Lorcana: Monde Patchwork

Chapitre 5 : Plus terrifiante qu'un éfélant

1889 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 30/05/2024 21:25

Chapitre 5: Plus terrifiante qu'un éfélant




L'annonce du décès de la Reine de Cœur avait été suivie par plusieurs jours de célébration. Le Pays des Merveilles était plus qu'enclin à voir son Roi convoler en seconde noce avec une inconnue.

N'importe qui aurait mieux fait l'affaire que cette folle de reine de cœur. C'est du moins ce qu'avaient pensés, à tort, tous les habitants du royaume.



Les couloirs du château étaient en marbre immaculé, les rideaux aux fenêtres étaient d'un lourd velour vermeille et le roi était pressé.

La situation exigeait une opinion tranchée. L'As de Trèfle s'en était donc aller quérir le souverain jusque dans la salle du trône.

Au pas de course, sur un interminable tapis rouge, le mini monarque essayait de suivre la cadence tandis que son soldat, une grande carte à jouer, faisait son rapport :

-Nos troupes l'ont repéré à la frontière nord, Votre Altesse. Nous ne saurions dire s'il correspond ou non aux critères exigés par La Reine.

De sa petite voix nasillarde, le Roi, essoufflé, s'inquiéta:

-Mais qu'y a-t-il à la frontière nord ? Ce sont les côtes... Il n'y a rien au-delà.

-Il y a la vieille tour du sorcier Yen Sid, Votre Altesse, corrigea le soldat.

La carte s'arrêta devant une porte surchargée de dorures et de petits cœurs taillés. La main sur la poignée, l'As de Trèfle patientat, le temps que son roi le rejoigne. D'un timbre rauque le soldat résuma :

-Le tailleur de la reine est formelle, c'est du synthétique. Il s'agit pourtant bel et bien d'un ours. Nous aimerions avoir votre opinion avant de l'envoyer à l'équarrissage.

Il n'avait pas cillé à cette évocation. Le roi, lui, déglutit péniblement.

À son arrivée sur le trône, Cruella s'était empressée de faire passer plusieurs lois. La plus importante étant la suivante : aucun royaume civilisé ne devrait avoir à cohabiter avec des animaux.


Si certaines cités et royaumes comme le Vieux Londres ou Arendelle étaient habités par des humains, d'autres, tel que Zootopia ou Sherwood l'étaient par des animaux. Rares étaient les lieux où humains et anthropomorphes vivaient ensemble. Le Pays des Merveilles était de ceux-là.

C'était le cas, jusqu'à l'ascension de Cruella D'Enfer.


Elle exigeait donc la condamnation à mort d'un anthropomorphe par mois, pris sur le territoire afin d'encourager tous les autres à quitter le pays.

Cruella étant Cruella, elle réclamait ensuite la peau des victimes pour ses créations de modes.

L'équarrissage.

C'était ainsi que les soldats avaient nommé cette pratique.

En charge de faire appliquer cette loi, l'As de Trèfle, dans un acte de rébellion envers sa nouvelle reine, avait décidé d'envoyer ses hommes patrouiller le long de la frontière plutôt qu'à l'intérieur du territoire, afin d'épargner autant que possible les habitants du Pays des Merveilles.


Le roi entra dans la grande salle de banquet.

C'était un tout petit bonhomme dont la couronne tenait en équilibre précaire sur ses oreilles décollées. Son visage rond était dissimulé derrière d'imposantes bacchantes rousses.

Il trainait derrière lui une interminable cape. Celle-ci termina de franchir la porte plusieurs secondes après le passage de son propriétaire.

L'As de Trèfle referma derrière eux.


Au bout de la longue table se trouvait installé un petit ourson jaune portant un haut chapeau pointue bleue étoilé ainsi qu'une longue robe rouge. Le plantigrade avait le bras enfoncé jusqu'à l'épaule dans un pot rond en terre cuite, et en raclait consciencieusement le fond afin d'en retirer tout le miel.

Winnie l'ourson était encadré, de part et d'autre de sa haute chaise blanche, par deux cartes soldates armées de lances aux pointes en forme de cœur retourné.

Assis à la droite du prisonnier se trouvaient le Chapelier Fou, son regard fatigué et triste plongé dans les remous du thé qui tourbillonnait au fond de sa tasse. Un samovar fumant aux allures d'alambic était posé en équilibre sur son haut de forme vert, lui-même posé sur la nappe de soie rouge, non loin d'une boîte métallique regorgeant de petits biscuits.

Le vieux bonhomme aux cheveux dégarnis gris en bataille salua le roi d'un moulinet de la main droite, parodie de courbette.

Le Roi de Cœur alla droit au but, s'épargnant également les salutations.

-De quoi s'agit-il, Chapelier ?

Un cheveu sur la langue, un peu désabusée, le tailleur royal commença tout en donnant un mouvement de balancier à sa cuillère, baladant l'ustensile entre ses différentes idées :

-Ce n'est ni un humain, ni un animal, ni un insecte, ni un poisson, ni une plante, ni une métaphore...

Il eut un rire nerveux et se mit à mâchouiller le métal de son petit couvert en argent, puis conclu, la bouche pleine :

-Qui suis-je ?

Le petit roi était déjà perdu :

-Pardon ?

Le Chapelier lui rendit :

-Pardon ?

Le petit couronné répéta:

-Ni un poisson, ni une plante, ni une métaphore... Qui suis-je ?

Le vieux fou était soudain hilare. Il laissa tomba sa cuillère pour frapper frénétiquement des mains :

-Ho une devinette ! J'adore les devinettes ! Voyons voir... Qui suis-je ? Je suis le Chapelier Fou!

Contenant un rire nerveux, il ajouta, pas peu fier :

-Elle était facile, celle-ci !

Le mini monarque s'emporta :

-Mais c'est vous qui avez demandé "qui suis-je"?

-Vous, vous êtes le roi.

-Et moi, je suis Winnie, ajouta Winnie de sa voix ronde.

Il se léchait le bout des pattes avec application.

-Je ne saurais pas vous dire ce que je ne suis pas, mais je suis positivement sûr d'être Winnie l'ourson.

Le Chapelier claqua de la langue et fit "non" du bout de la cuillère :

-Sans vouloir vous contredire très cher : votre pelage n'est pas en fourrure et vous semblez rembourré de coton. J'ai beau me creuser la cervelle, cela ne correspond à aucune espèce d'ours connue.

L'ourson fit les yeux ronds.

-Misere... Voilà qui est préoccupant. C'est que jusqu'à présent, j'ai toujours été un ours.

Le plus sérieusement du monde le Chapelier demanda :

-Et avez-vous déjà envisagé être autre chose ? Un changement de carrière peut s'avérer épanouissant.

Le visage de l'ourson s'illumina :

-Depuis peu, je fais de la magie. Regardez.

Pour illustrer son propos, il pencha le pot vide en direction de l'hurluberlu. Le contenant sembla se remplir par le fond. Rapidement, un épais liquide doré emplissait entièrement le récipient. Winnie se dandinait de joie sur sa chaise.

-Prodigieux, n'est-ce pas ? Demanda-t-il avec un petit rire satisfait.

Le Chapelier Fou chipa une cuillerée de miel et la plongea dans sa tasse.

-Doublement, acquiesça-t-il en touillant son thé. Ce nectar possède d'excellentes facultés thérapeutiques. Et on ne fait pas de vêtements en peau de sorcier.

Cette dernière réflexion horrifia l'ourson.

-Seigneur, quelle idée !

Installé à l'autre bout de la longue table, le Roi était le témoin impuissant de cet absurde échange. Sa couronne posée face à lui, il se massait lentement le haut de son crâne chauve.


Soudain, dans un fracas sourd, la porte s'ouvrit avec violence, frappant le mur. Le souffle coucha les deux gardes et l'As de Trèfle.

Comme portée par un épais brouillard de tabacs, une ombre filiforme se découpait dans les volutes de fumée.

Une longue jambe s'extirpa de la brume, puis le corps suivit. Ciselée, ridée, haute, Cruella s'avança au rythme cadencé du son de ses talons aiguilles frappant le sol.

Une minuscule couronne dorée posée sur sa lisse et longue crinière blanche et noire, la nouvelle Reine de Cœur étira un sourire pincé, tempérant ainsi la violence dont elle venait de faire preuve.

Un long boa de fourrure rose sur les épaules (dernière victime de l'Équarrissage), la nouvelle maîtresse des lieux était enveloppée d'une longue robe fendue de velours vermillon.

Elle tenait au bout de sa main droite décharnée un interminable porte-cigarette au bout duquel était enfoncée une tige d'où s'élevait un long ruban de brume.

Les soldats se relevèrent.

Cruella se plaça derrière son époux. Comme on chasse de vilains insectes, elle chassa de la main gauche les doigts royaux du crâne chauve pour y placer les siens. Tandis que ses serres dessinaient de douloureux sillons sur la souveraine caboche, Cruella se pencha pour détailler l'ourson.

-S'agit-il de notre prochain projet, Chapelier?

Sa voix était doucereuse. Ses yeux n'avaient pas quitté Winnie.

-Vous me faites mal, très chère. Intervint timidement le roi.

-Mais je l'espère bien, très cher.

Elle ficha le porte-cigarette entre ses lèvres afin d'en tirer une bouffée. Tout en relâchant la fumée, elle répéta, enfonçant cette fois son regard dans celui du Chapelier.

-S'agit-il de notre prochain projet ?

Sa tasse carillonnait, sa tasse écumait à mesure que le tremblement de ses mains agitait la fine cuillère d'argent à l'intérieur de la porcelaine. Mordant presque sa langue pendante, le Chapelier bredouilla:

-Nous en sommes aux délibérations, Votre Altesse.

La Reine tapa du poing sur le crâne royal, effaçant définitivement son fin sourire condescendant tout en assommant le roi.

-C'est un ours en peluche ! Que voulez-vous que je fasse de ça !

Winnie sauta doucement de sa chaise et entrepris de faire le tour de la table en direction de la reine.

-Madame, vous n'êtes pas très polie. Cela ne se fait pas d'interrompre les gens pendant leur goûter.

Il cheminait le long de la table en dodelinant. Les mains dans le dos. Avec l'air sérieux de celui qui donne une leçon, sous les yeux atterrés de Cruella.

-Sachez que les ours en peluche sont d'indispensables compagnons et de véritables soutiens émotionnels pour les enfants, continua le petit plantigrade. Et parfois même pour les adultes.

Il était désormais dressé de toute sa petite hauteur, levant la truffe en direction de la vilaine monarque dont les traits se déformaient peu à peu dans un mélange de colère et d'amusement.

Ce qui n'arrêta pas Winnie :

-Si je peux me permettre, vous faites peur à mon nouvel ami, ainsi qu'à moi-même. Pour être tout à fait honnête, vous êtes plus terrifiante qu'un éfélant...

Le regard boulonné dans celui de l'isolante petite créature, la Reine de Cœur, les dents serrées, annonça aux gardes :

-Fin des "délibérations". Gardez-le. J'en ferai des chaussons.

Nullement perturbé, l'animal tourna les talons, faisant voleter sa robe de sorcier, puis frappa deux fois des mains. Les trois soldats se mirent à la queue-le-le, suite à quoi, sous une inaudible musique, ils entamèrent une chenille autour de la table. Winnie, lui, retournait calmement à sa place. Il se saisit du pot.

-Vous ne me garderez pas, Madame l'Efelant.

Le miel sous le bras, il adressa un signe de tête amicale au Chapelier.

-Au plaisir de vous revoir.

Puis, dans un nuage bleu, l'ourson s'évapora.

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