Le Dragon Noir
Gloria
Saphira volait, haut dans le ciel sans nuage. De là où ils étaient, Eragon et elle voyaient la région se dérouler sous eux comme une carte. Étendant ses perceptions magiques, il localisa les différentes légions ennemies en contrebas. Précaution inutile. Après la dure défaite de l'Empire lors de la bataille sur la Jiet, Galbatorix avait changé de stratégie, et maintenant ses armées campaient sur leurs positions, en un immense arc de cercle percé au centre s'étendant d'Uru'Baen à Dras-Leona. Cette disposition avait de prime étonnée Nasuada et Orrin, qui dirigeaient conjointement les Vardens. Ce fut Arya qui comprit la première l'astuce du roi.
Plutôt que d'envoyer ses armées loin au Sud, presque hors de portée de son contrôle magique, il avait replié ses troupes vers les deux principales villes, obligeant ses adversaires à faire un choix :
Soit ils continuaient vers la capitale, tournant le dos à une importante force militaire de plus de dix milles hommes basée à Dras-Leona, soit ils se dirigeaient vers la ville sous Helgrind, sans risque d'être pris à revers (le roi ne dégarnirai pas Uru'Baen de ses garnisons. Pas avec les elfes arrivant par le nord), mais son siège ferait perdre un temps précieux, ce qui était, de toute évidence, l'objectif de Galbatorix. Depuis le début de la guerre, il ne cessait de tenter de gagner du temps, sans que personne ne sache pourquoi. Dans tous les cas, la capitale était protégée sur le front sud, et pouvait concentrer ses forces au nord, face aux elfes. L'intervention de Murtagh sur ce front, peu de temps auparavant, leur avait déjà couté Oromis, et chaque jour qui passait voyait grandir le risque d'une contre-offensive magique qui saperai les magiciens elfes, laissant les troupes sylvestres sans protection, et annihilant tout espoir de prendre le roi en tenaille dans son château.
Un des membres de l'état major de Nasuada avait alors proposé une solution simple, efficace et économe en hommes, qui pourrait même, dans le meilleur des cas, augmenter les effectifs de leur propre armée. Plutôt que d'attaquer une des deux villes directement, de petits contingents allaient couper tout approvisionnement (et, dans une moindre mesure, les communications) entre Dras-Leona et Uru'Baen, puis, on propagerai auprès des populations sans nouvelles une rumeur comme quoi le roi avait décidé de réquisitionner le blé et les troupeaux pour alimenter la capitale, en sacrifiant les autres villes. Ainsi, les habitants et l'armée sous Helgrind allait finir par se croire abandonnés, et, affamés, sans ordres, ils accepteraient de se rendre sans conditions aux Vardens. La stratégie avait plu à tout le monde, sauf aux elfes, pressés d'en finir avec cette guerre, et Eragon, qui doutait de ses effets bénéfiques : les populations étaient défavorables à l'Empire en règle générale, mais les affamer risquerait de les retourner contre eux. De plus, s'il était possible d'intercepter des coursiers, rien ne garantissait que Galbatorix ne donnait pas ses ordres par magie directement à ses magiciens.
Nasuada, de plus en plus à l'aise dans son rôle de chef, avait fait fi de ses objections et imposé sa décision, puis, pour rappeler à son premier vassal qui était le stratège et le meneur des Vardens, avait envoyé Roran, à la tête d'une centaine d'hommes, établir un blocus sur la principale route entre les deux villes.
"Arrête de ressasser ça. Ton cousin se débrouille très bien pour mener des hommes, et il est un farouche combattant. Nasuada n'est pas inconsciente de ton influence, et elle ne l'a pas envoyé en première ligne. Et les protections que tu lui as lancée dans son dos suffirait à arrêter un coup de bélier. Que veux-tu qui lui arrive ?"
Saphira. La voix de la sagesse, comme d'habitude.
"J'ai un mauvais pressentiment. On n'a gagné jusque là que parce que Galbatorix nous sous-estimait. Mais l'avantage de la surprise est perdu, et il a changé ses plans. Il risque de se montrer plus direct dans ses efforts pour nous faire venir à lui.
- Comme capturer Roran ? Parfaitement possible, et tout à fait dans le style de Galbatorix. Mais je doute qu'il soit capable d'identifier ton cousin dans la masse des Vardens, et encore plus qu'il daigne se déplacer en personne pour si peu. Or, tu n'as détecté aucun mouvement de troupes depuis plus d'une semaine, et aucun message inquiétant ne nous est parvenu de leur zone. Sinon, nous ne sommes pas très loin de leur position. Tu veux que j'y fasse un détour ?
- Oui. Et puis, nous montrerons aux soldats du front que nous ne les avons pas abandonnés."
Saphira vira vers l'ouest. Un sourire se forma sur le visage d'Eragon, ravi à l'idée de revoir son cousin en bonne santé.
"On pourra recharger son bouclier, au passage. Je ne suis pas sûr que la gemme soit très efficace, elle n'était pas spécialement pure.
- C'est qui qui s'inquiète, maintenant, hein ?"
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La majestueuse dragonne se posa à l'emplacement où le groupe de son cousin aurait dû se trouver. La large percée dans les arbres était vide de toute activité. Alerte et inquiet, le Dragonnier sauta à terre.
"Ils ont changé leur campement de place ? Pourquoi ?
- Je ne les sens pas dans les environs. Ils ont tout bonnement déserté la région.
- Pas désertée. Quittée. Je connais Roran, il n'aurait pas désobéit à des ordres directs sans une bonne raison. Pas après qu'il ait été mis à pied. Il n'est pas complètement suicidaire. Et s'il lui était arrivé quelque chose, je l'aurai senti.
- Et la clairière n'aurait pas été aussi bien rangée. Une mutinerie entraine des morts, et des dégâts matériels. Remonte, on va essayer de les retrouver."
Une bourrasque de vent leur apporta des effluves acres.
"- Attend, tu ne sens rien ?
- Si. Ça sent le sang séché et les tripes humaines. On s'est battu, et pas très loin."
A à peine cinq cents pieds de là, une série parfaitement alignée d'une cinquantaine de tombes, fraiches de la semaine passée, les attendaient. Et, au-delà, dans une fosse à ciel ouvert creusée à la va-vite, pourrissaient encore plus de cadavres Impériaux.
La puanteur prit le jeune homme au nez sensible aux tripes, qui s'éloigna du charnier. Il s'agenouilla auprès des tombes, et examina les épitaphes. Aucun ne portait le nom de son cousin.
"Il n'est pas là-dedans ?
- Non. On continue, plus à l'ouest."
Et il sauta sur sa monture, qui décolla sans tarder.
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Ils avaient parcourus plusieurs lieues, sans avoir un seul Vardens, ni même croiser un paysan de la région qui les auraient vu. Ils se rapprochaient de plus en plus de Dras-Leona, et allait bientôt devoir abandonner les recherches. Une forêt, dense, au feuillage d'or, s'étendait maintenant sous eux.
"Là ! Cette clairière ! Je sens leur passage. Pose-toi, que je puisse confirmer."
Saphira piqua vers la zone que désignait Eragon avec son esprit. C'était une grande clairière, de forme irrégulière, qui aurait tout juste pu accueillir un campement d'une centaine d'hommes.
"Il y a eu des combats ici aussi. Mais ils n'ont apparemment pas eut le temps d'enterrer les morts, cette fois."
En effet, les corps des Vardens morts étaient alignés le long de la frondaison, avec, pour certain, un drap pudiquement posé sur eux comme linceul. Les soldats de l'Empire, quant à eux, avaient été laissé là où la vie les avait quittés.
Eragon sauta au sol, et examina un cadavre à la tunique pourpre, à qui il manquait une partie de la tête, arrachée par une arme lourde et contondante. Saphira, insensible au carnage, ne put s'empêcher de faire de l'esprit.
"Définitivement, ton cousin manque de subtilité dans sa manière de massacrer les gens. Il n'y a que lui d'assez bourrin pour écraser la tête des gens à coup de marteau.
- Et toi, tu te crois plus raffinée, peut-être ?
- Oui. Je suis un dragon, je ne peux être que subtile et raffinée. Par exemple, je peux faire rôtir un fantassin dans son armure; je peux lui arracher la tête avec mes dents; je peux le couper en deux avec mes griffes; ou encore l'empaler sur les pics de ma queue. Sans parler de le faire mourir de peur.
- Tiens, regarde, Miss Subtilité-qui-aime-tant-l'hémoglobine, voila quelqu'un que tu devrais apprécier. Il a le même style de combat que toi : le corps, la tête et les membres rangés à part."
Effectivement, une bonne vingtaine de cadavres mutilés jonchaient le sol à cet endroit, apparemment violemment découpés à la hache de guerre.
Eragon s'éloigna du champ de bataille, puis, déployant ses sens surnaturels, localisa la direction que le groupe avait prit.
"On y retourne. Plein sud. Ils doivent être en train d'essayer de regagner le campement. C'est étrange qu'autant d'Impériaux se trouvent dans la région.
- Peut-être que Galbatorix a décidé de forcer les blocus.
- Possible. On demandera à Roran lorsque on l'aura rattrapé. Ils ne devraient pas être loin, les cadavres datent d'hier."
Alors que le jeune Dragonnier se tournait une dernière fois vers le carnage, il soupira.
"J'ai parfois l'impression de ne plus être la même personne, de ne plus être complètement... humain. Il y a quelques mois, un charnier comme ça m'aurait retourné comme un gant.
- Mais tu AS changé, Eragon. Tu es un Dragonnier, tu partages ton esprit avec moi. Partant, petit à petit, nos visions du monde se superposent : je gagne en "humanité", comme tu dis, tandis dit que toi voit la mort et la violence comme un dragon le ferai. Sans perdre ses moyens.
- Mphr. J'ai l'impression de perdre au chance.
- Parle pour toi. Être sensible au lyrisme des chants elfiques, ca n'est pas _vraiment_ très utile, tu sais."
Il grimpa sur sa selle. Bandant ses muscles puissant, la jeune dragonne prit son envol. Puis, ils se remirent en route, suivant les effluves des soldats.
Une puissante déflagration secoua soudain leurs esprits.
"Woaw ! C'était quoi ça ?
- Aucune idée. Mais je sens qu'on ne va pas tarder à le savoir."
Saphira accéléra son vol. Eragon érigea des défenses impénétrables autour de son esprit.
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Tout n'était que poussières et cendres. Au milieu du chaos, une tête méconnaissable émergea. Suivie péniblement par un torse, deux bras et autant de jambes. La silhouette, seule, boitillante, un membre replié le long du corps, semblait avoir perdu tout repère, et errait, désorientée, seule au monde dans le paysage d'apocalypse qui se déployait autour d'elle. Elle se mit à crier. Elle cherchait quelqu'un.
Roulements de pierres. De sous un tas de gravats, une voix étouffée lui répondit. Une main apparu, tendue vers le ciel, crispée en un soubresaut de douleur. Son sauveur accouru vers elle, et commença à déblayer de son membre valide. Le reste du corps finit par apparaitre, miraculeusement indemne. Les deux survivants s'étreignirent. Ils avaient survécus. Peut-être allaient-ils, finalement, vivre un jour de plus. Un doigt se pointa vers l'horizon, plein de promesses, au delà des décombres. Sans tarder, claudiquant mais déterminés, ils se mirent en route. Ils étaient attendus.
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Le choc passé, Noven était intarissable.
"Non mais, tu as vu ca ? Ça a rasé tout le village ! Plus rien ! Je pensais vraiment qu'on aller y rester, et puis là, boom ! Je savais pas que la magie pouvait être si drôle. C'est vrai, quoi, on..."
Roran s'arrêta net, et se retourna vers son compagnon d'infortune. De son bras valide, il l'attrapa par le col et l'attira à lui, yeux dans les yeux. De loin, ses traits marqués, ses yeux profondément enclavés dans leurs orbites, sa barbe folle qui lui mangeait les joues et ses cheveux en bataille immaculés de poussière lui donnait un air intimidant. De près, il était effrayant.
"Si drôle ? Tu trouve ca DRÔLE ? J'ai perdu plus de cent hommes dans cette maudite embuscade, et beaucoup étaient mes amis ! A toi tout seul, tu as anéanti - massacré - plus de soldats d'un coup que moi dans toute ma carrière, et tu as eu l'audace de survivre ! Et tu trouve ca DRÔLE ?"
Noven se dégagea.
"Justement, ils sont morts. Que tu le regrette ou pas, que ca soit ma faute, la tienne ou celle d'un autre, que tu l'ai voulu ou non, que ce soit moi qui les aient tués plutôt qu'un autre, ca n'a pas d'importance, ils sont morts. Morts ! Ils ne reviendront pas, ils ne nous nuiront plus. Alors, autant en rire, sauf si tu veux les rejoindre après être devenu malade de cette boucherie. Je sais pas toi, mais j'ai aucune envie de devenir fou. C'est comme ça que je le vois. Et c'est comme ca que je le vis."
- Alors, vis le en silence. Je ne partage pas ton détachement face à ça."
Ils se remirent en route.
Noven se mit à siffloter.
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"Humph, je ne pensais pas le camp si loin...
- Arrête de râler et garde ta salive, on n'est même pas à la moitié."
Ils avaient marché, pendant de longues heures. Le soleil commençait à redescendre sur l'horizon, et, d'ici peu, il faudrait penser à dresser un campement de fortune.
"On n'arrivera pas avant la nuit, alors ?
- Je ne pense pas, non. J'espère que dormir à la belle étoile ne te fait pas peur.
- Euh, non, pas spécialement. Même si je préfère de loin les tentes."
Noven s'arrêta, mit une main en visière et plissa les yeux. Au loin, face au soleil, une tache noire grossissaient alors qu'elle se déplaçait en leur direction. Attrapant Roran par la manche, il lui montra le phénomène.
"Ça, je sais pas ce que c'est, mais c'est pas une buse, ni un aigle. Et vu ce qui nous est tombé dessus jusque là, je parie que c'est pas amical."
Roran sourit, et repris son chemin.
"J'espère que tu as de quoi payer tes paris.
- Eh, ne part pas trop loin, je n'ai pas envie d'aller courir après ton cadavre une fois que tu te sera fait tué ! Attend !
- On ne risque rien, je te dis. Au contraire, même. Au contraire..."
Rapidement, la tache grossissait. Bientôt, le jeune fermier put distinguer deux ailes translucides, et une queue qui battait l'air à leur suite. La créature poussa un cri sauvage, et, alors qu'elle piquait en leur direction et quittait la lumière éblouissante du soleil, Noven put enfin discerner les détails du mystérieux voyageur volant. Couvert d'écailles bleues saphir, brillantes de milles feux sous les rayons ardents du jour, son corps était parcouru de la tête au bout de la queue par d'acérés piquants d'ivoires. Ses pattes, puissantes, rétractées pendant le vol, se terminaient par d'impressionnantes griffes dures comme de l'acier, longues de trente pouces et larges de trois. Sur son dos, assis au niveau du garrot entre deux piquants, un homme, un elfe peut-être, en tenue de bataille, l'épée au coté, criait quelque chose en direction des voyageurs sous eux. Le long cou de la sublime bête supportait une tête triangulaire, couverte d'écailles plus fines. Ses narines fendues surmontaient une gueule toute en croc et en dents, blanches dagues dans le ciel. Et, alors qu'elle descendait encore, Noven put voir ses yeux. D'un bleu profond, de la même teinte que les écailles, leur pupille était fendue, resserré en une mince fente. Un trouble, une émotion étrange, parcouru le jeune homme à la vue de ces yeux sublimes, mais certainement pas humains. L'ombre d'un souvenir, fugace, tenta de refaire surface. Puis Roran poussa un cri de joie, et l'idée, presque saisie, presque fixée, presque révélé, s'envola, laissant derrière elle une perturbante sensation, mélange de déjà-vu et de nostalgie, sur fond de chose importante oubliée.
Une vibration sourde emplissait maintenant l'air. Et, alors qu'une ombre saphir occultait le soleil, Roran poussa un second cri - de fait de la poussière amassée le long du périple, il ressembla plutôt un hurlement ou un beuglement - de victoire.
"C'est lui ! C'est Eragon !"
- Il n'est accompagné que d'un seul homme. C'est pas une bonne nouvelle. Il a du leur arriver quelque chose de grave.
- Il est de ta race. L'Alagaësia pourrait bruler toute entière que vous seriez encore là, debout dans la tourmente."
Saphira se posa devant eux, sur la route boueuse, bijou sur un bourbier. Le jeune Dragonnier sauta de sa monture et se précipita vers son cousin. Et après avoir manqué de l'écraser dans ses bras, il lui fit part de ses inquiétudes passées.
"Enfin, tu es là ! On commençait à se demander si tu ne t'étais pas fait capturer. Je ne compte plus les cadavres Vardens que j'ai trouvé entre ici et votre zone de surveillance. Mais je n'ai vu aucun soldat Impérial en vie. Vous les avez tous tués, ou ils ont juste eu tellement peur en te voyant qu'ils sont retournés en courant dans les jupes du roi ?
- Je préfèrerai. Mais je vais jouer les oiseaux de mauvaise augure. Ils sont capables de dissimuler leurs esprits. Carn ne les avait pas non plus détectés, jusqu'à ce qu'une pluie de lances s'abattent sur nous, dans un village à quelques lieues d'ici. J'ai perdu tout mon groupe, ou presque."
Eragon leva un sourcil d'étonnement. Jamais encore il n'avait entendu parler d'un moyen quelconque de dissimuler sa présence par magie. Si le roi été parvenu à en trouver un, et, pire encore, à l'appliquer en masse sur des armées entières à des centaines de lieues d'Uru'Baen, c'était tout le système défensif Varden qui était en péril. Il abaissa prudemment ses défenses mentales, attentif au moindre signe de l'Empire. Il les rétablit rapidement, et tourna vivement la tête, inquiet, la main sur la garde, prêt au combat. D'un signe, il fit taire Roran.
"Il y a un magicien par ici, pas très loin !
- Je sais, j'allais t'en parler. Hier, on était en train de camper à quelques lieues d'ici lorsque..."
Une sensation violente, brûlante, mais pas désagréable, traversa, l'espace d'un instant, l'esprit du Dragonnier, et se confondit dans la surprise. Ce n'était pas ses sensations. Saphira.
Ils l'entendirent renâcler. Les deux presque-frères se retournèrent simultanément. Eragon identifia le lanceur de sort qu'il avait détecté, mais, loin de l'attaquer, paralysé par la stupeur, il ne bougea pas d'un pouce. A coté de lui, Roran était tout aussi abasourdi, assommé par l'incompréhension de la scène fantastique qui se jouait devant leurs yeux.
Noven, ignorant superbement le Dragonnier, s'était approché de Saphira. Subjugué, il avait posé sa main sur son front de la dragonne. Cette dernière ferma les yeux, et ... ronronna. Dans son esprit, Eragon se perdait dans d'étranges sentiments qu'il n'avait jamais senti chez elle. Des étincelles indigo virevoltèrent autour du contact. Les secondes passèrent, devenant des heures. Le temps avait suspendu son cour et, malgré les interrogations maintenant sonores des deux spectateurs, aucun de Noven ou de Saphira ne daignait bouger, restant, surpris, subjugués, troublés, face à face, les yeux dans les yeux, étonnés et déstabilisés par la présence insolite de l'autre être.
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"Explique moi.
- Je te l'ai déjà dit mille fois, je ne peux pas. J'ai eu comme... un pressentiment. Une impression de déjà-vu, une sensation que quelque chose clochait. Comme un écho de moi en lui. Je ne peux pas te décrire mieux ce que j'ai ressenti. Quoi qu'il en soit, ce petit homme est spécial. Si je ne l'avais pas vu de mes yeux, je ne l'aurai pas pensé... humain. Ni elfe, ni nain, ni quoi que ce soit d'autre que je n'ai jamais rencontré."
Après les brèves explications de Roran sur la situation des deux survivants de l'attaque, il était devenu évident que Noven pouvait présenter un intérêt non négligeable pour les Vardens : il était, dès lors, hors de question de le laisser seul.
D'un autre coté, Eragon rechignait à abandonner son cousin sur la route, sans monture, avec l'Empire à ses trousses. Surtout que son compagnon, remis de ses émotions, avait refusé catégoriquement, pour une raison inconnue, de monter sur Saphira.
Ils étaient donc partis sans l'un ni l'autre, et rejoignaient maintenant le camp pour envoyer un groupe de cavalier les chercher, et faire un rapport inquiétant à Nasuada sur les nouvelles capacités stratégiques des troupes Impériales.
En volant, Eragon tentait désespérément de comprendre le phénomène qui s'était produit entre sa dragonne et le nouveau venu, certain qu'il passait à coté de quelques chose d'important.
"Montre moi, alors, si tu ne peux pas m'expliquer avec des mots.
- Tu ne verrai que ce que tu as déjà vu tout à l'heure. Ça ne t'avancera pas, et ca me perturbera encore plus."
Ils se murèrent dans un profond silence jusqu'à leur destination. Puis :
"Je ne pense pas que Nasuada prenne très bien la nouvelle."
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Nasuada ne prit pas, effectivement, très, très bien la nouvelle. La décrire en colère n'aurait pas été suffisant, la fureur serait encore passé pour trop doux. En fait, elle était verte de rage. Et, dans sa tente de commandement au cœur du campement Varden, elle fulminait.
"Le groupe de Roran, décimé ? Si près de nos lignes ? C'est une blague ! Il avait cent cinquante hommes ! CENT CINQUANTE ! Pour simplement attaquer des convois de marchands ! Même en les menant volontairement à la mort, PERSONNE D'AUTRE que lui n'aurait pu perdre autant d'hommes en UNE SEULE JOURNÉE, sans même qu'on ne soit en situation de bataille ! Roran, si je t'attrape, cousin de Dragonnier ou pas, je t'ÉTRIPE !"
En face d'elle, Eragon basculait d'un pied à l'autre, gêné par la verve de sa supérieure. Puis, tentant de sauver une énième fois son cousin des tortures promises, il argumenta :
"- Ma Dame, sauf votre respect, ils se sont fait attaquer par une véritable armée d'Impériaux. Bien équipés, bien entrainés et bien escortés par un magicien compétent, heureusement mort pendant l'assaut. Ils n'avaient aucune chance.
- Une armée ? Tu m'explique comment tu as fait pour ne pas détecter une ARMÉE de l'Empire ? Rappelle-moi, pourquoi je t'envoie tous les jours en patrouille, si ce n'est pour ÇA, et pour éviter que nos têtes à tous se retrouvent sur des PIQUES à l'entrée d'Uru'Baen ?"
Eragon ne se démontait toujours pas sous les flots de reproches que sa supérieure déversait sur lui.
"J'y venais, justement. La situation était pour eux encore pire que l'on pourrait le penser au premier abord. Le roi semble avoir mis au point un procédé magique pour dissimuler des armées entières à la détection magique. J'ignorai que c'était possible, et je ne pense pas que les elfes l'ai su non plus. Mais cette astuce doit lui couter énormément d'énergie, et l'illusion doit être facilement percée maintenant que nous - les magiciens Vardens, les elfes et moi - nous y attendions. Le groupe, en plus d'être encerclé par des troupes en surnombre, d'être sous-équipé, d'être sous-nourri, était complètement aveugle."
Nasuada tournait furieusement en rond dans sa tente, ignorant superbement les explications de son vassal. Puis, comme si un détail lui revenait subitement en mémoire, elle s'arrêta, et, plus posément, interrogea Eragon :
"Tu dis que ton cousin a survécu à l'embuscade, grâce à un magicien que son groupe venait de découvrir, par hasard. Ça ne te semble pas...
- Bizarre ? Louche ? Tout à fait. Il se trouvait juste au bon moment, au bon endroit. Plus étrange encore, le bijou qu'il avait sur lui. Un énorme diamant pur rempli d'énergie, peut-être autant que dans Aren, la bague de Brom, et saturé de sortilèges qui garantissait parfaitement la protection de son porteur. Je n'ai pas encore eu le temps de les examiner, lui et son propriétaire, mais je demande votre permission pour le faire dès qu'ils seront là. Et je pense que nous aurions alors la réponse à un bon nombre de questions.
- Mmh. Galbatorix ne nous tendrait pas un piège aussi grossier. Je veux dire, envoyer des troupes éliminer ton cousin sans que tu puisse les détecter, et envoyer en parallèle un de ses meilleurs magiciens jouer les héros en le sauvant in-extremis. Ensuite, nous, reconnaissants, nous l'incorporions dans le Du Vrangr Gata. Ainsi, il serait bien installé dans le camp, à une excellente place pour nous espionner, puis, le moment venu, éliminer d'un coup tout l'État-Major insouciant. C'est trop aléatoire pour Galbatorix, et il doit savoir qu'un stratagème de cette sorte serait tout de suite détecté, que ce soit par nous, par les nains ou par les elfes.
- Sauf s'il pense que nous penserions qu'il oserait pas faire quelque chose d'aussi insensé, et, donc, que nous le laisserions entrer sans nous méfier.
- Mais quel intérêt de faire rentrer un magicien et de le sacrifier, alors que Murtagh ou lui pourraient nous tuer directement lors d'une bataille ? Alors qu'il a probablement plus de renseignements que nous sur l'état de nos troupes ? Alors qu'il domine le terrain, qu'il domine le champ de bataille, qu'il domine la guerre ? Pourquoi prendrait-il la peine de sacrifier un élément rare contre un ennemi comme nous ? Surtout qu'ils doivent se douter que nous nous sommes préparés à cette éventualité, et que la succession du pouvoir sur les Vardens est assurée - par toi, en l'occurrence."
Eragon contemplait l'arrière de sa main gantée, songeur. Sans informations précises sur Galbatorix, il leur était impossible d'établir précisément le degré d'inventivité des stratégies qu'il pourrait mettre en place - et, partant, de s'en prévenir.
"Je serais prudent, dit-il finalement. Nous manquons cruellement de magiciens, et je ne pense pas qu'il représente une menace. Pas avec Saphira, Arya, Lupushänghren et moi dans les parages.
- Fait comme tu veux, tu es plus compétent que moi sur ce domaine. Reviens me faire un compte-rendu de ce que tu aura découvert sur lui.
- Bien sur. Au revoir, Ma Dame."
Il quitta la tente de commandement, et se dirigea, pensif, vers ses quartiers. En marchant d'un pas énergique, il se décida. Il percerait les secrets du jeune et étrange magicien, et résoudrait l'énigme de l'énergie irréelle qui a circulé entre lui et Saphira.
C'est résolu de cette nouvelle conviction qu'il ordonna à un groupe de cavalier d'aller escorter son cousin, et de le ramener sain et sauf à la base.
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La rumeur de l'annihilation quasi-complète d'une expédition d'une centaine d'hommes fit beaucoup de bruit parmi les Vardens. D'aucuns s'échauffaient, et s'étaient persuadés qu'une autre Ombre avait prêtée allégeance au tyran; d'autres encore accusaient les Urgals d'être à l'origine du massacre. L'arrivée de Roran - et d'un magicien inconnu au bataillon, à qui l'on prêtait d'incroyables pouvoirs - et l'augmentation sensible des patrouilles de leur Dragonnier ajoutèrent encore du mystère aux scènes irréelles qui dressaient dans l'esprit des soldats.
Ce fut ainsi dans cette ambiance macabre et sombre que Noven fit connaissance avec l'armée Varden pour la première fois. Il ne s'était pas attendu à ce que les gens l'accueille avec bienveillance, encore moins en héros; et mais certainement pas qu'on le fuie et qu'on pose sur lui des regards méfiants où se mêlait parfois - sentiment fugace vite dissipé dans la colère - de la peur. Alors que Roran l'avait salué, et était parti rejoindre les autres habitants de Carvahall pour les rassurer, lui se retrouva seul, perdu au milieu de la foule grouillante et affairée des soldats, sans repères ni objectifs.
Le camp formait un immense rectangle, de presque deux mille cinq cent pieds de long, sur deux mille cent de large. L'enceinte était formée d'un fossé, surplombé par une haute palissade de bois, soutenant un chemin de ronde où patrouillaient des archers en faction. Partant des imposantes portes de bois, gardée par des soldats en armes, deux grandes allées perpendiculaires bordaient les rangées de tentes, se croisaient en une place de terre battue, puis continuaient jusqu'à l'ouverture opposée. De part et d'autre, des chemins secondaires émergeaient, déversant et absorbant sans cesse le flot de Vardens. Entre les structures de toile et les remparts, une large trouée de deux cent pieds de large permettait les manœuvres en cas d'attaque, et la défense en cas de percée des remparts.
Enfin, alors que le jeune homme errait entre les tentes, désorienté et complètement perdu, une voix féminine l'interpella.
"Eh, toi ! Euh... Noven c'est ca ?"
Il se retourna pour voir arriver vers lui une femme dans la vingtaine, habillée d'un longue robe nuit de qualité et d'un air très décidé. Ses yeux bleus démarquaient de ses longs cheveux noirs détachés qui cascadaient sur ses épaules.
"Oui, c'est moi. C'est pour quoi ?"
Son interlocutrice s'arrêta juste devant lui, le jaugea de la tête au pied. Son regard étincela d'envie en survolant le pendentif. Puis, elle reprit :
"Je suis Trianna. Je suis le chef du Du Vrangr Gata. Eragon m'a parlé de toi, et m'a demandé de te tester. Suis-moi."
Soulagé d'avoir enfin trouvé un guide, Noven obéit sans faire d'histoire à travers le dédale de tentes. Alors qu'ils traversaient une zone moins fréquentée, il interrogea Trianna.
"Euh, au fait, excusez-moi, mais... Le "Du Vlangr Gaga", qu'est-ce que c'est, au juste ?
- Le Du Vrangr Gata. C'est le nom du groupement de magicien qui assurent la protection des Vardens, et dont je suis le membre le plus important.
- Donc, vous êtes magicienne ? J'imaginais plus trouver de vieux sages aigris ne quittant jamais leur tente, plutôt qu'une jeune femme comme vous.
- Ne te méprend pas sur moi. Je suis, actuellement, la lanceuse de sort la plus puissante et la plus expérimentée de toute l'armée Varden. Sans compter les elfes, puisqu'ils ont ca dans le sang. Et c'est pourquoi je dois te tester, même si j'ai beaucoup d'autre choses à faire. Eragon m'a dit que tu avais un important potentiel.
- En quoi consiste ce fameux test, justement ?
- Rien de bien méchant, ne t'inquiète pas. Je vais juste vérifier dans ta mémoire que tu n'es pas un agent de l'Empire, puis je vais provoquer une réaction magique instinctive de ta part. C'est inoffensif et généralement indolore.
- Généralement ? Je ne me sens pas très rassuré, je ne sais pas pourquoi, tout à coup."
Ils s'arrêtèrent au milieu d'une petite place, presque désertée, d'une soixantaine de pieds de large.
"Enfin bon, si vous êtes l'humain le plus expérimenté pour faire ça, je suppose que vous savez vous y prendre. Mais je pense que vous allez avoir quelques surprises avec moi. J'espère ne pas vous transformer en torche à pattes sans le faire exprès."
La jeune femme sourit.
"Je t'aime bien, toi. Même perdu au milieu d'un univers que tu ne connais pas, à deux doigts de subir, par une parfaite inconnu, un test dont tu ignores jusqu'au nom, tu arrives à rester serein et à plaisanter. Ne t'inquiète pas pour tes réflexes magiques malheureux, je suis entrainée. Même Eragon, lors de son test, tout Dragonnier qu'il est, n'a pas fait frire la cervelle des Jumeaux. Et je suis plus puissante qu'eux, de loin.
- Des jumeaux magiciens ? La paire doit être plus efficace qu'un simple magicien seul. Une vrai aubaine pour les Vardens !"
Mal à l'aise, Trianna se dandina sur ses appuis.
"Et bien... Pas vraiment, en fait. Ils nous ont trahis, et ont vendu des secrets capitaux à l'Empire - sans compter qu'ils ont faillit faire capturer Eragon.
- Oh. Pardon.
- Tu ne pouvais pas savoir."
Rebondissant sur ses propos précédents, Noven enchaina.
"Pourquoi tu parles d'Eragon comme ça, 'tout Dragonnier qu'il est' ? Chevaucher un dragon change vraiment la capacité à faire de la magie ?
- Pour ca, oui. Un Dragonnier normal, à lui seul, est plus puissant qu'une douzaine de magiciens humains. Hélas, si le notre est 'normal', tout autant qu'un Dragonnier peut l'être, Galbatorix, lui, a amplifié ses pouvoirs d'une manière qui m'échappe totalement, rassemblant ainsi une puissance colossale. Mais là n'est pas la question. Avant de te tester, je dois te prévenir : tu présentes un intérêt pour le Du Vrangr Gata. Si le test est positif, et que tu n'es pas affilié à l'Empire, j'aimerai beaucoup que tu sois des nôtres. Car...
- Avoir un membre de plus vous arrangerais, j'ai compris. J'en serais avec plaisir, mais je n'ai aucune connaissance en magie. Il semblerait que je ne l'ai utilisée jusque là que de manière instinctive et incontrôlé - surtout incontrôlé, d'ailleurs.
- La rumeur prétend que tu as annihilé une armée à toi tout seul - je ne crois pas que ce soit humainement possible, cela dit. Malgré tout, même si tu n'avais qu'un dixième des pouvoirs que l'on te prête ici, nous serions prêts à te donner des cours particuliers, et une formation accélérée. Tu comprend, chez les humains, les talents magiques sont rares, contrairement aux elfes, et ceux qui dépassent le stade de la guérison d'ecchymoses encore plus. Par ailleurs, le roi a une longueur d'avance sur nous dans les batailles, nous sommes systématiquement dépassés en nombre par les magiciens de l'Empire lors des combats. Pour le moment, Eragon compense, mais, parfois, la présence de Murtagh le force à s'éloigner, et à nous laisser nous débrouiller seuls. Jusque là, nous avons tenu - surtout grâce à moi, évidement -, et le Dragon Rouge a toujours été repoussé. Mais ça ne durera pas, je crains. Maintenant, tache de te relaxer, je vais sonder ton esprit."
Elle tendit les mains devant elle, vers les temps de Noven. Qui eut soudain un doute.
"Un instant. Pendant l'embuscade, un magicien de l'Empire a essayé de me tuer, sans autre résultat que d'en faire un légume. Carn disait que ma pierre - il désigna son pendentif - était ensorcelée pour me protéger, et qu'elle possédait une très importante réserve d'énergie. Il serait peut-être plus prudent que je l'enlève, non ? Histoire d'éviter le scénario catastrophe version torche sur pattes."
Trianna arrêta son mouvement, et baissa les bras vers le torse du jeune homme. Pendant quelques minutes, elle analysa la pierre, puis, lentement, acquiesça.
"Tu as raison. Enlève-la. Il y a largement assez d'énergie là-dedans pour me tuer. Et tout le camp avec. Je ne sais pas comment elle est arrivée en ta possession, mais entre des mains expertes ce serait une arme terriblement puissante.
- C'est le même mystère pour moi. Peut-être trouverez-vous des réponses dans ma tête."
Sans attendre, la magicienne place ses mains sur ses tempes, et lança son esprit dans celui, maintenant vulnérable, du jeune homme.
Le choc la fit traverser l'allée pour aller s'empêtrer dans une tente.
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Loin dans le ciel, Eragon et Saphira se tournèrent la tête simultanément.
"Cette énergie...
- C'est signé.
- Noven.
- On y va ! Fonce, FONCE !"
Telle une étoile de saphir, la dragonne fendit l'air vers la base Varden.
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De l'autre coté du camp, Arya méditait sur l'arrivée en lice de soldats indétectables, lorsqu'elle ressenti la décharge magique, et le cri de surprise mentale de Trianna. Sans tarder, elle se mit à courir vers son origine.
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L'air hagard, les yeux fous, les cheveux décoiffés et la robe tachée, Trianna tentait tant bien que mal de se relever.
Au milieu de l'allée, un Noven interdit et pétrifié était entouré d'un groupe de plus en plus nombreux de Vardens, armes en main, prêts à en découdre avec l'homme qui venait de mettre hors combat un de leurs meilleurs magiciens. Tandis qu'il commençait à reprendre conscience du monde qui l'entourait, une belle elfe, avec les cheveux couleurs nuit et de magnifiques yeux verts en amandes, se précipitait dans sa direction. Mais, alors qu'il esquissait un pas et ouvrait la bouche pour s'expliquer, elle murmura quelque chose qu'il ne comprit pas. Son pouls s'accéléra, sa respiration devint saccadé, ses jambes ne lui répondait plus. L'elfe ferma les yeux, une intense concentration se peignait sur son visage. Noven, quelque peu paniqué, se méprit sur ses intentions. Elle essayait de le tuer ! D'instinct, il réagit, mobilisant sans le savoir d'immenses réserves d'énergie inaccessibles au commun des mortels. De la transpiration perla le long des tempes de son adversaire. Autour d'eux, les Vardens n'osaient pas bouger, conscient du terrible combat mental qui se déroulait sous leurs yeux.
L'elfe vacilla. Le jeune magicien senti une première baisse de l'intensité de l'attaque. Puis une seconde. Sans s'en rendre compte, il se mit à attaquer à son tour. Des images déferlèrent dans son esprit. Des souvenirs. Pas les siens. Un visage, celui d'un homme, presque un elfe, revenait sans cesse. Un cri de détresse retenti dans son esprit, alors qu'il sentait une troisième et ultime baisse dans l'assaut. L'air vibra a ses oreilles. Devant lui, atterrit un homme.
Simultanément, les deux adversaires l'identifièrent. Et reconnurent en lui un allié.
"Eragon !"
Trianna intervint alors qu'il s'apprêtait à éliminer l'intrus, désireux de bien faire.
"C'est un malentendu ! Retiens ton bras, Tueur d'Ombre !"
Tandis que le Dragonnier engageait son combat pour tenter d'immobiliser, Noven, qui tentait de se rendre, se rendit soudain compte qu'il ne contrôlait plus sa magie. Elle s'écoulait en un torrent continu hors de lui, fontaine dans un désert, magma dans un champ, entre les failles maintenant béantes de son esprit. En lui, une bête se réveillait, se relevait, rugissait. Il ne guidait plus ses pouvoirs, un autre le faisait. Comme un pantin dans un spectacle de marionnettes, il voyait, alarmé, impuissant, passif spectateur d'une pièce de théâtre, son être, son moi, se disloquer, se ratatiner, s'effacer devant la puissance, la rage et la prestance d'un autre. Et cet autre avait la ferme intention de tuer l'elfe, quels que soient les obstacles entre eux. Quoi que l'autre soit, il était confiant en ses pouvoirs, confiant en sa maitrise, confiant en lui-même.
Il lança toute ses forces pour contrer l'attaque d'Eragon. L'énergie crépitait dans l'air, alors que la poussière se soulevait en des tourbillons de plus en plus grand. Le jeune Dragonnier, surprit par l'afflux d'énergie, chancela, se courba. Appela sa dragonne à la rescousse. Se redressa.
L'affrontement reprit de plus belle.
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Alerté par le bruit, Roran avait accouru. Il se doutait bien que son sauveur mystérieux était à l'origine des troubles dans le camp - comment cela aurait-il pu être différent ? Les deux jeunes gens semblaient partager la même passion pour les ennuis de toutes sortes, qui venaient à eux comme le fer vient aux aimants. Mais, alors qu'il se rapprochait de l'épicentre de l'agitation, il vit son cousin sauter de Saphira alors qu'elle ne s'était pas encore posée, faute de place - comment pouvait-il humainement sauter d'aussi haut sans se briser les jambes ? -, puis les Vardens courir dans tous les sens. Alors, tandis que son champ de vision se dégageait, une scène irréelle se peignit devant ses yeux ébahis.
Le ciel était taché de poussière. Un vent venu de nul part tourbillonnait, alors que des éclairs bleus, indigos et violets parcouraient, crépitaient dans l'air. Ses poils se hérissèrent, alors qu'une décharge d'énergie pure le frôlait. Dans un coin, Arya, à genoux, psalmodiant une mélopée inconnue, semblait en difficulté, prête à s'effondrer dans la terre battue. Mais, surtout, ce qui subjuguait le regard, c'était le tableau fantastique des deux incroyables protagonistes.
Eragon, en armure de bataille, les yeux fermés, les veines battantes, les cheveux noirs volants au vent et la main droite tendue en direction de son adversaire, il ressemblait à un héros de légende, ceux des épopées des conteurs, puissant et sans peur, se battant pour la justice et la paix, pour le peuple et l'amour. Il était Dragonnier.
De l'autre coté, Noven, toujours dans sa chemise de lin déchirée, semblait ignorer le chaos autour de lui. Métamorphosé par le pouvoir qui coulait en lui, il était méconnaissable. Sa chevelure, battant contre son crâne, ressemblait à des écailles grises et luisantes. Un bras tendu devant lui, les doigts étrangement repliés, il semblait tenter d'interrompre le geste de son adversaire. Mais, surtout, oui, surtout, ce qui choquait le jeune homme, c'était les traits durs, inhumains, taillés de pierre et forgés d'acier, qui s'était invités sur le visage du magicien. Et, alors que ses paupières closes se soulevèrent en un soubresaut de surprise, elles dégagèrent deux yeux, véritables améthystes brillantes de mille feux. Si Eragon respirait l'assurance et le contrôle de soi, Noven - mais était-ce encore lui ? - semblait être la magie, une force à l'état pure, incontrôlé, incontrôlable, faisant fi des règles et des hommes.
Sur le coté devant Roran, désemparé, Trianna s'effondra, lâchant l'objet brillant qu'elle tenait dans ses mains. Le jeune homme le reconnu. Le pendentif. Sans savoir pourquoi, il l'attrapa.
Deux voix résonnèrent dans sa tête.
"Arrête, Noven, pauvre fou ! Tu ne peux pas dépenser tant d'énergie sans en mourir ! Arrête, je ne veux pas te tuer !
- Je... je ne peux pas ! Je ne peux pas m'arrêter ! Je ne contrôle rien ! Aide moi !"
Plus grave, plus profonde, plus... sage ..., la voix mentale lui semblait étrangère, tant elle jurait avec son possesseur.
Dans l'arène improvisée, Eragon tiqua. Le désespoir envahit Roran, impuissant. Si seulement il pouvait intervenir ! Mais la magie était hors de sa portée. Tout ce qu'il savait faire, c'était taper. Ah, ca, il savait faire, coller des torgnoles aux gens, mais en situation critique, ca ne servait jamais à rien ! Noven y était complètement immunisé, grâce à son pendentif.
Pendentif...
Roran baissa soudain les yeux vers la pierre qu'il tenait dans sa main. Ils s'écarquillèrent de surprise, alors qu'une évidence s'imposait à son esprit embrumé.
"Mais qu'est-ce que je suis CON !"
Il esquiva un éclair, roula, se précipita sur Noven, et, sans rencontrer le moindre obstacle, lui assena un phénoménal coup de poing.
Le jeune magicien s'effondra par terre, et, la bouche en sang, le nez démit, parvint à murmurer :
"Merci Roran..."