Lorcana: Monde Patchwork
Chapitre 4: Y a pas d'lezard
Son nom était Ping.
L'armée du Vieux Londres n'enrôlait pas les femmes, donc Ping était un homme.
Obligé de rejoindre les rangs pour épargner à son vieux père d'y être lui-même contraint, Ping était un homme.
Un homme qui n'en était pas un.
Un homme dont le véritable nom était Fa Mulan, fille du noble, mais trop âgé, guerrier Fa Zhou.
Cachant ses formes, son genre et son identité sous des bandages, une armure et un silence pudique, la jeune Mulan était donc devenu Ping, un homme.
En parfaite adéquation avec l'anachronisme qui régnait en Lorcana, Ping était vêtu d'une antique armure de plaque légère de l'ancienne Chine Impériale. La sombre cuirasse retombait sur une épaisse toge verte.
Les cheveux couleurs d'encre remontés en chignon, la main sur le pommeau de l'épée dépassant du fourreau, Ping avait la démarche assurée et calme.
Ce qui était un exploit au vu de la mission que le nouveau souverain du Vieux Londres lui avait confié : escorter un balourd jusqu'au Pays des Merveilles.
-Tu n'es pas un compagnon de voyage bien bavard, lui avait reproché Gaston. Tu pourrais au moins chanter...
Jusqu'à présent, cela avait été trois insupportables jours de marches au travers les plaines pour la jeune travestie. Elle avait jugé plus judicieux d'éviter les chemins et avait opté pour la marche pour plus de discrétion.
Mulan regrettait amèrement chacune de ses décisions. Et pour cause: elles augmentaient le temps passé en compagnie de Gaston.
Le roi Hercule avait bien spécifié que le soldat Ping était à la tête de l'opération, mais le grand brun avait peu à peu rabaissé son escorte au rang de simple guide, cherchant comme toujours à se donner le beau rôle.
-Tu as de la chance, p'tit Ping, de voyager en ma compagnie, affirmait-il. Tu as beaucoup à apprendre d'un homme expérimenté tel que moi.
Leur voyage les mena au travers une charmante forêt. Dès lors, l'arrogance de Gaston n'avait cessé d'enfler.
Son fusil en bandoulière, la sangle de sa besace tendue par les pectoraux, il était sur son terrain. Il aurait pu décimer toute la faune des environs juste pour impressionner le p'tit Ping et prouver ainsi qu'il était un mentor digne de ce nom.
Les oiseaux s'étaient tus à leur approche, laissant le chant d'un cours d'eau lointain monter a l'unisson du frémissement des feuilles.
Mulan avait pris l'habitude de se laisser distancer lorsque son compagnon de voyage devenait trop pénible.
-Je pense sincèrement que je vais le perdre dans les bois et terminer cette mission seule.
Elle parlait à voix basse, inclinant le menton en direction de son armure.
-Non non non, c'est pas ça le plan...
Mushu glissa sa longue fine tête rouge entre deux plaques, hors de l'armure. Mulan gardait en permanence le petit dragon avec elle. En dépit de son nombrilisme chronique, il était son guide spirituel et son ami. Il sortit ensuite ses deux pattes avant, et se mit à faire de grands signes :
-Le plan, c'est : petit A, je t'aide à devenir un grand guerrier digne de la famille Fa et deuzio : je reprends ma place parmi les Gardiens de la famille. Parce que si, troisièmement, tu ramènes pas le guignol que tu es censé ramener... Bah, heu, petit c? En tout cas, pas de D comme dragon, je resterai un briquet pour le restant de l'éternité, et c'est vachement long, l'éternité !
Mulan repoussa le minuscule dragon sous son armure.
-Oui, je sais. Excuse-moi, Mushu. Ne t'inquiète pas : je n'abandonnerai personne.
Elle accéléra le pas pour rejoindre Gaston qui était à l'arrêt, un genou à terre.
-Tend l'oreille, p'tit Ping.
Au-delà du cours d'eau, au-delà du bruissement des feuilles, quelqu'un semblait chanter.
-Qu'est-ce que c'est ? Demanda Mulan d'une grosse voix se voulant masculine.
Gaston passa la sangle de son tromblon sur son épaule avant de se relever :
-Le seul animal qui ne se chasse pas avec un fusil... Une femme !
Au pas de course, il disparut derrière les fourrés.
-Je sais que je t'ai fait une promesse, Mushu, se lamenta la jeune chinoise. Mais ne pas le tuer me demande un effort considérable.
Mulan retrouva Gaston quelques dizaines de mètres plus loin, dans la cour d'une petite chaumière aux murs claires. Les mains sur les hanches, gonflant la poitrine pour se faire plus imposants qu'il ne l'était, le français était en train de baratiner une grande brune aux cheveux longs et au teint clair.
De la terre sur sa longue robe jaune, elle tenait quelques carottes par les fanes.
En se rapprochant, Mulan s'aperçut que la jeune femme et Gaston se tenait debout dans un carré potager. Le vantard l'avait non seulement interrompu dans son travail, mais il écrasait désormais ses laitues.
A la vue de Ping, Gaston annonça, en posant une main lourde sur l'épaule de la jeune jardinière :
-Cette charmante créature nous invite à souper! Elle va même nous trouver un endroit où dormir.
Très gênée, Mulan reprit sa grosse voix d'homme :
-Mais le jour est encore jeune. Nous pouvons encore faire quelques kilomètres avant la tombée de la nuit.
Puis, elle ajouta à l'attention, la pauvre jeune femme, indéniablement contrainte :
-Veuillez excuser mon camarade, Madame.
La jardinière marmonna un semblant d'excuse que Gaston n'eut aucun remords à interrompre.
-Allons p'tit Ping, tu mets notre hôte mal à l'aise.
Il conclut d'un catégorique :
-Ça nous changera du bivouac.
À grandes enjambés, il quitta le potager et se dirigea vers la petite porte de la chaumière.
Observant la scène depuis les hauteurs d'un chêne, les tamias Tic et Tac étaient outrés:
-Hooo le mal élevé !
-Viens Tac, allons aider notre princesse.
-Tu as raison ! Je vais faire pipi dans sa bière, moi, à ce sale bonhomme !
...
-Avant de recevoir le prochain candidat, je me dois, une fois de plus, de vous faire part de ma désapprobation.
Le vieux Grimsby était rigide, guindé par déformation professionnelle. Bien que ce jour-ci, ce fut principalement par nervosité. Il réajusta sa lavallière et ses boutons de manchettes, comme pour prendre le temps de la réflexion, avant d'ajouter, sans pour autant regarder Hercule en face :
-Dois-je vous rappeler que c'est une intervention divine qui vous a élu, Votre Majesté?
Installé sur son trône, le dos courbé, les coudes en appuis sur les genoux, le jeune monarque s'excusa:
-N'y voyez pas là un manque de respect Grimsby, mais votre Dieu n'est pas le mien.
Hercule avait tenu à ce que son couronnement se fasse à huis clos et le plus rapidement possible.
Il portait les apparats royaux depuis moins d'une journée, et avait ouvert les portes de la salle du trône aux postulants, afin de choisir un remplaçant. Il avait également envoyé des invitations aux royaumes voisins, et fait part de ses intentions à la presse, dès le départ de Gaston.
Ce qui avait déplu au conseiller Royal au plus haut point. Que le nouveau roi, désigné par la main de Dieu, puisse chercher un successeur dans les petites annonces rendait Grimsby physiquement malade.
Toujours vêtu de son armure de cuir marron, Hercule arborait maintenant une épaisse cape d'hermine aux teintes dorées ainsi qu'une lourde couronne. Excalibur était toujours appuyée contre le trône.
Au premier coup de trompette, Hercule se redressa. D'une voix éraillée, un jeune garde annonça :
-Le Sir Cœur de steak! Grand vainqueur des dernières joutes de Nottingham!
Un grand chien en armure scintillante pénétra par l'imposante porte en bombant le torse, son casque en forme de museau sous le bras. Le regard crétin, de longues oreilles ballantes, l'anthropomorphe dégageait une suffisance mal placée.
Il ne fit qu'un pas à l'intérieur de la salle du trône. Son pied glissa sur une vieille dalle déchaussée. Le Sir Cœur de steak pivota sur lui-même à l'intérieur de son armure trop grande. Son casque s'écrasa sur les dalles avec fracas. Désormais devant derrière, le Dingo bascula sur le côté avec un cri guttural pathétique puis tomba dans les bras du jeune garde qui en lâcha son instrument. La sangle de la trompette s'enroula autour du cou de Sir Cœur de steak, qui bascula hors de la salle du trône, emportant dans sa chute le pauvre garde.
Grimsby se plaqua la paume de la main sur son visage :
-Votre Majesté, il n'est pas trop tard pour revoir vos plans…
...
Du revers de la main, il retira la moustache blanche que lui avait laissée sa boisson :
-Voilà ce que j'appelle une bonne bière !
Gaston reposa sa chope de bois ouvragée à côté de son potage.
-Merci Blanche !
-... Blanche-Neige, corrigea celle-ci d'un marmonnement inaudible.
Le soir était venu. De nombreuses lampes à huile baignaient la maisonnette dans une agréable lumière. Gaston, sous les yeux médusés de Mulan qui n'arrivait pas à le faire taire, dévoilait tous les détails de sa mission secrète à leur hôte timide. Tous les détails qu'il avait réussi à comprendre, pour être précis. Ce qui était toujours trop.
-C'est la raison pour laquelle mon p'tit Ping et moi-même avons entrepris ce voyage, conclu finalement le chasseur, légèrement éméché.
Leur jeune hôte contemplait son bol, vide depuis longtemps. Elle hésita puis d'une voix claire annonça :
-Rien de ce qui ne m'arrive depuis mon exil ne semble avoir de sens. Si vous me le permettez, j'aimerais me joindre à votre quête.
Mulan n'eut pas le temps d'intervenir. Gaston, après un rôt sonore, donna son accord :
-Bien sûr, avec joie !
Mulan explosa de rage :
-Des jours que je te supporte avec tes réflexions stupides et tes principes archaïques ! C'en est trop! Le roi m'a désigné, moi, comme étant à la tête de l'expédition ! Et c'est non. On ne prend pas de touristes dans une opération militaire !
Les deux autres firent des yeux ronds. La voix de Ping, sous le coup de la colère, avait mué vers quelque chose de plus crystalin.
-Ne le prenez pas mal, hasarda l'hôte, mais vous êtes une femme?
Mulan s'était sévèrement empourpré lorsque Gaston s'en mêla :
-Mais non, enfin, c'est un jeune soldat qui se donne des airs...
Il prit le temps de la réflexion. Alors que Mulan s'apprêtait à reprendre la parole, le chasseur continua, avec une lueur de compréhension dans le noir de ses yeux :
-Comment ai-je pu ne pas le voir ? J'avais pris tes regards en coin pour une tension virile, mais tu es bien une femme! Et tu éprouves du désir à mon égard, ce qui est tout naturel…
-Ho, Gaston, je t'en prie, repris finalement Mulan que cette idée écœurait au plus haut point.
Elle dénoua son chignon. Sa chevelure d'encre mi-longue retomba sur ses épaules, cadrant un visage toujours sévère.
-J'ai dû me faire passer pour un homme, continua-t-elle. Sinon mon père aurait été enrôlé de force.
Elle déglutit, émue :
-Il est bien trop âgé... Si un quelconque conflit venait à éclater...
-Tu aurais dû me le dire, p'tit Ping!
Sa fierté inexplicablement atteinte, Gaston avait croisé les bras.
-Mon nom est Mulan. Et je n'ai aucune confiance en toi.
Ce fut l'estocade de trop. Le grand brun se redressa, pris appui sur la table puis du bout de l'index pointa l'armure de sa compagne de voyage :
-Je sais garder un secret ! Je ne t'ai jamais demandé pourquoi tu gardais un lézard dans ton armure !
Avec une souplesse féline, Mushu jaillit soudain d'entre les plaques de l'armure. Il se dressa de toute sa fierté, une trentaine de centimètres, entre le pichet d'eau et les couverts.
-Je suis un Dragon! Dragon! Y a pas d'lezard! Nous ne parlons pas la même langue.
La créature aux écailles carmin, aux reflets orangés, montrait les crocs. De minuscules crocs.
-Retiens-moi Mulan, ou je vais le fumer !
Délicatement, la jeune soldate ramena le dragon vers elle. Il lui monta le long du bras, s'enroula autour de son cou puis feula en direction du Français. Mulan s'était calmé. Elle ajouta :
-Pour ce que j'en sais, tu pourrais aussi bien vouloir garder ses roches pour toi.
Le ton morne, Gaston se laissa retomber sur sa chaise :
-Pourquoi faire ? Rentrer ?
Comme s'il venait de dessouler d'une vie d'enivrement, il expliqua:
-D'où je viens, j'étais considéré comme un héros. J'ai voulu épouser une fille qui ne m'aimait pas. J'ai voulu la sauver d'un monstre qui n'en était pas un. En vérité, j'étais le seul monstre de mon histoire. Et je l'ai payé de ma vie.
Il enfonça son regard dans celui de Mulan:
-Sois tranquille Femme, je n'ai aucune intention de retourner d'où je viens.