From Vegas with love

Chapitre 5 : C5 : Room service

7506 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 04/07/2015 15:17

CHAPITRE V

RIVER SONG

Elle avait fini par parvenir à regagner la petite chambre de la chanteuse mais ça n’avait pas été facile. Pour cela, elle avait dû déployer une tactique de sauts de puce en utilisant les contacts fortuits, même les plus légers entre les gens, pour passer de l’un à l’autre. Chez les sujets les plus réceptifs, elle pouvait les piloter ou les conduire à se rapprocher de l’endroit où elle voulait aller.

En marge de cela, l’expérience faite avec John avait été différente et fort instructive sur le plan pratique, parce que jusque-là elle se contentait de diriger les personnes depuis leur inconscient. Or comme elle se faisait discrète, ils ne savaient pas qu’elle était là. Avec certains cobayes, comme la chanteuse, elle trouvait le moyen d’endormir leur personnalité pour prendre le contrôle. Ils se « réveillaient » dès qu’elle les quittait, n’ayant qu’une conscience très confuse de ce qu’ils avaient fait pendant un court laps de temps. C’était incroyable le nombre d’entre eux qui l’acceptaient spontanément en se disant seulement qu’ils étaient distraits ou un peu fatigués.

Mais John avait su immédiatement que quelque chose n’allait pas et jamais il ne saurait combien il avait été proche de pouvoir se débarrasser d’elle par sa résistance et sa volonté. Et puis c’était aussi la première fois qu’elle « parlait » de cette façon à un hôte conscient.Cette expérience était troublante. A la fois parce qu’elle lui semblait très naturelle  mais aussi parce qu’elle était terrifiante. Elle ne s’était jamais cachée d’aimer le pouvoir, probablement en raison de l’éducation biaisée qu’elle avait reçue et de ce qui lui avait été imposé par Mme Kovarian. Entre rapports de force et manipulation, elle compensait en intimidation et en séduction ce qui lui manquait en force brute.

Mais ce pouvoir qu’elle avait eu sur lui !… Elle voyait trop bien comment il pouvait être essentiellement corrupteur. Elle pouvait le tuer rien qu’en visualisant qu’elle serrait son cœur dans son poing. Ou l’empêcher de respirer. Ou simplement lui faire oublier qu’il devait respirer… Elle pouvait tout.

Lorsqu’on est en vie, on n’est pas conscient de tout ce qui se passe au niveau de sa biochimie, des muscles, des organes, car tout ceci se déroule à l’arrière-plan de la conscience. A présent, lorsqu’elle était dans des hôtes, elle était en permanence criblée d’informations sur la machine physique… D’où cela provenait-il ? Elle l’ignorait. Elle n’avait pas vraiment d’autre explication plus plausible que cela : son transfert dans un ordinateur avait dû altérer ou changer quelque chose dans sa lecture des perceptions sensorielles de ses hôtes. Et puis, elle accédait aussi aux pensées qu’elle entendait en résonnance.

Elle s’interdisait pourtant de faire la moindre incursion dans leurs souvenirs et plaçait très facilement de strictes limites sur leurs émotions. Elle ne voulait pas que cela devienne « personnel » ou nouer des liens avec eux mais juste savoir que ce qu’ils pensaient. Elle se servait d’eux, temporairement. Pas pour voler leur vie mais pour retrouver la sienne.

Dans cette belle et simple ligne de conduite, John s’était pourtant mis en travers de son chemin. Il lui avait permis de comprendre que si elle le voulait, rien ne l’empêchait de tout connaître de ce que les gens ressentaient ou de lire aussi bien leurs souvenirs aussi clairement qu’elle voyait les cicatrices dans leur corps. Elle s’y refusait cependant par peur de perdre sa propre identité. Car alors qu’elle n’avait déjà plus de corps, que resterait-il d’elle si elle se retrouvait à éprouver les sentiments des autres et à revivre leurs souvenirs comme les siens ?

Alors que ce qu’il fallait bien appeler la « possession » était ce qu’il y avait de plus facile, elle était malgré tout déterminée à trouver une autre solution. Le clonage aurait été parfait. Mais où allait-elle trouver maintenant une cellule viable de celle qui avait été River Song ? Elle ne voyageait plus dans le Temps depuis qu’elle était coincée à la Bibliothèque. Autrement un simple saut chez ses parents lui aurait permis de trouver au bon moment un cheveu sur un peigne, ou une vieille brosse à dents.

Hors du clonage, il ne restait qu’une seule autre option envisageable : le support synthétique d’un androïde. Séduisante sur le papier, l’idée comportait deux obstacles. D’abord, l’aspect des androïdes n’était pas encore vraiment au point : ils ne pouvaient pas passer pour humains. Ensuite même si la technologie était appelée à progresser, elle ne le ferait pas aussi rapidement que son impatience le désirait.

La solution parfaite qui la faisait rêver, elle l’avait su immédiatement, cela aurait été de disposer de cette rare et merveilleuse machine qu’elle avait eu l’occasion de connaître sous le nom de Teselecta. Ce n’était pas un simple robot mais tout un vaisseau ! Un androïde ultime et excessivement crédible. Elle-même s’y était laissée prendre.

Problème : le Teselecta ne serait pas mis au point avant cinquante ou cent ans. Elle avait probablement l’éternité devant elle dans la Bibliothèque, mais ces années lui semblaient trop longues. Aussi était-elle prête à se contenter avec bonheur d’une préversion, d’un prototype moins abouti que le « véhicule de justice » qu’elle avait connu. Même s’il avait probablement été conçu comme un projet secret, elle pensait qu’une préversion serait plus facile à dérober pour son propre compte… Elle n’envisageait pas un instant de s’arroger le modèle définitif de dernière génération car il avait un rôle trop précis dans la ligne temporelle du Docteur pour qu’il puisse disparaître…

Depuis le jour où le Tardis l’avait appelée et lui avait montré qu’elle pouvait sortir d’une part et qu’elle pouvait fusionner avec des personnes d’autre part, elle brûlait de partir et s’était mise au travail. Entre les tests empiriques sur les visiteurs de la Bibliothèque et quelques essais sur des robots jouets emmenés par des enfants, elle avait acquis la certitude que c’était possible, mais qu’elle devrait trimer dur. Cela ne lui faisait pas peur : elle n’avait vraiment rien à perdre.

La technologie qu’elle convoitait n’étant pas mûre, elle avait résolu qu’il ne lui restait qu’à devenir une experte en ingénierie bio mécanique, en robotique, prothèses bio-quelque chose et en tout ce qui pourrait l’aider à stimuler la recherche et faire advenir l’apparition de prototypes viables. Elle pouvait le faire par la recherche, mais elle pouvait aussi le faire par l’investissement. Sans remettre en cause son intelligence, cela lui semblait aussi plus rapide.

Car aussi étrange que cela pouvait paraître, même morte, elle gagnait de l’argent ! En tant que Professeur Song pour ses recherches et publications et en tant qu’écrivain car elle publiait sur différents mondes et à différentes époques. Quand elle en aurait assez mis de côté, elle pourrait racheter l’entreprise et les brevets les plus prometteurs. C’était son meilleur plan à l’heure actuelle et compte tenu du fait qu’elle n’avait aucun espoir jusqu’à récemment, cela lui semblait farouchement excitant.

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AMY-LEIGH WATTS

La jeune chanteuse s’apprêtait à plier bagages pour se rendre sur une autre tournée de chant. River commençait à se retirer dans son inconscient afin de la laisser préparer ses valises et son voyage. Elle pouvait se contraindre à se faire infiniment petite, et toute compactée dans un recoin pas plus gros qu’un petit pois, qu’elle comparait à une sorte de sommeil pour elle. Elle n’y gardait qu’un tout petit grain d’elle-même qui lui servirait de guide pour revenir, comme un marque-page dans un livre, et elle parvenait dieu savait comment, à se retransférer vers la Bibliothèque. C’était un processus un peu lent toutefois.Alors, les pensées de son hôtesse refaisaient peu à peu surface. Son humeur et sa peur. Son mécontentement de la mésaventure qu’elle avait connue. L’intention qu’elle avait de ne pas faire une bonne publicité à cet endroit…

Elle allait et venait de l’armoire à la valise en posant soigneusement ses robes de scène, sa petite mallette de maquillage, une boite avec quelques bijoux. Elle ne gagnait presque rien et sa seule joie était de chanter dans de belles robes. River savait que lorsqu’elle était sur scène, tout le monde la voyait comme une créature rare et exceptionnelle, une artiste, et qu’elle aimait beaucoup cela. C’était très différent de ce qu’était River dont les souvenirs et l’expérience étaient infiniment plus denses et capiteux.

On frappa à sa porte et elle alla ouvrir. Le directeur de l’hôtel, visiblement embarrassé, se tenait dans le couloir accompagné de cet homme bizarre, le médecin, qui lui avait fait la prise de sang.

― Mademoiselle Watts, je suis vraiment confus, commença le directeur avec un air ennuyé. Ce gentleman qui est là m’a confirmé qu’il y avait bien eu une sorte de malversation à votre endroit, comme le soulignent vos analyses, n’est-ce pas Docteur ?

Aux tréfonds de la jeune chanteuse, l’esprit de River tressaillit en entendant le mot « Docteur ».

― C’est malheureusement indéniable, mentit effrontément le Docteur. Une substance légèrement anesthésiante a été ajoutée à votre boisson, causant une perte légère de mémoire et de la désorientation… Monsieur le Directeur a convenu que c’était regrettable.

Le Docteur le regarda d’un coup d’œil appuyé, attendant manifestement qu’il enchaîne.

― Oui, oui vraiment très regrettable… D’autant que le public a été positivement charmé par vos chansons et j’ai déjà reçu des demandes d’amateurs qui voudraient connaître vos prochaines dates…

― Je suis navrée, dit-elle en secouant la tête une fois, mais j’ai pris d’autres dispositions, je suis attendue dans quelques jours sur l’autre continent, et puis sur la station orbitale ensuite. Après j’ai un gala sur une autre planète de votre système et…

― C’est normal, ponctua le Docteur, vous êtes si talentueuse… vous êtes forcément très demandée.

Elle inclina la tête gracieusement mais sans répondre, tandis que le directeur poursuivait en transpirant un peu.

― Je conçois que ce malheureux incident ternit gravement l’image de notre établissement auprès d’une personnalité telle que vous et… je souhaiterais donc vous offrir en compensation, notre plus belle suite pour cette nuit, tous frais payés.

Elle ouvrit la bouche sous le coup de la surprise. Elle avait certes très envie de partir… mais là, c’était inespéré. Un simple coup d’œil à la chambre qu’on lui avait consentie pour ces quelques jours suffisait pour la convaincre.

― Je m’apprêtais à passer à la comptabilité pour toucher mon cachet et mes affaires sont prêtes… dit-elle prudemment.

― Justement ! rebondit le directeur faussement jovial, c’est d’autant plus facile de les faire porter dans votre nouvelle suite immédiatement ! Acceptez, je vous en prie. Vous n’aurez bien sûr pas à chanter ce soir, simplement à profiter du séjour…

Elle accepta.Ainsi que l’offre du directeur de la conduire lui-même jusqu’à sa nouvelle suite.Elle était consciente que ce genre de chose n’arrivait jamais, et avait toutes les chances de ne jamais se reproduire, ou en tous cas pas sans de déplaisantes contreparties.

Le Docteur jeta un œil dans la pièce minuscule qu’elle avait occupée toute la semaine. Il restait un livre sur le chevet. Il s’approcha et vit qu’il concernait les circuits quantiques. Il souleva un sourcil et le prit avant de refermer la porte derrière lui. De ses grandes jambes, il rattrapa vite les deux autres.

― Mademoiselle, vous oubliez votre livre !

Elle se retourna avec surprise, et regarda l’ouvrage qu’il lui tendait. River, qui avait suspendu son rapatriement, vint instantanément à la rescousse.

― Ah, fit-elle en le prenant, oui merci ! Un remède miracle contre les insomnies. Deux pages de ce truc et je m’endors aussitôt !

Elle sourit et se retourna vers le directeur à qui elle tendit son bras. Il reprit sa marche et son discours mielleux. Dans son dos, elle sentait confusément le regard du vieil homme peser sur elle et en frissonna. Elle ne serait pas fâchée de quitter cet endroit bizarre au plus vite.

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Sa nouvelle chambre ressemblait un peu à celle de ce Quentin Cormack, elle devait donc être affreusement hors de prix. Elle ôta ses chaussures pour fouler pieds nus l’épaisse moquette de laine moelleuse à souhait. L’espace était gigantesque. Il y avait un vaste lit aux draps de satin chocolat qui croulait sous des coussins pourpres, violets et or. Des meubles de bois précieux laqués qui brillaient comme des miroirs, un grand sofa noir un peu plus loin avec quelques petits fauteuils autour. La baie vitrée faisait presque la moitié de la pièce et on y voyait toute la ville et la splendeur du ciel mauve, avec un seul des trois satellites déjà levé. Une très grosse étoile scintillait violemment tout à côté. Les lumières des immeubles brillaient et créaient un décor semi nocturne enchanteur. Elle voulut voir aussi la salle de bains et sa robinetterie dorée à l’or fin, l’immense et sensuelle vasque de la baignoire où une eau déjà tirée à la bonne température, attendait manifestement qu’elle s’y délasse des rigueurs involontaires de sa journée… De délicats petits pétales roses y flottaient comme s’ils venaient d’être déposés.Elle avait l’impression que quelque chose lui soufflait « Vas-y tu l’as bien mérité ».

Avec une joie enfantine, elle se débarrassa de ses vêtements et se glissa dans l’eau parfumée où elle s’étira avec un peu de gourmandise. Une note de joie jaillit de sa gorge et elle chanta. C’était avec un très grand bonheur qu’elle envisageait de n’être ce soir qu’une chanteuse de salle de bains, flottant en suspension la tête tournée vers le plafond qui reflétait la voûte céleste extérieure. Une détente parfaite.

Plus tard, elle avait dîné d’une légère collation, directement montée dans sa chambre, car elle mangeait toujours comme un oiseau. Elle savait qu’elle aurait pu répéter sans problème et que les murs n’auraient pas laissé passer un son qui dérangeât les voisins, mais elle considérait que ce soir c’était relâche, et qu’il fallait seulement profiter de cette chance. Aussi avait-elle simplement écouté de la musique avant de s’endormir au son des notes très douces d’une mélodie minimaliste.

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RIVER SONG

River l’avait laissée s’endormir de la façon la plus naturelle, et avait pris seulement ensuite le relais. Elle voulait prendre quelques heures pour étudier un peu le livre que le Seigneur du Temps avait eu la bonté de lui rapporter… C’était une chance qu’elle ait été retirée tout au fond de la chanteuse à ce moment-là. Revoir le Docteur, et ses yeux maintenant si clairs et si scrutateurs… elle n’y était pas vraiment prête deux fois dans la même journée. Miss Watts l’avait bien protégée car il n’était rien ni personne pour elle. Il ne signifiait rien. C’était juste un vieil homme. Mais River, elle, savait que c’était certainement lui qui était derrière la repentance du directeur de l’hôtel et l’attribution miraculeuse de cette somptueuse chambre… Elle était bien placée pour savoir que Miss Watts était en parfaite santé et que son sang ne contenait aucune drogue.  

Il était là, à la regarder pendant que le directeur de l’hôtel s’empêtrait dans ses excuses, inconscient de celle qu’il avait en face de lui. Mais elle savait qu’il était bourré d’intuition. Que sa présence ici signifiait qu’il flairait quelque chose. Et qu’il fallait qu’elle quitte cette planète avant qu’il n’en découvre davantage. Avant qu’il n’essaie de l’empêcher de mener à bien son projet.

Le Docteur était toujours prêt à rectifier tout ce qui allait de travers dans l’univers. Vraiment. Mais quand il était question d’elle, il se montrait singulièrement circonspect et rarement trop pressé...

Avait-il cherché à la revoir depuis la dernière fois ? Non. Pas plus qu’avant. Avait-il cherché à savoir si elle allait bien ? Même pas. Avait-il répondu à ses tentatives de contact précédentes qui lui avaient demandé des trésors d’ingéniosité ? En aucune façon.Avec amertume, elle se dit qu’il considérait peut-être que leur mariage invraisemblable, contracté dans une poche de temps éphémère, n’était fait pour durer que jusqu’à ce que la mort les sépare. Entre temps, elle était morte. Et lui, avait changé d’incarnation.

Peut-être ne se sentait-il plus tenu par les promesses faites par le jeune vieux fou qu’était son précédent lui ? Peut-être que les pièges de sa séduction mature ne prenaient plus sur le nouveau Docteur qui préférait définitivement voir briller les yeux des très jeunes femmes, comme Miss Watts, comme Clara, comme avant elles, ceux de propre mère Amy ?… Et peut-être aussi qu’elle avait usé sa patience par son caractère indépendant et qu’il ne l’aimait tout simplement plus…

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Des coups discrets frappés à sa porte la tirèrent de ses réflexions douces-amères. Elle enfila un peignoir doux qu’elle avait trouvé dans la salle de bains et alla jusqu’à la porte, le cœur battant la chamade parce que cette chose stupide qu’était le cœur, pensait stupidement que ça pouvait être lui, rien que parce qu’elle y pensait à cette minute. Elle répondit :

― Oui ?

― Room service, murmura une voix étouffée par l’épaisseur de la porte.

Elle ouvrit. Nonchalamment appuyé contre le chambranle, elle vit John Hart lui adresser un sourire ravageur.

Bigre. Il était tenace. Mais comment diable avait-il pu la retrouver aussi vite ? C’était presque inconcevable… Elle hésita sur la conduite à suivre. Peut-être qu’il ne l’avait pas du tout « retrouvée » et qu’il cherchait seulement un lit pour la nuit. Il avait dit qu’il n’avait pas d’endroit où dormir…

Question : pouvait-elle interpréter Miss Watts de façon convaincante ? Mais surtout devait-elle le faire ? Après la journée que la petite avait eue, est-ce qu’il ne valait pas mieux éviter de laisser tourner autour d’elle un type de ce genre, qui se délectait des proies faciles ? River avait pitié d’elle, rien que d’imaginer sa tête si elle le trouvait dans sa chambre lorsqu’elle reprendrait conscience…Elle coupa la poire en deux. Elle serait juste elle-même et rien de mieux que le répondeur de la jeune femme, en son absence.

― Et bien, dit-elle enfin, vous aviez un message ?

Il fit mine de se redresser et de se tenir plus convenablement, debout les bras le long du corps.

― Oui... Le Directeur de notre établissement vous fait dire que si vous souhaitiez souper à sa table ce soir, vous étiez évidemment la bienvenue.

― Remerciez-le de ma part, mais j’ai déjà dîné tout à l’heure. Je souhaite juste me reposer maintenant. Merci.

Sur un sourire machinal, elle commença à refermer la porte.

― Un instant encore Miss Watts, ajouta-t-il en avançant juste d’un pas pour gêner la fermeture. Je suis chargé de vous dire également que je suis à votre service pour le restant de la soirée. Le Directeur m’a bien spécifié de prendre en grande considération la moindre de vos demandes et de vous faire porter tout ce que vous pourriez désirer… Du vin, une autre corbeille de fruits, des couvertures supplémentaires, ou… un de ces massages très relaxants qui sont prisés de ce côté du continent… dit-il avec un sourire bref mais assez direct pour dissiper l’ambiguïté polie de la formule.

« Petit malin » apprécia River en se gardant bien de sourire.

― J’ai bien compris l’idée, répondit-elle. Vous pouvez donc considérer que vous avez votre soirée. Je n’ai besoin de rien du tout, sauf de me reposer car je me lève tôt demain pour prendre un vol de bonne heure. Vous pouvez disposer.

River refermait la porte mais il se faufila néanmoins à l’intérieur de la chambre, en s’adossant juste à côté de l’entrée, contre le mur. Il s’éclaircit la gorge avec un sourire embarrassé.

― Miss Watts, je vous remercie mais… je ne sais pas très bien comment formuler cela… si vous me congédiez dès maintenant le responsable du personnel pourra considérer que je vous ai contrariée… et que j’ai donc très mal fait le travail qu’on attendait de moi. Je pourrais être renvoyé, vous comprenez ?

River appréciait la prestation : forcer le passage et maintenant tabler sur la culpabilisation. Il n’était pas mauvais finalement. Elle joua l’innocence :

― Oh, ne vous inquiétez pas pour ça, je dirai bien au Directeur que vous avez été parfait et ainsi il ne vous arrivera rien de fâcheux…

Il lui lança un regard plein de désespoir et de sa main droite maintint la porte fermée alors qu’elle essayait de l’ouvrir.

― Une heure et demie ? plaida-t-il. S’il vous plaît…

Elle fit la moue.

― Trente-cinq minutes, rétorqua-t-elle impitoyablement, si vous mettez dans un coin et que je ne vous entends pas.

― Montez à soixante et vous pourrez faire de moi tout ce qu’il vous plaira…

Sa voix était légèrement rauque. Elle le toisa d’un air renfrogné.

― Tout sauf vous demander de sortir et de me ficher la paix, apparemment…

― Tout sauf ça, en effet, acquiesça-t-il avec un sourire dont il ne sut pas complètement masquer le triomphe.

Elle le considéra un instant, pas bien sûre que ce soit très malin. Il avait le souffle juste un peu trop court et ses yeux bleus étincelaient. Pourquoi fallait-il que les mauvais garçons aient l’air toujours aussi séduisants ? Elle soupira.

― Oh ne faites pas cette tête, on n’y croit pas une seule minute… C’est d’accord, mais ça me perdra. Allez-vous coller là-bas sur ce canapé, maugréa-t-elle en agitant le bras dans sa direction. Et surtout… silence !

― Bien madame.

Elle se détourna de lui pour aller s’installer au bureau avec le livre sur le machin quantique. Une heure, elle devait pouvoir tenir, en se concentrant et en prenant des notes...Elle sortit quelques feuilles dans le set de correspondance à disposition des clients et attrapa un crayon. Le but était de commencer à se familiariser avec des notions, ne serait-ce que pour faire semblant d’impressionner un ou deux industriels ou chercheurs, pour commencer. Il faudrait qu’elle approfondisse toutes ces questions dans un second temps une fois revenue à la Bibliothèque de façon plus permanente. Elle ne pouvait décemment pas monopoliser Miss Watts trop longtemps où elle finirait par se douter de quelque chose.

Du coin de l’œil, elle voyait John faire quelque chose mais elle décida de l’ignorer délibérément. Si elle le regardait, ce serait fichu, elle allait lui parler. Mais il avait retiré ses chaussures, ôté sa veste, défait le nœud papillon qu’il portait, et il était en train de déboutonner sa chemise… Elle n’y tint plus.

― Mais qu’est-ce que vous faites ? Je vous ai dit de vous tenir tranquille !

― Quatre ou cinq boutons ? Selon vous ?

― Quatre ou cinq boutons… de quoi ?

― Ouverts !... Je peaufine la mise en scène...

Pourquoi diable ?

― Vous ne les connaissez pas ! Ils pourraient très bien envoyer une soubrette pour vérifier sous un prétexte quelconque… Mais si je vais leur ouvrir dans cette tenue, tout ira bien… Alors quatre ou cinq ?

― En ce qui me concerne, ça n’a strictement aucune importance, du moment que vous la gardez sur le dos.

Le visage de John s’éclaira alors un sourire radieux indiquant qu’il trouvait l’idée brillante.

― Ah vous avez raison, je devrais même carrément l’enlever, ça serait nettement plus crédible…

Elle ragea intérieurement. Ah non, ce n’était pas un débutant. Faire en sorte que l’autre croie que l’idée vienne de lui… Il avait des notions évidentes.

― Il n’est pas question que vous paradiez torse nu devant moi…

Il leva un sourcil goguenard, gardant sa chemise qu’il avait pour le coup entièrement déboutonnée. Il s’installa le plus confortablement possible sur le grand canapé noir.

― Moi je parade ? commenta-t-il avec un air qui lui donna envie de lui coller des claques. Quel choix de mot intéressant, Miss Watts… compte tenu de ce que vous portez.

Elle pencha la tête et vit que son peignoir soyeux s’était ouvert sur sa chemise de nuit fine et un peu transparente, une manche glissée révélait son épaule nue, ainsi que ses jambes jusqu’à mi-cuisse parce qu’elle les avait croisées en s’asseyant au bureau pour lire.

On frappa à la porte une nouvelle fois sur ces entrefaites. Elle se dressa d’un bond furieux en rajustant soigneusement le peignoir.

― Laissez j’y vais, ordonna-t-elle. C’est le défilé, ce soir, ma parole !

Elle ouvrit la porte pout découvrir une femme de chambre avec des serviettes et un sèche-cheveux posé au sommet de la pile. Elle les lui prit des mains avec un merci gracieux et referma la porte en la claquant brutalement. Pour aller les déposer dans la salle de bains, elle passa avec hauteur devant John qui la suivait de là où il était, avec un œil intéressé et amusé.

C’était un arnaqueur. Il faisait simplement ce qu’il disait parce qu’il devait aimer pouvoir se dire que ses victimes étaient prévenues. ‘Ils pourraient envoyer une soubrette’, avait-il dit. Mais à dix contre un, c’était lui qui l’avait soudoyée pour venir renforcer sa couverture créée de toutes pièces…

En revenant dans la pièce principale, elle vit qu’il avait déserté le sofa pour s’allonger sur le lit, appuyé sur un coude. Oh non, se dit-elle, ça n’allait pas se passer comme ça.

― La vue sur Rusha est bien meilleure d’ici, observa-t-il en se tournant vers la baie où le ciel était à présent d’un violet brun profond. Pourquoi ne viendriez-vous pas la partager un petit instant ? Portabellion est levée.

― Parce que j’ai du travail. Mais si vous êtes fatigué, dormez un peu. Le matelas a l’air excellent. Je vous réveillerai quand je voudrai la place.

― Venez-là s’il vous plait, murmura-t-il.

A sa surprise, elle s’approcha de lui, un léger sourire flottant sur les lèvres fines. Toujours faire croire à l’autre que l’idée venait de lui…

― Faudra-t-il que je vous borde en plus ? dit-elle d’un ton charmeur qui ne devait plus rien à Miss Watts.

Il lui balança un regard troublé et plein de désir qui la fit hésiter. Il prit sa main, la forçant de fait à s’asseoir près de lui sur le bord du lit et la posa sur sa poitrine.

― Refaites-le, dit-il seulement.

Elle retira sa main aussitôt et se leva.

― Refaire quoi ?

― Je crois que vous le savez très bien. Vous vous êtes caché ici en pensant que ce serait le dernier endroit où je viendrai vous débusquer. Dans une femme. Mais votre dureté vous trahit. Une femme ne se comporterait pas comme vous le faites.

Il sourit, manifestement très content de lui.

― Je sais que c’est vous qui êtes là, ajouta-t-il.

Il reprit sa main et l’embrassa légèrement comme pour l’encourager. Mais elle ne put retenir un mouvement de recul en repensant à son lipstick mortel et, comme s’il avait compris, il secoua la tête.

― Ne craignez rien, je suis clean.

Elle hésita car son regard sur elle était brûlant.Des regards brûlants, elle en avait connu. D’ordinaire, ils ne lui faisaient ni chaud ni froid, c’était juste un signal pour elle. Mais son regard à lui avait quelque chose de vraiment désespéré.

― Non, je ne peux pas, répondit-elle en abandonnant l’idée même de continuer à se faire passer pour la jeune femme.

― Vous mentez, vous ne voulez pas seulement.

― C’est trop dangereux. Vous pourriez mourir.

― Personne ne me regrettera ! Et ce serait une mort merveilleuse… dit-il d’une voix plus basse. Et puis comme ça, je me tiendrai enfin tranquille, souligna-t-il malicieusement.

― Ah, c’est vrai. Ça vaudrait le coup que j’y réfléchisse…

― Allons, qui que vous soyez, revenez en moi ! Il se passera ce qu’il se passera. Je n’arrive plus à penser à autre chose !

Très mélodramatiquement, il tendit sa poitrine et ferma les yeux en rejetant la tête en arrière. C’était vraiment une très jolie fripouille. Pas de chance qu’elle soit aujourd’hui une morte respectable. Elle contempla ses pommettes de fauve et la ligne nette de ses mâchoires rasées de près, l’arc du cou, et les deltoïdes bien dessinés… Encore encagé dans l’écrin blanc de la chemise, son torse avait plusieurs cicatrices, pas de ventre, il était vraiment…

― Qu’est-ce que vous attendez ? demanda-t-il en ouvrant un œil pour vérifier ce qu’elle faisait.

― Je contemple votre numéro…

― Contemplez moins et agissez plus, s’il vous plait.

― Je ne suis pas facile… répondit-elle en se croisant les bras.

Il poussa un long soupir plaintif et se redressa pour s’asseoir.

― C’est rien de le dire… lâcha-t-il avec un peu de dépit. Vous vouliez quoi ? Des préliminaires peut-être ? Ça n’a pas tellement eu l’air d’être votre genre…

Elle plissa les yeux sous l’affront.

― Ah mais en fait, vous connaissiez le mot…

Il ne put retenir un éclat de rire et puis il tendit la main vers elle.

― Arrêtez ce jeu et venez là. Je sais que vous devez me toucher pour faire votre petit tour de magie… Faites-le et vous saurez en un instant comment j’ai fait pour vous retrouver. N’êtes-vous pas curieux ? Un tout petit peu ?

― Mon cher John, répondit-elle sans le regarder, il y a deux types de femmes sur lesquels un être au charme aussi vénéneux que le vôtre peut faire de l’effet. Les curieuses et celles qui n’ont plus rien à perdre. Clara était curieuse, voyez où ça l’a conduite !

Il se laissa retomber en arrière, toute trace d’amusement et de séduction soudain envolées. Elle en fut touchée malgré elle, bien qu’il soit plus prudent de penser qu’il pouvait jouer la comédie là encore.

― Je ne voulais pas qu’elle meure, dit-il. Je l’aimais bien.

Comme elle ne répondit pas, il insista.

― C’est vrai !

Elle n’était pas sûre de devoir lui dire à ce stade que Clara avait survécu et quel rôle il y avait joué.Pourtant, elle s’assit silencieusement près de lui et posa sa main sur son cœur qu’elle sentit battre à tout rompre. Elle libéra un peu d’endorphines pour faire bonne mesure et le sentit se détendre, la crispation des muscles se relâcher. Il recouvrit sa main de la sienne.

― Partagez ce que je ressens, enjoignit-il. Soyez… avec moi.

― Je ne peux pas lâcher Miss Watts, refusa-t-elle avec un petit sourire surpris. Si je fusionne avec vous, elle se réveillera et se mettra à hurler… Et croyez-moi, avec la voix qu’elle a, tout le bénéfice de ce que je fais maintenant sera totalement perdu…

Et sans prévenir, elle plaça ses mains en coupe autour de son visage, et se pencha sur lui pour effleurer ses lèvres des siennes. En réponse, elle le sentit frissonner légèrement et chercher à l’attirer plus près. Du bout de ses doigts, appuya légèrement sur ses tempes et transmit l’ordre au cerveau. Boum ! Il s’endormit d’un coup.

Et voilà le travail. Elle serait tranquille pendant un bon moment…

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Elle imaginait bien qu’il pouvait être du genre à ne dormir que d’un œil, toujours sur le qui-vive. Selon ses estimations, il devait avoir plus de quarante ans, mais ainsi abandonné au sommeil profond où elle l’avait plongé, il faisait plus jeune. Peut-être l’était-il vraiment et qu’il avait simplement pris trop de mauvais coups…

Tant qu’il était là, immobile et inoffensif, elle se demanda si ce serait vraiment très mal d’en profiter pour faire un petit test. C’était sa première vraie grande sortie hors et loin de la Bibliothèque, ses premiers essais grandeur nature avec des hôtes humains et avec des androïdes et le temps qu’elle s’était accordé finissait bientôt… Tout ce qu’elle pouvait apprendre par l’expérience directe n’en était que plus précieux pour elle… Elle supposait aussi que la phrase « Vous pourrez faire de moi tout ce qu’il vous plaira » valait aussi pour un consentement.

Elle réchauffa un peu ses mains en soufflant dessus et elle les posa à plat sur sa poitrine. Elle secoua la tête en se mordant la lèvre pour chasser de son esprit les pensées qui lui venaient et la boule qu’elle avait au ventre, mécontente de constater qu’elle était manifestement attirée, puis entreprit de scanner ses cicatrices apparentes avec sa vision interne.

Elle voulait essayer de voir si elle pouvait en réparer certaines car elle pressentait qu’elle pouvait le faire, même « de l’extérieur ». Elle en avait eu l’intuition un peu plus tôt, lorsqu’elle l’avait investi complètement et qu’il était inconscient. Pour cet essai, elle résolut de se contenter de choses faciles : les contusions, des blocages, les vieilles blessures dont l’énergie était encore nouée...En quelques secondes à peine, elle vit les bleus prendre une couleur plus pâle, les griffures se refermer et les cicatrices où la peau s’était un peu bourrelée s’aplatir un peu… Cela l’enthousiasma véritablement. C’était donc faisable !

Le comment était toujours un mystère. Elle préféra penser que peut-être, les informations sur la régénération des Seigneurs du Temps étaient dans sa mémoire puisqu’elle était née avec, et qu’elle pouvait les rappeler, s’en servir intuitivement d’une autre façon. Elle se sentit merveilleusement heureuse de cela. Puis contemplant son œuvre, satisfaite, elle murmura :

― Bonne nuit, John.

Puis elle se leva et retourna à son bureau. Elle baissa la luminosité générale et alluma une petite lampe, avant d’ouvrir son livre au premier chapitre.

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