Le dernier mouvement de la danseuse perdue [ Ezarel ]
Lazuli ouvrit les yeux lentement. Elle se levait pour la énième fois dans une chambre qu’elle ne connaissait pas. Par contre, c’était bien la première fois où elle se sentait ...bien. Quelque chose était différent. Les plantes, ce doit être ces plantes s’étalant sur les murs de la pièce, se dit la jeune elfe. Elle ne se souvenait de rien. Elle n’arrivait même pas à attraper son souvenir le plus récent. Les évènements volaient dans tous les sens de manière anarchique, sans se soucier d’une quelconque chronologie. Si ses souvenirs pouvaient se réincarner, ils auraient choisi de devenir des papillons. Car nul ne peut prévoir la trajectoire d’un papillon scindant l’espace. Lazuli se sentait mal. Sans savoir pourquoi. Juste mal.
La porte grinça.
Un jeune homme entra dans la chambre, et s’approcha jusqu’au pied du lit. Elle n’eut pas la force de le détailler, mais remarqua tout de même la finesse de ses traits.
- Comment te sens-tu ? demanda-t-il comme s’ils se connaissaient depuis des années.
Lazuli ferma les yeux un instant.
- Je ne sais pas.
La réponse de Lazuli était ambigüe mais le jeune homme s’en contenta.
- J’imagine que tu souhaites savoir qui je suis et ce qui m’amène ? dit-il en souriant
-Non.
La jeune elfe ne réfléchissait même plus à ses réponses. Celle-ci était totalement épuisée, et la seule chose qu’elle souhaitait c’était qu’on la laisse tranquille. Le jeune homme ne se démonta pas, et continua :
- J’ai des choses importantes à te dire Lazuli. Des choses très importantes.
La princesse perdue d’Elefia se leva soudainement, et s’assit à côté de l’inconnu sur le lit. Quelque chose lui criait d’écouter cet homme. D’entendre ce qu’il avait à lui dire.
- Je vous écoute.
Elle étouffa un bâillement. Se frotta les yeux. Repoussa ses longs cheveux de jais derrière ses épaules. L’inconnu la regarda avec une certaine intensité, comme happé par la féminité de ces mouvements ordinaires. Il se reprit très vite cependant.
- Comme Miiko te l’as dit ce matin, la Garde d’Eel a besoin de toi Lazuli. Rien ne va à Eldarya. Tu es l’élément qu’il nous manque pour réussir à repousser les Hüns. Ils se rapprochent dangereusement d’Eel et continuent à raser des royaumes, des cités, sans épargner ni les femmes, ni les enfants.
Le ventre de Lazuli se tordit en pensant aux familles détruites par ces nomades sauvages. Cette douleur s’accentua en lorsqu’elle repensa à Miiko, et à ce qu’elle lui avait dit. « …Relever ton nom, ton statut, et honorer l’image de ton royaume. » avait-elle dit sans la moindre diplomatie. Cette phrase est venue se ficher comme un pieu dans son cœur. Lui rappelant qu’elle avait failli à sa mission, qu’elle n’avait réussi à protéger aucun des siens. Pourtant, c’était elle, la princesse d’Elefia… C’était elle qui devait assurer la sécurité des lieux, et pourtant…
« Cris.
Pleurs.
Gémissements.
Odeur de soufre et de sueur. »
La tristesse avait laissé place à de la rage. De la susceptibilité également. Un surplus d’énergie était mobilisé pour pas grand-chose. Mais c’était l’unique manière qu’elle avait pour manifester sa détresse. Mais même si elle l’aurait souhaité, tout contrôle de son corps était devenu impensable.
Lazuli n’éprouvais plus de compassion. Que de la rage. Son corps était devenu creux, vide, asphyxié par la douleur, la souffrance et la mort. Ou du moins, pensait-elle son corps creux…
- Je comprends que tu ne souhaites pas accepter, posa l’inconnu en la ramenant à la réalité. C’est d’ailleurs tout à fait légitime. Mais sache que la haine ne ramènera pas les morts. Et qu’il faut désormais se tourner vers l’avenir.
Les maux de ventre de Lazuli se décuplèrent. La culpabilité vint se ranger avec la rage dans son corps parfait.
- Je ne peux pas accepter.
Le jeune homme acquiesça avec lenteur. Il demanda tout de même :
-Et pourquoi cela ?
- Je hais Miiko.
Lazuli gardait en mémoire ce qu’elle lui avait dit seulement quelques heures auparavant. Savoir qu’on la portait fautive sur ce qui était arrivé à son peuple lui déchirait les entrailles. Elle avait eu le temps de poser un jugement sur Miiko rien qu’en la toisant. Rien qu’en étudiant sa gestuelle. Sa respiration. Ce jugement s’est confirmé lorsqu’elle prit la parole. Et qu’elle prononça de ces lèvres de kitsune ce qui allait engendrer une tempête dans le corps de Lazuli. Ainsi que dans le QG…
-On ne peut pas tous aimer Miiko, avoua-t-il. Elle a fait preuve d’une grande maladresse en te parlant d’Elefia. Elle n’a pas su trouver les bons mots, excuse-la…
- Je ne veux entendre personne évoquer le souvenir de mon peuple. Personne.
La voix de Lazuli était sèche, ferme. Les ronces des plantes accrochées aux murs commencèrent à rouler de déplaisir.
- Bien évidemment, s’empressa-t-il de dire en voyant les ronces le menacer.
Dans les yeux du jeune homme se lisait de la crainte, mêlée à de la fascination. Un silence s’installa. Les ronces reprirent leur forme originelle. Lazuli reprit son rythme cardiaque naturel.
- Je vois que tu ne souhaites pas rejoindre notre garde. Nous te laisserons donc reprendre la vie que tu souhaites mener.
L’elfe sourit, et sans ses grands yeux bleus se lisait une forme de bonheur candide. Le jeune homme, en voyant ces lèvres rouges se courber pour former le plus esthétique des sourires, ne put s’empêcher de s’imaginer la prendre dans ses bras un instant. Elle représentait pour lui l’équilibre parfait entre le poison et l’ambroisie. On ne savait jamais lequel des breuvages l’emportait sur l’autre. Ce sourire ne laissait transparaitre rien de la haine enfouie dans son corps, et en un instant il oublia la rage surprenante qui avait failli détruire le QG sans l’aide de Valkyon…
Il se ressaisit.
Il était parti trop loin.
Il ne devait pas perdre de vue son objectif.
Il ne devait pas craindre briser ce sourire si sincère.
- Mais avant que tu ne partes, il faut que je t’annonce quelque chose Lazuli…
La voix de l’homme se fit grave. Le sourire s’effaça instantanément du visage en porcelaine de l’elfe. Elle comprit qu’elle ne serait jamais prête pour savoir ce qui allait lui être dit.
- Nous savons où se trouve Kaléo.
Les sons qu’elle voulut formuler n’eurent pas le temps de franchir la barrière de ses lèvres. Les pupilles de Lapis Lazuli d’Elefia se dilatèrent à l’extrême. Le bleu si caractéristique de ses iris disparut. Ses yeux étaient désormais noirs. Aussi noirs que l’emblème des Hüns.
***
Il m’a fait un enfant. Un enfant que je ne désirais pas. Un soir de pleine lune.
Parfois, je sens encore ses doigts rêches palper mon corps. Je sens encore ses lèvres embrasser les miennes. Je sens encore mon buste qui essaye d’attraper une goulée d’air, ma gorge crier à l’aide, mes doigts se crisper de souffrance sous ces chaînes.
Il m’a fait un enfant.
Un enfant qui est un petit bout de moi et un petit bout de lui.
J’ai un enfant qui est un petit bout de moi, Lapis Lazuli, et un petit bout de lui, Widar d’Azgar. Le seul et unique homme sur Eldarya à avoir le contrôle sur les Hüns.
Widar d’Azgar.
Mon enfant se nomme Kaléo d’Azgar.
J’ai honte à l’avouer… mais je l’aime.
Après tout, il est un petit bout de moi.
Et il n’est qu’un petit bout de lui.
Parfois, je me dis que j’aurais aimé voir le visage de mon Kaléo. As-t-il mes yeux ? Ma bouche ? Mon nez ? La couleur de mes cheveux ? De ma peau ?
Parfois, j’ai peur en pensant qu’il n’ait hérité que des gènes de son père. As-t-il donc des yeux noirs ? Sa peau est-elle déjà meurtrie ? Ses yeux sont-ils déjà aussi durs ?
Mon ange.
Tu es venu au monde dans l’obscurité la plus totale.
Je ne t’ai pas vu naître.
Mais je t’ai senti naître.
Mon ange.
Tu m’as été arraché des mains.
Mais je t’ai senti dans mes bras.
Mon ange.
Tu es un petit bout de moi.
J’ai cru que tu étais emprunt à un sommeil éternel.
Mais en réalité tu ne faisais que veiller.
J’ai cru te perdre, et voilà que j’ai la possibilité de te retrouver.