Une Nouvelle Terre

Chapitre 9 : Soins Intensifs

4976 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 03/11/2023 11:46

— Non, rien d’anormal… ! conclut le Docteur, ayant un peu de mal à cacher sa déception après avoir parcouru le terminal une deuxième, puis une troisième fois. Chirurgie… post-op… nano-dentisterie... Toujours aucun signe d’une petite boutique ; il leur faut vraiment une petite boutique !

— Non, il manque autre chose... pesta la voix de Rose derrière lui avec impatience. Écartant le Docteur d’un petit coup de coude, elle se pencha pour consulter l’interface d’elle-même, suivant des yeux le va-et-vient incessant des données en train de s’afficher à l’écran.

Le terminal, s’avéra-t-il, avait été assez facile pour eux à trouver; un écran mural situé quelque part au fond d’un couloir isolé du reste de la Section 26 – loin des regards indiscrets des autres patients et des infirmières-chats.

Il n’y avait donc personne d’autre aux alentours pour voir le Docteur « négocier » son entrée dans les systèmes informatiques de l’hôpital pour examiner l’infrastructure du bâtiment. Passant ses doigts rapidement sur l’ordinateur tactile, il fit défiler une douzaine de plans d’étage compliqués, se fraya un chemin à travers des menus et se disputa avec plusieurs listings. Déjà il commençait à s’y retrouver. Avec son tournevis sonique en renfort, tout pare-feu ou mesure de sécurité ne devrait pas leur poser trop de problème.

Non... le vrai problème – ou du moins, celui qui l’empêchait sérieusement de se concentrer – était cette nouvelle Rose capricieuse et dévergondée qu’il avait avec lui. Le Docteur l’épia de nouveau de travers ; la regarda s’humecter les lèvres tandis qu’elle naviguait l’écran, encore légèrement essoufflée – et fut rappelé une fois de plus comment celles-ci avaient parues si rapides et persuasives contre les siennes…

Aucun des deux n’avaient fait allusion à sa brusque, violente et très publique démonstration d’affection envers lui quelques moments plus tôt. Le Docteur supposa que c’était mieux ainsi. De cette façon, lui et Rose pouvaient continuer à prétendre qu’il ne s’était rien passé. C’était plus facile pour eux de faire semblant, de mentir. Ce ne voulait rien dire, que Rose l’avait embrassé ; il n’avait rien ressenti, de toute façon…

Fort heureusement, le Docteur était parvenu à s’en remettre de l’expérience avec grâce et célérité, et Rose semblait tout à fait contente par la suite de garder ses mains – et ses lèvres – pour elle. La jeune femme était déjà passée aux choses sérieuses, de toute manière : fixant l’écran du terminal dans l’expectative comme si elle s’attendait à ce que les réponses se dépêchent de se manifester subitement devant elle.

Le Docteur l’observa du coin de l’œil, essayant de la cerner, n’y arrivant pas. Rose Tyler était un mystère pour lui. L’avait toujours été, en fait. Il y avait des jours où le Docteur pensait la connaître par cœurs, et d’autres jours – des jours comme aujourd’hui, lui lançant des petites œillades sournoises entre ses cils – où il ne la connaissait pas du tout.

Pourquoi fallait-il qu’elle le regarde comme ça ? Ça lui donnait la nette impression qu’elle cherchait à le narguer ; peut-être même à le provoquer. Oh ! Elle était en train de lui faire payer, c’est ça ? Pour ne pas l’avoir prévenue pour le désinfectant tout à l’heure ? Sans parler de ce chemisier décolleté qui la mettait merveilleusement en valeur – et que, visiblement, Rose n’était pas trop pressée à reboutonner ensuite. Peut-être que ça ne la gênait pas d’être aussi... visible ? 

Quelque chose dans le ventre du Docteur, qui s’était précédemment éveillé avec une anticipation pleine d’espérance, se dégonfla de nouveau. Pourquoi, alors, est-ce que Rose l’avait embrassé ? Pourquoi faisait-elle maintenant comme si de rien n’était ? Pourquoi se comportait-elle comme si c’était tout à fait normal de… de… de le prendre en embuscade comme ça avec ses lèvres exubérantes, puis retourner à ses occupations comme si l’univers tout entier ne venait pas d’être totalement bouleversé ? 

Non pas que ça avait été désagréable, bien sûr, d’être embrassé par Rose. Au contraire : une fois le choc initial passé, le Docteur avait trouvé ça plutôt agréable. Très, très agréable, pour tout dire ; avec une bonne dose de « très » en plus.

Mais ici ? Maintenant ? C’était si rapide ! Si prématuré ! Et ça ne lui était pas arrivé depuis…

Depuis…

Depuis le Satellite Cinq.

Depuis ce baiser qui avait sauvé l’univers.

Le jour où Rose avait regardé dans le cœur du TARDIS. Où elle était revenue le sauver des Daleks. Où elle avait pris le contrôle de l’entièreté du temps et de l’espace, avec l’effroyable puissance du vortex temporel dans sa tête – une déesse de feu doré, brillant plus fort qu’un millier d’étoiles… [1]

Le Docteur avait donné sa vie ce jour-là pour sauver celle de Rose. Il n’avait fallu qu’une simple pression de ses lèvres contre les siennes, pour lui reprendre le vortex et l’absorber en lui-même, laissant l’énergie le traverser comme de la fibre de verre. Comme s’il avait avalé un soleil.

OK ; ça n’avait pas été très… conventionnel. Heureusement, Rose ne s’était pas souvenue de grand-chose après. « J’ai chanté une chanson et les Daleks sont partis ! » avait plaisanté le Docteur un peu plus tard dans le TARDIS. Comme si tout ça n’avait été qu’un rêve.

Et ensuite, eh bien… il avait changé de visage, juste devant elle, et ils n’avaient pas eu beaucoup de temps pour s’attarder dessus après. Pas quand Rose était si occupée à s’habituer à sa nouvelle personne. Le Docteur ignorait s’il aurait un jour le courage de lui avouer ce qui s’était réellement passé – et n’était pas sûr de vouloir le savoir.

Mais alors ça, là, ici et maintenant… qu’est-ce que ça pourrait signifier pour eux deux par la suite ?

Est-ce que c’était parce que Rose s’en était souvenue, au final, et que ceci était sa façon tardive (et très belligérante, et très, très humaine) de lui dire… merci ? Que oui, elle le voyait enfin pour ce qu’il était vraiment – New New Docteur et tout le reste ?

Ou alors… est-ce que c’était la promesse d’autre chose ?

Le Docteur se secoua intérieurement. Allez, concentre-toi ! Arrête d’être distrait. Ils n’auraient qu’à… il lui poserait la question plus tard.

Beaucoup, beaucoup plus tard.

— Quand j’étais en bas, j’ai entendu ces infirmières-chattes qui discutaient des Soins Intensifs, disait Rose, en indiquant l’écran du terminal. Mais où peut bien être ce service... ?

La revoilà qui parlait toujours aussi bizarrement ; avec cet accent farfelu et une petite pointe d’arrogance dans sa voix qui commençait à le prendre à rebrousse-poil. Lorsqu’il était question de technologie extraterrestre avancée, Rose se contentait généralement de rester à l’écart pour laisser le Docteur prendre les choses en main. Mais depuis qu’ils s’étaient retrouvés dans la Section 26, la jeune femme montrait bien plus d’intérêt à la situation qu’elle ne l’aurait fait d’ordinaire. Quelque chose clochait dans leur dynamique aujourd’hui…

N'empêche, le Docteur était content de ses efforts de détective. Rose avait un don remarquable de relever des détails que lui-même ne voyait pas, souvent parce que ces derniers étaient trop « domestiques » pour qu’il les perçoive. Et en effet, les Soins Intensifs ne s’affichaient pas sur le plan.

Il lui adressa un sourire :

— Tu as raison, bien vu. 

Mais Rose ignora le compliment :

— Pourquoi avoir caché tout un département... ? murmura-t-elle, davantage à elle-même qu’au Docteur. Ça doit forcément être là quelque part… Cherche dans le sous-système !

Elle ne vit pas comment le Docteur se crispa à ces mots, ni la brève noirceur dans son regard alors qu’il sortit son tournevis sonique pour suivre sa suggestion.

Ce n’était pas tant que Rose savait exactement quoi chercher, c’était le ton brusque qu’elle avait employé pour lui dire… voire même pour l’ordonner. Une fois de plus, le Docteur se redemanda ce qui aurait bien pu se passer « en bas », avant de vite reporter son attention à l’écran. Ces systèmes informatiques avaient des milliards et des milliards d’années d’avance sur l’époque de Rose… depuis quand avait-elle la moindre idée de ce qu’était un sous-système ?

Il décida de la mettre au défi :

— Et si le répertoire est codé ?

Rose leva les yeux au ciel :

— Alors essaye le protocole d’in-sta-lla-tion ! rétorqua-t-elle sèchement, énonçant les quatre dernières syllabes comme si c’était une évidence.

D’accord. Parce que Rose savait ce que c’était, ça aussi. Une pensée curieuse trottait dans la tête du Docteur. Est-ce qu’il avait fini par avoir une plus grande influence sur elle que prévu au cours de leurs voyages ensemble ?

— Ah ouais… acquiesça-t-il laconiquement, comme pour confirmer ce qu’elle venait de dire. Mieux ne vaut pas l’inquiéter avec ça pour l’instant. Bien sûr, désolé. Une seconde...

Et se sentant stupide pour la première fois dans sa vie, il alluma le tournevis et s’exécuta, faisant bourdonner la pointe bleue délicatement contre l’interface.

À peine un instant plus tard, il y eut une profonde réverbération quelque part sous leurs pieds et un mince relâchement de pression siffla au-dessus d’eux. Le Docteur et Rose reculèrent brusquement, alors que devant eux – de manière assez incroyable – le mur tout entier s’enfonça dans le sol pour révéler un couloir sombre derrière ; ses murs sales et ses canalisations humides souillant le blanc immaculé de l’hôpital.

Tu parles d’une porte secrète…

— Soins Intensifs, j’imagine… murmura le Docteur à lui-même. Il se tourna vers Rose, et crut apercevoir une lueur d’excitation dans ses yeux qui était proche du triomphe.

— Alors ? demanda-t-il. Assez intensif pour toi ?

Rose lui donna un sourire ; le mauvais genre de sourire.

— Je suppose que ça fera l’affaire...

Et, redressant ses épaules, elle fut la première à pénétrer à l’intérieur. Sans la moindre hésitation. Sans même un regard en arrière.

Le Docteur fusilla son dos du regard. Plutôt audacieux de sa part, de prendre les devants comme ça… D’habitude, elle le laissait toujours passer devant. Ou alors ils entraient ensemble : le Docteur et Rose, main dans la main, affrontant l’univers à deux. En équipe.

— C’est certainement ce qu’on peut appeler « intensif »… marmonna-t-il, et accéléra le pas à contrecœurs pour suivre la jeune femme à travers l’ouverture.

Alors qu’ils s’enfoncèrent tous deux dans la pénombre, ni lui ni Rose ne remarquèrent l’habit blanc et le visage moustachu d’une infirmière qui les observait discrètement de loin…

 

Dans une telle obscurité, l’intense lumière verte fut une surprise. L’air froid et humide envahit la gorge du Docteur comme une fine couche de graisse alors qu’il laissa Rose le mener avec assurance le long du passage lugubre. L’intérieur était petit et étroit, avec des bas plafonds et une forte odeur désagréable qui devint encore plus forte et plus désagréable alors qu’ils laissèrent le blanc resplendissant de l’hôpital derrière eux.

Il y avait peu de chances de faire entrer un lit par ici, surtout avec les canalisations sifflantes qui longeaient les parois de chaque côté. Les murs eux-mêmes semblaient avoir été faits de briques blanches brillantes autrefois, mais ces dernières étaient désormais grises et recouvertes de poussière. Nul doute les alentours avaient été désinfectés et stérilisés maintes fois auparavant ; ça ne suffisait toujours pas, cependant, à éliminer cette puanteur en train de remonter, épaisse et fétide, des profondeurs au-delà.

Comme si l’endroit lui-même était malade.

Encore quelques virages de plus, puis une impasse. Le Docteur rattrapa Rose juste au moment où elle franchit un seuil sombre et déboucha sur un escalier vétuste en métal, qui plongeait brusquement dans…

Une immense chambre caverneuse, profonde de plusieurs centaines de mètres. De forme octogonale, descendant tel un puits loin, loin, loin dans les abîmes...

Il était difficile à comprendre comment la salle avait pu être dissimuler du monde extérieur ; elle était massive dans toutes les directions, chaque niveau doté de sa propre passerelle. La lueur verte, s’avéra-t-il, provenait de dizaines de grandes portes vitrées crasseuses – toutes crasseuses et illuminées en vert depuis l’intérieur, leurs rangées bordant chaque recoin et centimètre des murs métalliques au-dessus de leurs têtes et jusque dans les bas-fonds du bâtiment.

Le Docteur et Rose descendirent en silence, naviguant les énormes passerelles et escaliers au périmètre du gouffre qui les emmenèrent de plus en plus loin dans le cœur de l’hôpital. Le métal des marches raides grinça sous leurs pieds, mais ils n’y prêtèrent pas vraiment attention. À vrai dire, aucun des deux ne pouvait prêter attention à quoi ce soit hormis l’énormité de leurs alentours. 

La taille de l’endroit était ahurissante ; si éloigné des espaces brillants et lumineux qu’ils avaient pu voir aux étages du dessus. L’air humide autour d’eux était respirable, mais aussi d’une propreté impossible. Ils étaient en train de descendre profondément sous terre – probablement quelque part sous la baie de New New York.

Et tout autour d’eux, les sinistres capsules vertes.

Des rangées et des rangées d’entre elles, comme les portes d’un

gigantesque calendrier de l’avent. Elles évoquaient au Docteur les tombes de glace qu’il avait découvertes dans sa jeunesse, sur une sinistre planète désertique nommée Télos, des années et des vies auparavant… À l’époque

où il avait été un joueur passionné de la flûte à bec.

Rose dévala les marches avec conviction – toujours en avant, sans s’arrêter, sans même marquer un temps pour prendre ses repères alors qu’elle traversa une passerelle métallique longée par d’autres portes vertes.

Le Docteur traîna lentement le pas derrière.

Le moins qu’on pouvait dire, c’était qu’il commençait sérieusement à se faire du souci pour elle. Quiconque se trouvait maintenant derrière ses grands yeux bruns prononçait toutes les mauvaises paroles, et faisait toutes les mauvaises choses. Il voulait rester près d’elle ; cette personne, cette chose qui arborait le visage de Rose… mais ne supportait pas non plus d’être en sa présence. Il voulait continuer leur conversation du terminal – peut-être la tester un peu plus, voir ce qu’elle laisserait échapper d’autre – mais il arrivait à peine à tolérer ce ton hautain dans sa voix.

Même ses mouvements avaient quelque chose de louche ; chaque mot et geste trahissant une absence de contrôle totale de la part de Rose. Sa démarche était… eh bien, « confiante » n’était pas exactement le bon mot.

Non. Prétentieuse.

Et ce sourire. Ce sourire suffisant qui flottait sur ses lèvres à chaque fois qu’elle regardait en arrière pour voir s’il la suivait…

Ce n’était pas le sourire de Rose.

C’était un sourire froid. Un sourire faux.

Maintenant, la question était de savoir ce qu’elle allait faire ; et qui – ou quoi – l’avait sous son contrôle. Si quelque chose était arrivé à Rose, se demanda le Docteur – ou si on lui avait fait quelque chose – alors ça n’aurait pas pu survenir très longtemps après qu’ils s’étaient faits séparés aux ascenseurs. Rose avait souvent cette habitude assez impressionnante de s’égarer tout droit dans quelque chose d’important. Peut-être qu’elle était affectée par une drogue. Ou une greffe neurale. Ou sous l’influence psychique d’autrui. Ou alors elle s’était faite clonée ? Le Docteur espéra sincèrement que non. Deux Rose Tylers ! Il n’en entendrait jamais la fin… !

Non – Rose se trouvait forcément là-dedans, quelque part. Mais pas consciente ; pas lucide. Impuissante. Une passagère muette dans son propre corps. Il n’en était pas complètement sûr, mais son pressentiment lui disait que Matrone Casp et ses Sœurs félines avaient quelque chose à avoir là-dedans. Et si c’était le cas, si c’était leur façon de s’en prendre à lui...

Le Docteur se força à ralentir. OK, reste calme. Réfléchis. Il la ramènerait à la normale – à condition de faire très attention. Car si les Sœurs s’étaient réellement emparées de l’esprit de Rose, toute tentative de les en expulser pourrait entraîner à tout moment une surcharge de son cortex cérébral et le laisser un peu… liquide. Il demanderait à la nonne gentille, Novice Hame, de s’occuper de son cas. Ils se trouvaient dans un hôpital, après tout !

Mais pour l’instant, Rose n’était plus elle-même. Et le Docteur n’allait pas la reperdre de vue une seule seconde.

Sans le savoir, ils étaient arrivés au cœur-même de la chambre secrète de l’hôpital, leur permettant de voir clairement ce qui se trouvait ici-bas avec eux. Et alors qu’ils se penchèrent ensemble par-dessus la balustrade, la vue impossible qui les accueillit leur coupa le souffle.

En haut et en bas, à perte de vue, étaient d’autres portes. Niveau après niveau après niveau. Toutes illuminées de l’intérieur par cette funeste lueur verte. Beaucoup trop de portes… chacune d’elles de taille identique. De taille humaine. À en juger par les grosses serrures automatiques dotées de commandes d’ouverture individuelles, le Docteur devina que seules les infirmières auraient accès à leur contenu. 

Et vues de chaque côté de l’abîme sans fin qui plongeait au milieu de la chambre gigantesque, il était clair que les capsules n’étaient pas vides. Des ombres se tapissaient à l’intérieur de chacune d’elles…

Le Docteur sentit ses entrailles se nouer. La fraîcheur enveloppante d’une variété de systèmes de refroidissement au-dessus lui rappelait un congélateur de boucherie… une impression qui n’était guère améliorée par une plaque d’avertissement non loin de là qui indiquait : « DANGER D’INFECTION ». Contournant Rose, qui essayait de voir à travers la crasse de la capsule la plus proche, il pointa son tournevis sonique contre la serrure.

Un petit soupir de décompression vint briser le silence, tandis que des gaz dépressurisés s’échappèrent à l’air libre. Avec un bruit sourd et un concert de bips stridents, la porte de la capsule se déverrouilla et le Docteur l’ouvrit en grand. Rose fut prise d’une légère quinte de toux à côté de lui, momentanément aveuglée par la brume de vapeur verte s’échappant de la capsule qu’elle chassa avec sa main.

Et puis elle et le Docteur virent ce qui se trouvait à l’intérieur.

Là, affalé sur un chevalet en métal qui enserrait ses bras comme les accoudoirs d’une chaise, vêtu seulement des chiffons sales de ce qui avait été autrefois une blouse d’hôpital, un homme gisait dans le compartiment.

Un homme très, très malade.

Il était recouvert de furoncles ; visqueux et dégoulinants, avec du pus à profusion. Chaque centimètre de sa peau jaunie était rongé par l’infection. Son nez avait une grosse plaie béante qui remontait jusqu’au coin d’un œil injecté de sang, et le reste de son corps était pourri et émacié ; sa chair pâle se détachant petit à petit pour laisser apparaître les muscles et les cartilages gangrénés en-dessous…

Le malheureux trembla de partout, immobile, alors qu’il s’efforça de regarder les deux inconnus qui venaient d’apparaître subitement devant lui. Des dizaines de tubes sombres et sales lui ressortaient par les bras et les jambes, et des dizaines d’autres s’enfonçaient dans son corps, le nourrissant de fluides, de nutriments… et, visiblement, d’autres maladies. Le système immunitaire de l’homme semblait être en train de combattre plusieurs infections à la fois. Même avec son état hébété et cadavérique, il avait l’air d’être dans une souffrance abominable.

Mais ses yeux – bien que devenus vitreux sous l’effet de la fièvre et de l’épuisement – étaient vivants, et remplis de frayeur.

Rose se couvrit la bouche d’une main comme si elle était sur le point de vomir :

— C’est dégoûtant… ! s’exclama-t-elle en reculant. Qu’est-ce qu’il a ?

Le cocktail infâme d’odeurs putrescentes émanant de la capsule était assez pour faire pâlir le Docteur lui-même. Il ne répondit pas. Ne pouvait pas répondre. Incapable de détourner les yeux.

— Je suis désolé… fut tout ce qu’il trouvait à dire, cherchant le regard perdu de l’homme, son souffle aussi faible que le sien. Je suis tellement désolé… 

Des paroles de regret n’apporteraient aucun réconfort ; ça, le Docteur le savait bien. Tout comme il savait qu’il allait sûrement être amené à les répéter beaucoup, beaucoup, beaucoup d’autres fois au cours de sa vie. Mais il ne pouvait rien faire d’autre. 

Reculant d’un pas, il referma la porte le plus doucement possible. La serrure se reverrouilla d’elle-même. Le Docteur ouvrit vite la suivante avec son tournevis, ayant besoin de voir, d’être sûr de ce à quoi il avait affaire… et s’affaissa encore plus en voyant le corps à l’intérieur.

Cette fois c’était une femme, qui ne pouvait pas être beaucoup plus âgée que Rose. Elle semblait être dans le même état épouvantable que son voisin ; ses cheveux longs et filandreux contre des joues cireuses, les articulations douloureusement enflées par l’infection, et sa peau blafarde rongée par une forme de variole du millionième siècle.

Mais là, encore – dans le regard distant et groggy de la femme, se trouvait l’étincelle de la vie. Hurlant silencieusement à se faire entendre. Demandant à sortir. Se battant pour son droit d’exister…

— Mais c’est quoi, cette maladie ? demanda Rose, tantôt répugnée, tantôt fascinée alors qu’elle leva une main pour se pincer le nez.

Toutes les maladies, dit le Docteur d’un air hébété, et ses yeux étaient noirs alors qu’ils cherchèrent ceux de la femme impuissante. Toutes les maladies de la galaxie. Ils ont été infectés par chacune d’elles…

Rose s’écarta aussitôt :

— Et nous, alors ? demanda-t-elle dans un souffle paniqué. On ne risque rien, nous ?

Le Docteur grinça des dents, une sourde colère s’éveillant en lui maintenant qu’il commençait à y voir plus clair.

Ce n’était pas la bonne question.

Ce n’était pas la question que Rose aurait posée.

— L’air est stérile, dit-il en refermant la porte. Mais il ne faut pas les toucher.

Ils se retournèrent face à la passerelle, regardant les longues lignées de capsules qui s’étendaient devant eux. Porte après porte après porte… Il ne semblait pas y avoir de fin.

Le Docteur les compta toutes, s’appuyant lourdement contre la rambarde avec ses deux mains crispées sur le métal, son visage hagard dans la lueur verte. Absorbant le poids et l’énormité de toutes ces vies, tous ces corps, toute cette souffrance… un fardeau en train de s’accumuler sur lui au point où il craignait d’en finir étouffé.

Par manque d’un meilleur terme, ça le rendait malade. Voilà donc, la fondation de Nouvelle Terre. Le nouveau départ de l’humanité ! Un endroit paradisiaque, soi-disant bâti sur la guérison, la bonté et la charité… avec une énorme colonie de peste dissimulée au reste du monde.

Alors qu’il contempla le reste de la caverne et son alvéole de cellules vertes, chacune d’entre elles abritant chacune quelqu’un de malade en train de moisir à l’intérieur, le Docteur sentit sa haine pour les hôpitaux s’accroître avec chaque seconde. Mêmes les murs eux-mêmes empestaient le désespoir.

Rose le rejoignit près de la rambarde, contemplant elle aussi les rangées de lumières vertes qui disparaissaient au loin dans la pénombre :

— Combien de patients sont là, d’après toi ?

— Ce ne sont pas des patients… murmura le Docteur, s'efforçant de garder son calme. Il s’agrippait si fortement à la rambarde, désormais, que ses mains en devenaient blanches.

Rose le dévisagea en plissant le front :

— Mais ils sont malades…

— Ils sont malades de naissance ! Et maintenant la voix du Docteur était un crachat alors qu’il renonça à cacher son dégoût. Ils sont faits pour être malades. Ils n’existent que pour ça. Des cobayes ! Tous des rats de laboratoire ! Pas étonnant que les Sœurs puissent tout guérir… elles ont construit le labo de recherches ultime : une ferme humaine !

Rose grimaça et frissonna un peu, mais ne réagit pas davantage. Ce qui ne fit qu’aggraver la colère du Docteur.

Face à l’horreur absolue de ce qu’ils venaient de voir jusqu’à présent, la Rose qu’il connaissait aurait fait preuve d’angoisse, aurait versé des larmes, ou du moins montré un signe – n’importe lequel – qu’elle était bouleversée ; qu’elle éprouvait quelque chose pour ces pauvres gens. Des gens sur qui on expérimentait, qui se faisaient torturer comme des animaux pour guérir les gens riches du monde au-dessus… Espoir, harmonie et santé : fabriquées sur commande pour ceux et celles qui pouvaient se permettre de payer un prix !

Mais cette femme n’était pas la Rose qu’il connaissait. Tout ce qu’il voyait chez elle à présent, c’était le dédain dans son regard. La lèvre retroussée du dégoût. Elle était une parfaite inconnue. Elle pouvait être n’importe qui.

Le Docteur sentait la rage en train de lui bouillir les sangs. Il était tellement hors de lui qu’il voulait balancer quelque chose contre le mur. Mais tout ce qu’il avait avec lui était « Rose » et un tournevis sonique, alors il se contenta de refourrer ses mains dans ses poches et s’éloigner d’un pas furieux le long de la passerelle.

Il voulait des réponses et il les voulait tout de suite. Il allait mettre un terme à tout ça. Aujourd’hui.

Derrière lui, Rose hâta le pas pour le rattraper :

— Pourquoi ne se laissent-ils pas juste mourir ? demanda-t-elle. Là encore, sans colère, sans la moindre compassion : juste cette froide et impassible curiosité. Comme si ce n’était rien. Comme si elle voyait ça tous les jours. Oh, comme son petit accent hautain commençait sérieusement à lui taper sur les nerfs ! Avec chaque parole que Rose prononça, chaque explication qu’il donna en retour, la colère du Docteur se faisait de plus en plus noire.

— Les porteurs de la peste ! cracha-t-il, lui accordant à peine un regard alors qu’ils s’arrêtèrent tous les deux devant une autre porte verte. Des incubateurs parfaits. Toujours les derniers à partir !

— C’est pour la plus grande des causes…

Une nouvelle voix, douce et triste et aussi délicate que le ronronnement d’un chaton, résonna de l’autre bout de la rangée.

Le Docteur et Rose firent volte-face.

Visiblement, leur départ de la Section 26 n’avait pas été aussi discret qu’ils l’espéraient. L'une des Sœurs de la Plénitude émergeait de la pénombre et s’avançait vers eux, ses pattes gantées jointes timidement devant elle comme pour prononcer une prière. 

Le Docteur la reconnut immédiatement :

— Novice Hame…

 

[1] Voir Doctor Who : À la croisée des chemins, actuellement en épuisement de stock après que tous les ouvrages se sont retrouvés corrompus par un virus « Bad Wolf ».

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