Si Vis Pacem...
I –The enemy
Grevburg était un village de pêcheurs tranquille installé très loin au nord-ouest des steppes barbares, tout près du cap de Givre, où la mer était redoutable, mais généreuse en poisson. L’hiver revenait, et le village était alors bondé de pêcheurs venant de presque toute la côte. A Grevburg, donc, on était habitué aux étrangers, même si certains avaient une étrange apparence.
Mais quand cet étranger-là débarqua, un soir de pluie torrentielle, dans l’unique taverne du village, toutes les voix, aussi bien les conversations amicales, que les cris et les éclats de rire des ivrognes, les chants des marins et les racolages des prostituées, s’éteignirent, cédant place à un silence inquiétant. On n’entendit plus alors que le dégouttement de l’eau qui coulait du toit, le bruissement de la cape de l’étranger, et le martèlement de ses bottes contre le sol poussiéreux. Il s’installa sans un mot au bar, et les conversations reprirent, mais elles s’étaient réduite à des murmures craintifs.
« Que désirez-vous ? demanda le tavernier.
Le silence tomba à nouveau. Sans un mot, le visage toujours dissimulé par son ample capuchon, l’étranger se tourna vers lui. Personne ne rompit l’écrasant silence, mise à part l’eau de pluie qui dégoulinait du toit. Alors que le tavernier semblait prêt à répondre quelque chose, sa tête explosa littéralement, comme une citrouille trop mûre que l’on fendrait d’une hache, projetant du sang et de la cervelle sur les murs, le comptoir, le sol et la robe de l’étranger qui ne bougea pas. Le corps décapité s’effondra avec de violents spasmes. Immédiatement, des marins dégainèrent leur cimeterre. L’étranger se retourna vers eux, et l’acier de leurs lames fondit. Leurs corps prirent feu presque en même temps, et le reste de l’assistance commença à prendre la fuite, paniquée. Des flammes jaillirent du sol, encerclant l’auberge, et le vent souffla de plus en plus fort, jusqu’à arracher le toit poutre par poutre. La pluie tomba dans la pièce, mais une pluie étrange, un liquide rouge qui brûlait les chairs qu’il touchait, et la tempête reprit de plus belle. Les éléments se déchaînèrent sur Grevburg. Et au milieu du chaos et des hurlements, l’étranger restait immobile, comme s’il était totalement extérieur à la scène de cauchemar qui se déroulait autour de lui.
Feu, foudre et grêle s’abattirent sur le village, fracassant les os et brûlant ceux qui avaient pu se mettre à l’abri. Enfin, le vent se leva, et balaya les ruines. La tempête cessa. Le silence finit par retomber sur Grevburg.
Quelques silhouettes hagardes arpentèrent les décombres, des rescapés du cataclysme. C’étaient toutes des jeunes femmes, en âge d’avoir des enfants. L’étranger s’approcha d’elles, et les voyant trembler de terreur, leva les mains en signe de paix.
-Je ne vais pas vous tuer, murmura-t-il.
Toutes étaient trop choquées pour répondre. La plupart fondirent en larmes.
-Suivez-moi, ajouta Scatar. »
……………
Il se réveilla en sursaut, son torse nu ruisselant de sueur. Menarnar rejeta ses draps et se leva. Il crut entendre un dernier murmure, mais le bruit s’évanouit rapidement, cédant place au sifflement continu de la brise froide qui pénétrait dans sa chambre par tous les interstices que les vieilles pierres des murs lui offraient. Les voix étaient parties. Menarnar se rassit lentement. Il n’y avait personne d’autre dans la pièce. Sorrow, son épée, se trouvait toujours là où il l’avait posée la veille. Le jeune homme soupira, et massa son front moite.
Cela faisait plusieurs nuits que les voix venaient troubler son sommeil, rôdant comme des fantômes autour de lui à son réveil. Ce n’étaient guère que des murmures, et Menarnar ne parvenait jamais à en saisir le sens. Il contempla ses mains. Il s’était débarrassé de l’anneau de son ancêtre après avoir tué Azmodan, laissant l’objet maudit dans la salle souterraine, qui depuis avait été scellée par les druides, quelques jours après le départ des héros. Menarnar avait finalement décidé de rester à Xanidrya. La période sombre qu’il avait connu de la mort de Miniryak à celle d’Azmodan était terminée, mais tout ne pourrait jamais redevenir comme avant, comme quand il était enfant.
A aucun moment, d’ailleurs il n’avait envisagé de revenir vivre auprès de ses parents. Cette époque était révolue, tout comme celle des combats et des massacres. Menarnar avait besoin de tranquillité pour repartir d’un nouvel élan. Il avait été arraché plus d’un an plus tôt à tout ce qu’il connaissait, puis écarté du reste de l’humanité pendant des mois. Il avait besoin de temps.
Et pourtant, pensa-t-il amèrement, il n’en aurait guère. La Guerre commencerait sans doute dès l’an prochain. Sans parler de ces voix…
Menarnar s’allongea de nouveau, l’esprit troublé. Il ne parvint cependant pas à retrouver le sommeil.
……………
Le ciel se teinta peu à peu des couleurs pastel de l’aube. La neige autour d’eux rosissait, et les lacs gelés ressemblaient à autant de flaques de lumière liquide, tandis que le soleil orangé paraissait de derrière une montagne. L’aube se levait doucement. La vallée en contrebas du sentier fut bientôt baignée dans une magnifique lumière vermeil, mais qui n’apportait aucune chaleur, aucune vie, comme une statue superbe, mais qui n’est rien de plus que de la pierre froide. Tandis que le soleil apparaissait lentement, tel un acteur préparant avec soin son entrée sur la scène, la lumière éclaira progressivement toute la vallée recouverte d’un linceul de neige immaculée, la transformant en paysage lunaire, mort et immobile, un chaos de scintillements cristallins. La lumière atteignit enfin la corniche où ils se tenaient, et Katenbau dut protéger ses yeux de sa main pour ne pas être aveuglé. Il observa Wolkaernis, le village qu’ils venaient de quitter, et qui se trouvait plusieurs centaines de mètres en contrebas. Le dernier bastion de civilisation…
Metaxa le rejoignit.
« Serons-nous bientôt arrivés ? Demanda le barbare.
-Nous avons à peine couvert le quart de la distance. Et maintenant, nous allons devoir progresser dans les montagnes. Il n’y a pas beaucoup de cols praticables dans les Kwol-Tak-Kren, à plus forte raison en hiver. Le voyage sera long, et très difficile. Nous devrons nous hâter pour atteindre le plus haut sommet avant le printemps.
-Ce sera si long ?
Metaxa haussa les épaules en souriant.
-Seulement si nous avons de la chance. Parmi ceux qui entreprennent de traverser les Kwol-Tak-Kren à pied, peu nombreux sont ceux qui réussissent.»
Puis elle repartit. Katenbau fit signe au reste du groupe, qui se trouvait derrière lui, et ils reprirent leur route, peinant dans la couche de neige épaisse de plusieurs décimètres.
……………
Ke-lok’tan entoura de ses bras la taille de Vedila.
« Ton pays ne connaît donc que l’été ? demanda le barbare.
L’amazone contempla le superbe lever de soleil qui s’offrait à eux depuis la terrasse de sa villa. Alors que les premières neiges tombaient sur la moitié de Sanctuary, la brise marine qui venait s’échouer en soupirant sur le littoral de Lycander et ses vieilles cités de pierre était encore douce.
-Et le tien ne connaît que l’hiver, soupira-t-elle.
Le barbare sourit. A Harrogath, en été, il faisait bien plus chaud que dans l’archipel amazone, mais peu le savaient. Le soleil sortit de derrière un nuage, et une douce lumière illumina la terrasse autour d’eux. Il sourit de nouveau. Les îles amazones étaient un véritable paradis sur terre.
-Cet endroit est merveilleux, dit-il.
Vedila se retourna, et passa son bras derrière la nuque de Ke-lok’tan.
-Ce serait un désert sans toi, mon amour. »
Elle l’embrassa, puis retourna dans leur chambre, sublime même dans sa robe de chambre. Un ange…
Ke-lok’tan se retourna, et s’accoudant à la balustrade de pierre, contempla le lever du soleil, laissant ses pensées s’égarer. Un paradis…
……………
Scatar attendit patiemment au sommet de sa tour. Les premiers démons étaient arrivés la nuit dernière. Tous ceux qui étaient présents sur Sanctuary répondraient à son appel. La plupart mourraient en chemin, mais cela importait peu.
Il leva le regard. Un groupe de créatures ailées approchaient. C’étaient des balrogs. Leurs grandes ailes membraneuses se replièrent, et ils se posèrent cercle autour de lui, au sommet de la grande tour. Tous s’agenouillèrent, jetèrent leurs armes et touchèrent la pierre noire de leur front en signe de soumission totale, comme il l’exigeait la tradition en enfer. Scatar s’approcha de celui qui portait l’armure la plus impressionnante.
« Es-tu mon serviteur ? demanda Scatar.
Le balrog resta silencieux quelques instants, comme s’il hésitait à parler en présence du plus puissant des démons. Enfin, il répondit :
-Jusqu’à la mort.
-Alors suis-moi, toi et tes sbires. »
Scatar se dirigea vers un escalier en spirale. Les démons le suivirent en silence.
L’intérieur de la tour était fait de la même pierre noire que le plafond. Ils traversèrent de nombreuses salles immenses, passèrent sur des arches qui enjambaient des gouffres de ténèbres, descendirent des escaliers sans fin, avant de parvenir dans une salle éclairée seulement par quelques torches, où stagnait une forte odeur de paille, et de déjections. Scatar ouvrit la lourde porte, et s’écarta pour laisser entrer les balrogs. Les occupantes de la pièce se tassèrent dans les coins non éclairés, tentant vainement de se dissimuler à la vue des démons.
Scatar leva les mains, et des formes pâles se traînèrent sur le sol. Les jeunes femmes, nues et terrifiées, rampèrent pour échapper au démon, mais celui-ci les attira à lui de la seule force de sa pensée. En voyant un sourire apparaître sur sa face, elles se blottirent les unes contre les autres.
-Je vous les confie, murmura Scatar, puis il quitta la pièce. »
Les balrogs restèrent quelques secondes sans bouger. Puis ils se débarrassèrent de leur armure, et du pagne qui dissimulait leur bas-ventre, laissant apparaître des pénis d’une taille choquante, qui frémirent dès que les démons s’approchèrent des jeunes femmes.
Un cri de douleur atroce monta dans les ténèbres de la salle close. Puis un autre. Et encore un autre.
Un invocateur des ténèbres l’attendait à la sortie de la salle. Scatar l’avait choisi pour sa perspicacité et sa servilité.
« Votre plan se déroule-t-il comme prévu, maître ? demanda celui-ci d’un ton mielleux.
-A merveille, sourit Scatar. Nous disposerons bientôt de nos premiers demi-démons. Cependant, je crains que le nombre d’humaines ne soit pas suffisant pour que nous puissions disposer d’un armée assez conséquente.
-Je me charge de lancer des expéditions pour en ramener davantage.
-Ne me déçois pas. »
……………
« Ils sont en route, Maître, dit Lëkor.
-C’est parfait, fit la voix du Très Saint. Qu’en est-il de leurs pouvoirs ?
-Je ne m’en suis pas encore chargé.
-Il faudrait que tu le fasses, mais cela peut attendre. J’ai découvert plus important encore. Le pouvoir de ce barbare est celui de l’Unique. Je pense avoir compris ce qui se passe. Je vais te confier un secret qu’aucun autre archange ne connaît.
-Vous pouvez avoir pleine confiance en moi, Très Saint.
-A la vérité, je n’ai pas toujours été du côté du Bien. J’ai été le Seigneur des ténèbres, j’ai régné sur l’Empire des ombres.
L’archange ne répondit rien.
-Scatar était alors dans le camp du Bien. Mais il s’est fourvoyé. Il a quitté la voie du Bien, et Thao a du dépenser une immense énergie pour me ramener à la Lumière, afin de rétablir l’équilibre. Scatar en a alors profité pour bannir Thao hors du monde réel. Et le Grand Conflit a commencé.
Je ne sais pas comment, mais Thao a sans doute assisté au Grand Conflit. Après tout, il est le Créateur. Ses pouvoirs sont immenses. Il a sans doute prévu le retour de Scatar, et la destruction de l’équilibre qu’il a toujours cherché. Il a placé ses pouvoirs en ce barbare pour défaire Scatar.
-Mais si Scatar est vaincu, alors l’équilibre ne sera-t-il pas rompu de toute manière ?
-C’est vrai. Mais si Scatar est détruit, hypothèse hautement improbable, son essence est liée à la mienne, autrement dit, je mourrai avec lui. Cependant, ma mort même ne saurait rétablir l’équilibre. J’en viens à la conclusion que Thao à renoncé à entretenir l’équilibre, et qu’il préfère laisser au Bien plutôt qu’au Mal. Mais ce n’est pas là le sujet de notre conversation. J’ai une dernière mission à te confier Lëkor, avant la Dernière Bataille.
-Je suis à vos ordres.
-En vérité, Katenbau n’est pas le seul élu de Thao. Il semblerait qu’il y en ait un autre, qui sera autrement plus difficile à convaincre.
-Et qui est-il ?
-Tu le connais déjà. »