient redescendu constater la mort de leur ancien ami. Étonnamment, le jeune magicien avait demandé à Saphira si elle pouvait, lui aussi, le déposer dans la vallée.
Ils s'étaient alors accordés sur une version officielle du combat : Noven ne voulait pas que ses tout nouveaux pouvoirs lui attirent des ennuis de toutes parts, la dragonne tenait absolument à assurer la sécurité du jeune homme et Eragon, étrangement, ne parvenait pas à se faire un avis sur la question; il n'arriva même pas à formuler une proposition qui ne soit pas évasive ou floue. Quand elle n'était pas complètement hors sujet. Glaedr, quant à lui, se murait encore dans une tombe de silence.
Donc, pour le reste du monde, Eragon et Saphira auraient réussi à battre le dragonnier rouge sans aide, grâce à la mort de Thorn pendant le combat aérien. Murtagh aurait ensuite été battu dans un duel magique.
Mais, une fois arrivés aux côtés des deux cadavres sanglants, un léger problème se présenta :
Jamais Saphira, avec sa taille et sa force, n'aurait pu infliger de tels dégâts à Thorn.
Ses entrailles s'étaient répandues dans la neige par une énorme plaie béante qui courait tout le long de son ventre, malgré ses épaisses écailles.
Sa colonne vertébrale avait été brisée en plusieurs endroits avec une violence et une force inouïe.
Une bonne moitié du cou, au niveau de la jugulaire, manquait, arrachait par une formidable mâchoire bien plus large que celle de la dragonne de saphir.
La queue reposait à plusieurs pieds de sa base, en plusieurs morceaux meurtris et mâchouillés.
Plus aucun piquant, plus aucune griffe n'était intacte; la moitié des dents était manquante.
Les ailes, tant elles avaient été déchirées, semblaient absentes du cadavre.
Tout autour du tas de chair et d'os broyés, une véritable mare de sang s'était formée, et, au delà, de large giclées témoignait de la violence du combat.
A quelques pas de là, Murtagh, sur le dos, son armure et ses côtes enfoncées par ce qui semblait être un coup de la queue du monstre. Mais ce n'était pas ce qui l'avait tué. Du sang coulait par ses narines, mêlé d'une substance visqueuse et grisâtre. Un peu comme...
Noven perçu les pensées d'Eragon, au bord de la nausée :
"Euh, oui, je me suis un petit peu énervé contre eux... Et tu ne veux pas savoir ce qui à tué Murtagh. Vraiment.
- Tu lui as fait frire la cervelle ?"
Le jeune magicien tourna la tête vers Saphira, et répondit par l'affirmative.
"Oui. Et ca a pulvérisé les Eldunarya avec, apparemment. Dommage, avec ce qui nous attend à Uru'Baen, vous en auriez eu besoin."
Il se pencha sur le cadavre du Dragonnier, songeur.
"On pourrait facilement faire croire que tu l'as tué par magie, si tu dis que tu l'as déconcentré en lui enfonçant les cotes. Par contre, tu vas passer pour une véritable brute : en règle générale, on considère que déconcentrer un adversaire en combat singulier magique est une sorte de tricherie. Mais c'est toujours ça, hein ?
- Comment tu sais tout ça ? Je veux dire, les règles de duel, et surtout, pour les Eldunarya ? C'est un des secrets les mieux gardés de ce monde..."
Noven marqua un temps d'arrêt dans ses mouvements. Au bout de quelques secondes, il fronça les sourcils.
"Eh bien... Je n'en sais absolument rien. Tu te souviens de comment tu as appris à marcher, toi ?
- Non, mais...
- Voila, moi c'est pareil.
- Oui, mais..."
Saphira l'interrompit en aparté :
"Laisse le tranquille. Tu as entendu Glaedr, tout à l'heure : chacun à le droit à son lot de secrets."
Eragon avait l'impression que son cerveau nageait dans de la guimauve.
"Mais ca pourrait être important ! Et si il travaillait pour l'Empire ?
- Si il travaillait pour Galbatorix, il n'aurait pas tué Murtagh. Réfléchit un peu.
- Oui, mais...
- Attend, Arya arrive, tu devrais lui expliquer ce qui s'est passé.
- Mais tu...
- Vas-y !"
En effet, l'elfe, décoiffée et légerement essoufflé, arrivait. Elle jeta un regard incendiaire à Noven - de toute évidence, elle s'était ressaisie depuis sa conversation avec Eragon -, et elle se dirigea droit vers le cadavre de Murtagh. Le jeune magicien entama son jeu de scène :
"Toi aussi, tu arrives après la bataille. Ils n'ont eu besoin de personne pour les battre, apparemment. C'est frustrant de devoir courir sur presque une lieue pour arriver après les festivités."
L'elfe l'ignora, et examina du regard Eragon et Saphira, apparemment étonnée de les voir en si grande forme.
"On a eu de la chance. Thorn a fait une erreur dès les premières minutes du combat aérien, ce qui lui a couté une bonne partie de sa queue. Puis il en a fait une seconde - cette fois, c'est sa gorge qui a prit. Nous étions très haut, et il s'est éventré sur des rochers en tombant, apparemment - je n'y suis pour rien à ses blessures au ventre."
Eragon, comme si il se souvenait brusquement où il se trouvait, se chargea de la suite des explications :
"Murtagh avait survécu au choc, caparaçonné comme il se trouvait dans ses boucliers. Il m'a attaqué par magie, mais Thorn est mort à ce moment-là. Ça a du le déconcentrer, et toutes ses défenses se sont écroulées. Saphira en a profité pour lui assener un grand coup de queue, mais ce n'était pas vraiment la peine, mon assaut l'avait déjà tué. Leur confiance en leurs pouvoirs a été leur perte."
Arya ne répondit pas, et jeta un coup d'œil éloquent à Noven. De toute évidence, sa présence le gênait.
Le jeune Dragonnier comprit instantanément le message :
"Il n'y avait rien à récupérer de ce qu'il avait pu utiliser contre nous. Je ne sais pas vraiment ce qu'ils en ont fait, mais ça a disparu. Et Glaedr refuse obstinément de nous parler."
L'elfe se rembrunit. Puis, enfin, elle prit la parole :
"Bien joué, vous deux. Si Oromis avait été là, il aurait été fier de vous. Et Brom aussi, j'en suis sur."
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"Saphira, de noirs nuages couvrent l'horizon. Alliés ou ennemis, jamais les notions n'auront été si floues. Fait confiance à ton instinct, et peut-être trouveras-tu le bonheur."