Une Nouvelle Terre

Chapitre 8 : Miss Tyler, Je Présume?

4310 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 02/11/2023 22:19

Le Docteur était dans son élément.

Interroger ouvertement les infirmières-chattes sur leurs méthodes miraculeuses n’ayant pas été la meilleure des stratégies, il avait donc décidé d’aller directement à la source : les patients et les remèdes eux-mêmes. Il sortit ses fidèles lunettes à écaille et partit à la découverte – passant d’un lit à l’autre, diagnostiquant les malades d’un simple coup d’œil, examinant les différentes perfusions intraveineuses et effectuant même des scans furtifs avec son tournevis sonique lorsque l’occasion se présentait.

De temps à autre, le système interphone de l’hôpital résonna doucement à travers la pièce : « Vous êtes situé dans la Section 26La température ambiante de ce service est maintenue en permanence à 23 degrés cohezic et le taux d’humidité constant est de 28%. Cette température a été conçue pour assurer la santé et le bien-être… »

C’était extraordinaire ; vraiment extraordinaire ! Il y avait plus de patients et de maladies qu’il ne pouvait compter. Mais à l’exception de Face de Boe, pas une seule personne ici n’était pas sur une voie de guérison totale...

Le Docteur était en plein milieu d’inspecter une poche intraveineuse contenant une substance pâle de couleur lavande, quand il fut interrompu par un cri aigu à l’autre bout de la salle :

— Oh mon DIEU, mais c’est QUOI ce GROS TAS ?!

Il releva la tête et sourit de soulagement lorsqu’il aperçut…

Rose ! Elle venait enfin de débarquer dans la Section 26, et s’écartait à présent du lit du Duc de Manhattan avec une expression révoltée sur le visage.  

Frau Clovis était scandalisée :

— Comment osez-vous ?! rugit-elle en se levant de son siège d’un bond. Toute diffamation de Sa Grâce le Duc de Manhattan entraînera une poursuite judiciaire des plus punitives !

— J-j’veux dire… « gros » dans le bon sens du terme… bafouilla Rose alors qu’elle essaya désespérément de faire marche-arrière. Enrobé comme ça, vous pourriez survivre à une ère glaciaire !

— Rose !

La jeune femme se retourna ; ses yeux trouvèrent les siens à travers la pièce et elle le gratifia d’un large sourire – ce qui, heureusement, en fit beaucoup pour dissiper les doutes du Docteur quant au motif de son retard alors qu’il se précipita à sa rescousse.

— Enfin te voilà ! grommela-t-il une fois arrivé aux côtés de Rose. C’est pas trop tôt, dis-moi ! Qu’est-ce qui t’es arrivée ? Pardon, elle est avec moi – merci ! Rose, reste polie…

— Ce n’est rien, ce n’est rien, ma chère… gloussa le Duc en faisant un clin d’œil à Rose. Une jolie fille comme vous a le droit de dire ce qu’elle veut ! Frau Clovis, redressez-moi un peu plus !

Clovis s’enfla de colère sur ses talons-aiguille, mais elle saisit néanmoins la télécommande de son chevet et l’obligea d’un clic. Alors que le Duc fut hissé à la verticale, Rose se pencha vers lui et lui rendit son clin d’œil :

— Joli engin… sourit-elle.

— J’ai retrouvé celui qu’on cherchait, au fait ! dit le Docteur, qui était en train d’étudier les relevés d’un scanner médical à proximité. Il est juste en train de faire une petite sieste, là – on ira lui parler plus tard… Tu te souviens de notre ami le Duc ? Une régression pétrifiante, change les os en marbre, censée être fatale ? Eh bien regarde, il vient tout juste d’en guérir. Miraculeusement ! Toutes les cellules malades ont disparu, grâce à un super-dérivé anti-calciforme qu’on vient de lui donner…

Rose cligna rapidement des yeux, visiblement très sensible à l’énormité et l’opulence du personnage allongé devant eux.

— C’est merveilleux… dit-elle enfin.

— Non, rectifia le Docteur, levant les yeux du scanner. C’est impossible.

Le majordome de tout à l’heure s’avança vers eux et tendit à nouveau son plateau de boissons :

— Du champagne, monsieur ? Mademoiselle ?

Le Docteur secoua la tête et chassa l’homme d’un geste impatient – puis se renfrogna légèrement lorsque Rose accepta le verre à sa place.

—Oh, humidifiez-moi ! ronronna-t-elle, portant la coupe à ses lèvres et sirotant une gorgée du liquide pétillant – une bonne, grosse gorgée – ce qui lui valut un regard foudroyant de la part de Frau Clovis. 

Mais le Docteur faillit éclater de rire. Leur premier voyage ! Décidément, cette nouvelle planète semblait beaucoup lui plaire, à Rose. La revoilà toute nostalgique ; faisant exprès d’imiter le refrain favori d’un certain trampoline malveillant qu’ils avaient rencontrés sur la Plateforme Un en souvenir du bon vieux temps. Quelle aventure ils avaient vécue ensemble, tous les deux ! Pour lui, c’était encore comme si c’était hier…

— C’est drôle, dit-il avec un petit sourire en indiquant le fond de la salle. Je pensais justement à elle ; avec Face de Boe là-bas…

Rose s’étouffa sur sa seconde gorgée de champagne et manqua d’en renverser partout.

— C’est lui que tu cherchais ? s’exclama-t-elle d’une voix un peu plus aigüe que d’habitude – avant de se mordre aussitôt les lèvres lorsque Clovis lui lança un autre regard noir pour son impolitesse, cette fois suivie par le Docteur.

Rose fixa le sol en boudant comme une enfant qu’on venait de gronder :

— Ça va, je ne faisais que demander… marmonna-t-elle, penaude.  

Le Docteur cligna des yeux derrière ses lunettes. La créature féminine à côté de lui avait certes les cheveux blonds de Rose et ses grands yeux nerveux, mais elle avait l’air…

Ahem.

Elle semblait avoir perdue sa veste de survêtement de tout à l’heure, pour commencer – et aussi quelques boutons de son chemisier en-dessous, qui était bien plus moulant et échancré par rapport à ce qu’elle portait d’habitude. Elle avait fait quelque-chose à ses cheveux, et même trouvé le temps de se maquiller, nota le Docteur ; noircissant ses yeux avec une sorte de mascara et rehaussant ses lèvres d’un rouge écarlate.

Ce nouveau look, déjà assez surprenant en lui-même, faisait ressortir une facette de Rose qu’il n’avait jamais vue auparavant. C’était d’une élégance rare pour elle. Suave. Raffiné, même.

Comme si elle était prête à tout.

Le Duc de Manhattan et son assistante avaient les yeux sur eux – en particulier sur la tenue de Rose – et le Docteur décida qu’il valait mieux s’éclipser avant qu’elle ne leur attire d’autres ennuis.

— Oh, je vous prie d’excuser mon amie ! dit-il avec un sourire importuné. Elle vient de… Barcelone. Bref, merci, Votre Grace, on a assez abusé de votre temps. Bon rétablissement à vous, et ne mangez plus de gravier ! Allez, Rose… (Il lui prit la coupe de champagne des mains et la reposa sur le plateau du majordome.) Viens voir ce patient… !

Et détournant studieusement les yeux du décolleté de sa compagne (qui était vraiment un peu trop plongeant à son goût), le Docteur l’entraîna par le bras vers la patiente en face : une femme avec une peau rouge comme le vin qui était suspendue au milieu d’une chambre blanche en train d’émettre une séquence ultrarapide de « bips », à la manière d’un code Morse. Ses bras étaient tendus à l’horizontale par des fils et branchés à des perfusions accrochées au plafond, mais sinon elle avait l’air paisible. Tout autour, des Sœurs voilées était en train de peindre son corps avec de longs pinceaux médicaux.

Le Docteur enleva ses lunettes et baissa la voix pour éviter qu’on les entende :

— Maladie de Marconi, murmura-t-il à Rose. Il faut des années pour s’en remettre… Ici ? Deux jours ! Je n’ai jamais rien vu de tel ; elles ont inventé une cascade de nettoyage cellulaire, c’est incroyable !

Rose eut à peine le temps de regarder la patiente que le Docteur tournait déjà les talons et l’emmenait voir un autre lit, impatient de lui faire part de ses découvertes maintenant qu’elle était enfin revenue le rejoindre.

Le Duc, cependant, n’était pas prêt à les laisser partir aussi facilement :

— Oh, ma chère ! appela-t-il après Rose alors que cette dernière s’apprêta à suivre le Doctor le long de la salle. Il faut absolument que vous me donniez un baiser avant de vous en aller ! J’ai besoin de votre bonne fortune pour m’en sortir !

Le Docteur esquissa une grimace. Ah, les humains ! Il avait beau essayer, il n’y avait aucun moyen d’échapper aux hommes qui voulaient tenter leur chance avec Rose Tyler, même aussi loin dans le futur !

Sans même attendre ce qu’elle allait lui répondre, il s’arrêta devant un autre lit et tira le rideau :

— Tu vois ? Regarde-moi celui-là : Syndrome d’Hawtrey, phase terminale. Mais pas ici, cependant… ici, elles ne perdent jamais de patient ! (Il se retourna avec un sourire :) Alors, Infirmière Tyler, des théories jusqu’ici ? …Rose ? 

Il mit un moment avant de s’apercevoir qu’elle n’était plus à côté de lui ; il était en train de parler dans le vide ! Elle ne s’était quand même pas égarée à nouveau ?

Le Docteur s’apprêtait à rebrousser chemin – quand Rose passa soudain la tête à travers le rideau de l’autre côté avec un sourire en coin, comme si elle riait d’une plaisanterie intérieure :

— Oui ? Euh, um… yo ?

Le Docteur soupira :

— Tu essayes de m’écouter, au moins ? Allez, sois attentive un peu, tu es en train de tout rater !

Et il ramena Rose à ses côtés, la sentant se raidir lorsqu’il osa glisser une main autour de sa taille.

— Ce système d’intraveineuses n’a aucun sens, chuchota-t-il en aparté à la jeune femme alors qu’il l’attira contre lui. C’est une thérapie qui a des années-lumière d’avance sur son temps ! Leur médecine est extraordinairement sophistiquée…

Rose croisa les bras sur sa poitrine – que le Docteur faisait vraiment de son mieux de ne pas remarquer – et se pencha pour étudier la patiente dans le lit devant eux ; visiblement très intriguée, mais sans faire de commentaire. Elle était d’humeur curieusement distante et distraite aujourd’hui. D’habitude, elle débordait toujours de questions…

Quand elle ouvrit enfin la bouche pour répondre, le Docteur l’emmenait déjà dans une nouvelle direction palpitante, animé par l’espérance qu’elle serait tout aussi impressionnée par ses nombreuses découvertes que lorsqu’il lui avait montré la vue de New New York à l’extérieur.

— Et celui-là ! (Il indiqua un homme chauve et incolore dont la peau était aussi blanche que les draps recouvrant son lit :) Pallidome Pancrosis : ça tue en dix minutes, et il va bien !

Le patient leva lentement les yeux vers eux. Le Docteur le salua gaiement d’un geste de la main, puis jeta un coup d’œil furtif autour du service, conscient des oreilles inamicales qui pourraient les entendre :

— Je dois trouver un terminal, il faut que je voie comment elles font ça…

Il tendit la main pour attraper celle de Rose – et s’étonna de voir qu’elle s’éloignait déjà sans lui, les talons de ses bottines cliquetant sur le sol blanc. Le Docteur cligna des yeux à nouveau, avant de lui emboîter le pas, s’efforçant d’ignorer le balancement de ses fesses tandis qu’elle marcha devant lui avec assurance. Il ne se souvenait pas l’avoir déjà vue se déhancher de la sorte…

Quoi qu’il en fût, il était toujours aussi bavard, poursuivant son raisonnement à voix haute alors qu’ils se dirigèrent ensemble vers la sortie :

— Parce que réfléchis un peu : si leur médecine est la meilleure au monde, pourquoi est-elle gardée secrète… ?

— Alor’ là, j’n’en ai pas la mou-indre idée… lâcha Rose avec un haussement d’épaules indifférent, avec cette même voix nasale qu’elle avait employée au téléphone.

Le Docteur la regarda de travers :

— Tu es sûre que ça va ?

— Par-fêt’-ment, dit-elle d’un ton qui se voulait désinvolte. Pour-kwa cett’ question ?

Le Docteur se gratta la joue :

— Euh… je sais pas. C’est juste que tu as l’air un peu… différente, c’est tout. Où est passé ton gilet ?

Rose s’arrêta net, figée sur place comme un lapin pris dans les phares. Lentement, elle se retourna vers lui avec des yeux remplis d’appréhension :

— Quoi ?

— Ton gilet.

— O-Oh, je… j’l’ai laissé en bas… balbutia Rose en tirant nerveusement sur l’ourlet de son chemisier. Il fé un peu chaud issi, tu trouv’ pas ?

— Il fait 23 degrés cohezic.

— Fiou, chaud-bouillant ! (Elle s’éventa dramatiquement le visage avec un sourire, avant d’ajouter à la va-vite:) Eh bah j’imagine qu’il s’é fait un peu destroy par… euh… t’sais, le, hum… dés-hein-fek-tant… ?

Cette explication lui paraissait suffisante, mais le Docteur fronça les sourcils davantage, s’étonnant de voir un tel changement de caractère chez elle. Il n’était pas tout à fait sûr quelle mouche avait piquée Rose aujourd’hui, mais ce n’était pas vraiment son genre : ce déhanchement excessif, son accent un peu snob (qui relevait davantage de la haute bourgeoisie que les bas-quartiers de Londres), doublé de ce décolleté plutôt affriolant… et oui, même ce sourire, étrangement crispé sur ses lèvres, lui semblait un peu trop large ; trop radieux.

Mais c’était quelque chose dans son regard – une lueur, une étincelle – qui troublait le Docteur par-dessus tout.

Comme si Rose se moquait de lui.

— Mais... mais alors, c’est quoi, cette drôle de voix ? bredouilla-t-il enfin, ne pouvant chasser l’inquiétude de son visage.

— Oh, ch’ais pas… gloussa Rose en toute innocence, balayant ses craintes d’un revers de la main comme s’il s’agissait d’une mauvaise blague. J’m’éclates, juste. Nouvelle Terre… (Elle baissa les yeux malicieusement vers le bas :) …nouvelle moi.

Le Docteur sentit ses deux cœurs s’emballer lorsqu’il suivit son regard vers les boutons qu’elle avait défaits sur son chemisier. Sur ce point-là, conçut-il, Rose avait raison : voilà qui était bel et bien nouveau ! Le taquiner était une seconde nature pour elle, mais ici la jeune femme jouait carrément à la coquette ; épaules en arrière, les mains posées sur ses hanches arrondies, sa poitrine propulsée agressivement et spectaculairement en avant, toisant le Docteur de haut en bas comme si elle le voyait pour la première fois – ou comme une lionne en train de contempler sa proie.

Jamais elle ne s’était montrée aussi flirteuse. Mais ce n’était pas que de la drague, c’était bien plus que ça : c’était… dangereux. Ce n’était pas plutôt censé être son rôle à lui, plutôt ?

Le Docteur déglutit nerveusement, sans même vraiment savoir pourquoi il était nerveux. Ils avaient déjà joué à ce petit jeu ensemble, tous les deux – oh, tant de fois – mais jamais de cette façon. Est-ce que c’était dû à son nouveau visage ? Il savait que Rose avait eu du mal à accepter son changement, au début… Lui avait-il fait croire qu’elle devait changer, elle aussi ?

Cette notion de nouveauté était délicate, alors il se força vite à relever les yeux au lieu d’insister sur une meilleure réponse. Si Rose voulait être différente aussi, et bien soit : il n’allait pas l’en empêcher.

Mais tout de même, elle se comportait de manière plutôt… étrange. Si coquine et sournoise, un sourire minaudé aux lèvres et une lueur prédatrice dans ses yeux. Sous son chemisier en patchwork, le Docteur pouvait distingue les marques d’un soutien-gorge pigeonnant ; un « Wonderbra » sans doute. Il eut le soupçon que Rose savait exactement ce qu’elle faisait.

Vite, dis quelque chose. N’importe quoi. Violet ? Tu es sûre de cette couleur ? Non ! Quelque chose de drôle ; voilà, détends l’atmosphère…

— Eh b-bien, dit-il enfin, gardant résolument les yeux fixés sur son visage avec la quasi-certitude qu’il échouait lamentablement. C’est ce que je disais – New New Docteur !

Il lui décocha en prime un sourire des plus éblouissants, mais celui-ci s’affaissa lorsque Rose ne rit pas. Au contraire, cette tentative maladroite de ressasser son jeu de mots de tout à l’heure semblait avoir réveillé quelque-chose dans le regard de la jeune femme qui ressemblait beaucoup à du désir…

— Mmm... murmura Rose doucement. Et pas qu’un peu...

Et soudainement – très, très soudainement – elle se haussa sur la pointe des pieds, saisit le visage du Docteur à deux mains, l’attira brutalement vers elle et pressa ses lèvres contre les siennes avec un enthousiasme désespéré.


Elle l’embrassait, se rendit compte le Docteur, beaucoup trop tard.

L’embrassait !

Rose. Sa brillante, courageuse, meilleure amie Rose Tyler.

Elle était vraiment, véridiquement, en train de l’embrasser !

Ça alors.

C’était sacrément plus insistant et énergique que ce qu’il se serait imaginé de la part de Rose. Pas seulement un baiser, mais une bonne grosse galoche bien baveuse ! Ses mains – ni douces, ni affectueuses – quittèrent les joues du Docteur pour se perdre dans ses cheveux, le maintenant fermement en place dans une étreinte fougueuse, ses ongles ratissant son crâne jusqu’à lui en faire pétiller l’esprit… Ses lèvres, pendant ce temps, travaillaient à un rythme effréné, mordant férocement les siennes comme si elle cherchait à les dévorer d’un seul coup…

Le Docteur n’arrivait plus à respirer. Rose faisait vraisemblablement tout son possible pour lui entrouvrir la bouche avec sa langue et l’immiscer entre ses dents, déterminée et ravageuse. Il pouvait sentir son corps se presser plus étroitement contre lui, arquant ses hanches contre les siennes, puis les éloignant avant même qu’il ne songea à les toucher ; ses seins fermes s’écrasant contre son torse tandis qu’elle changea voracement son angle d’attaque ; en haut, en bas, penchée d’un côté, puis de l’autre…

Car c’est que c’était, au final : une attaque ! Inattendue, improvisée et – venant de la part de Rose – complètement inouïe. Le Docteur n’y était pas préparé ; ne l’avait même pas anticipée. Son cerveau tout entier n’était qu’un méli-mélo enchevêtré de oui et de non, d’arrête et de continue, et d’encore, encore, encore… Les mains toujours dans les poches, il se surprit en train de se pencher pour que Rose puisse l’enlacer davantage – ce qu’elle fit avec brio – et pendant quelques petites secondes terrifiantes, il oublia tout des nonnes-chats, des patients, de la Section 26 et de l’hôpital ; se focalisant sur elle, uniquement sur elle, alors qu’elle balança et ondula son corps contre lui…

Et puis…

« Mwah ! » Rose s’arracha à ses lèvres d’une petite torsion de reins, relâchant brusquement son étreinte avec un halètement et un « pop ! » très humide.  

Le Docteur était de retour dans le monde réel. Hébété. Abasourdi. À peine capable de respirer. Son esprit aussi ébouriffé que ses cheveux.

Pour une fois, les mots lui manquaient.

Rose, elle, recula d’un pas, ayant besoin d’air et d’un moment évident pour reprendre sa dignité. Elle paraissait tout aussi étourdie que lui – et peut-être même un peu embarrassée. Les paupières lourdes. Son rouge à lèvres meurtri par le baiser. Ses cheveux blonds dégringolant en pagaille sur ses joues brûlantes. Le Docteur baissa momentanément les yeux lorsqu’elle rajusta son chemisier et il dû les relever aussitôt, loin de la poitrine haletante que Rose exhibait – il le savait maintenant – sans la moindre retenue.

Ouais. Le violet était vraiment une belle couleur pour elle…

Le Docteur lutta pour retrouver la parole. Un son. N’importe quoi.

Mais ce fut Rose qui parla la première. Elle s’essuya la bouche avec le revers d’une main tremblante comme si elle venait de manger du poulet frit. Lissa sa chevelure en arrière d’une main. Éventa son visage cramoisi de l’autre.

Puis, avec toute la maîtrise dont elle était capable sous de telles circonstances, elle indiqua vaguement le bout du couloir par-dessus son épaule et bégaya :

— L… Le t-t-terminal est de ce côté...

Et ensuite elle tournait les talons et s’élançait le long du hall, ses hanches se balançant de manière hypnotique dans son jean moulant. Essayant toujours de reprendre son souffle.

Une espèce de bruit étranglé s’échappa du Docteur alors qu’il resta planté là comme une asperge, regardant Rose s’éloigner avec toute la prestance parfaite d’une femme de deux fois son âge. Quand elle fut presque hors de sa vue, il aperçut son propre reflet dans un miroir opportun, et sentit – enfin – sa voix lui revenir.

Il n’y avait, vraiment, qu’une seule chose à dire.

— Ouaip... couina le Docteur, lissant ses cheveux décoiffés en arrière avant de lui emboîter le pas. J’assure toujours...


Novice Hame s’adossa contre la baie vitrée de la Section 26 pendant qu’elle prépara une lotion pour Face de Boe. Dehors, la ville lointaine de New New York scintillait au soleil. Comme si elle était en train de l’attendre…

La novice n’était pas sûre que Matrone Casp approuvait pleinement du curieux rapprochement qu’elle avait formé avec son patient : « Si vous voulez servir correctement les Sœurs de la Plénitude, » lui avait-elle dit sévèrement, « vous devez apprendre l’art du détachement. La tâche devant nous est longue et ardue, et il n’y a aucune place pour les amitiés ou les sentiments dans le bon travail que nous faisons... »

Toutefois, Hame était encore jeune ; à peine sorti de ses années de chaton. Elle avait encore sa beauté, son pelage et son idéalisme. Avec le temps, lui assura la matrone, elle apprendrait.

Son patient endormi, en revanche, était si vieux que l’on aurait dit qu’il avait vécu éternellement. Jusqu’à présent, personne ne savait si Face de Boe pouvait mourir. Peut-être même pas Face de Boe lui-même. Sa longévité demeurait un mystère ; elle n’était pas due aux gaz dans son aquarium, ni aux brins de son ADN.

C’était comme s’il vivait par sa seule volonté. Ou par accident…

Les archives médicales de l’hôpital disaient qu’il avait porté des enfants ; il s’était montré particulièrement fertile durant le Quatrième Grand Empire de la Bonté Humaine, donnant naissance à trois fils et trois filles. Mais tous les six Boemina n’avaient eu qu’une espérance de vie de seulement de quarante ans et pas plus. Face de Boe regarda ses enfants mourir, et continua à regarder pendant que le reste du monde oublia leur existence.

Il n’avait également jamais eu de visiteurs jusqu’à maintenant. Hame repensa à sa conversation de tout à l’heure avec cet homme grand et maigre qui se faisait appeler « Docteur ». Qui était venu écouter ses histoires, avec une bienveillance dans ses yeux qui donnait l’impression qu’elle pouvait lui faire entièrement confiance. Hame lui avait même parlé de ses parents – et se demanda si un jour, elle trouverait dans son cœur la force de leur pardonner.

Et pourtant…

Il y avait autre chose, aussi, n’est-ce pas ? Elle l’avait vu ; vu comment il avait réagi quand elle lui avait parlé du dernier secret légendaire de Face de Boe. Presque comme si les mots détenaient un sens caché qui n’était connu que de lui, et de lui seul…

Ce fut dans ce moment de contemplation silencieuse que Hame crut entendre un ancien soupir. La jeune Sœur apprentie se retourna vers son patient – et sursauta.

Face de Boe avait ouvert les yeux !

Novice Hame s’agenouilla auprès de la vitrine de son aquarium :

— Votre ami est arrivé, murmura-t-elle. Le Docteur. Voulez-vous que j’aille le chercher… ?

Face de Boe la regarda un moment, flottant doucement dans sa fumée. Puis, lentement, il hocha sa grande tête et soupira à nouveau, et Hame s’éloigna à grands pas vers la sortie.


Laisser un commentaire ?