Si Vis Pacem...
Prologue –Back in black
L’écho de l’immense fracas finit par se perdre dans le lointain. Le silence retomba, et, après son ouïe, ce fut au tour de son toucher d’être agressé. Le froid, un froid mordant, l’envahissait. Il sentait aussi le contact glacé de la pierre sur son dos.
Il ouvrit les yeux. Le ciel, gris acier, étendait sa voûte uniforme au dessus de lui. Il se releva. Il était nu. Son regard se posa sur son corps. Sa bouche fine s’étira en un mince sourire. C’était celui d’un humain, un mâle. Douce ironie…
Une cape apparut autour de lui, couvrant son corps d’une pâleur presque cadavérique. Il releva sa capuche, et contempla le paysage autour de lui. Il se trouvait au sommet d’une tour à base circulaire. Comme il s’approchait du bord, il aperçut de hautes falaises de glace, qui devaient être les limites de la vallée dans laquelle s’élevait la tour, sa tour.
Il s’assit, ses jambes pendant dans le vide; en dessous, le sol devait se trouver à largement quatre cent mètres en contrebas. Il resta là, à ressasser les souvenirs de son existence millénaire, sans bouger, pendant des heures.
Après des centaines de millénaires de captivité, il était de nouveau libre. Et le monde avait changé. Depuis sa prison du Tartare, il avait vu la Guerre du Péché commencer, faire rage, et s’achever sur la mort de ses quatre fils.
Et pourtant, les évènements allaient en sa faveur. Lluelmêth était trop affaibli pour continuer le combat, et ses serviteurs étaient presque tous confinés dans le paradis. Et tous les démons n’étaient par encore vaincus. L’Enfer regorgeait de dizaines de milliers d’entre eux, et ils n’attendaient que le retour d’un chef pour s’unir. Il ne restait qu’un obstacle : ceux qui avaient vaincu les quatre démons primaires et les quatre démons secondaires, les hommes.
Il pouvait les voir, grouillant partout de par le monde, affairés à leurs commerces, à leurs conflits, à leurs vies misérables. Lorsqu’il les aurait vaincu, la création toute entière serait sous sa domination, car la chute de Sanctuary précipiterait celle de son frère.
Mais il ne devait pas répéter les erreurs de ses fils. Les hommes étaient sans doute plus forts qu’ils ne le paraissaient. Il lui faudrait être prudent, et les anéantir plutôt qu’essayer de les convertir. Et pour cela, il faudrait leur opposer un adversaire à la hauteur…
…………….
Sarey bâilla à s’en décrocher la mâchoire. La nuit tombait sur les quartiers pauvres de Kingsport. Il ne viendrait plus de client pour la journée. La diseuse de bonne aventure rangea ses cartes, ses ossements de volaille et sa boule de cristal, qui n’était d’ailleurs pas plus faite de cristal que sa caravane poussiéreuse n’était le palais du Roi.
La vie était dure, pour les voyants et les devins, aujourd’hui. Sarey contempla les maigres revenus de la journée. A peine cent pièces de bronze, tout juste de quoi acheter à manger. Elle se saisit d’une des bougies, et se dirigeait vers le fond de la roulotte lorsqu’elle vit.
Car Sarey inventait certes une large part de ses prédictions, mais il lui arrivait parfois d’avoir des visions de l’avenir.
Des flammes. A perte de vue. Une cité en flammes. Sarey reconnut Kingsport. Son regard fut alors entraîné vers le nord, irrésistiblement. Elle vit une autre cité, presque aussi grande, avec une immense tour en son centre. La tour était à moitié effondrée. C’était Duncraig, la capitale du Westmarch. Puis elle continua, vers le nord. Une large plaine s’étendait, coincée entre une mer qu’elle savait être le golfe du Westmarch, et la chaîne de Tamoe. Les vallées grouillaient de soldats en armure noire. La plaine déboucha subitement sur les steppes barbares. Sarey était toujours attirée vers les nord, de plus en plus fort , de plus en plus vite. Une autre cité en flammes passa sous son regard. Les cris des enfants que l’on égorgeait… Tout passait très vite devant elle, et sa vision se brouillait. Une montagne, avec à son pied une citadelle, elle aussi livrée au feu… les râles d’agonie des guerriers… l’odeur de la cendre, de la chair brûlée… Les montagnes, au nord, aux flancs couverts par de noires légions d’ennemis… les sommets déchiquetés, couverts de neige sanglante sous la lune gibbeuse, puis la mer glacée, couverte par une banquise sur laquelle des dizaines de milliers de guerriers attendaient… et enfin l’île maudite… un chaos de glace, puis une grande dépression circulaire, avec au centre une tour… et sur la tour… la noirceur… le mal incarné…
Sarey s’effondra, en transe. La bougie lui glissa des mains. Elle se tordit, prise de convulsions violentes, tandis que la flamme se répandait doucement sur le parquet de bois. Ses yeux roulèrent, et son visage affichait un masque de terreur absolue. Elle sembla se flétrir à vue d’œil, et ses convulsions empirèrent. Ses cheveux devinrent blancs. Le feu s’étendit aux meubles et aux murs de la roulotte. Le bois sec s’enflamma rapidement. Puis Sarey cessa de bouger. Des filets de sang coulèrent de ses yeux et des commissures de ses lèvres, et sa bouche resta figée dans un cri muet. Les flammes commencèrent à lécher son corps. L’incendie envahit toute la pièce et la dévora, consumant tout sur son passage.
………….
A des lieues et des lieues de là, Scatar sourit, une lueur de plaisir éclairant ses yeux azur. Il avait soif de mort, et celle-là n’était qu’une goutte. Il allait bientôt s’abreuver à l’océan.