Si Vis Pacem...
II –Enter sandman
« Voilà les Kerus-an-Ammôn, les Dents Miroitantes, les plus hauts sommets de la chaîne, dit Metaxa en montrant du doigt un immense massif rocheux qui les surplombait de plusieurs centaines de mètres.
Les Kerus-an-Ammôn ressemblaient à une seule montagne gigantesque, sur laquelle quelque titan ou immense dieu nordique de la guerre aurait abattu sa hache. La montagne se divisait à une certaine hauteur en deux pics, laissant au centre une large dépression dans laquelle s’amoncelaient d’impénétrables brumes. Les deux pics étaient strictement identiques, comme s’ils étaient chacun le reflet de l’autre dans un miroir. Leur deux sommets se perdaient dans les nuages.
-Là vivent les Nuskris, continua Metaxa, en montrant du doigt la vallée perdue dans le brouillard. C’est une tribu étrange. Ils n’ont jamais de contact avec aucun étranger. »
Ils repartirent, commençant l’ascension des pentes déchiquetées par le vent des Kerus-an-Ammôn. Cela faisait plus de deux mois, maintenant, qu’ils peinaient dans les reliefs escarpés de la chaîne, endurant le vent, les blizzards, et le froid mordant le jour, et dormant dans la promiscuité d’une caverne la nuit.
La pente, assez faible au début, se faisait de plus en plus escarpée en approchant de la vallée. A cent mètres en dessous de celle-ci, ils se retrouvèrent devant une paroi verticale.
Katenbau se hissa en gémissant sur le rebord de la falaise abrupte, et se laissa rouler sur le sol rocailleux et dénué de toute végétation. Metaxa le rejoignit rapidement, suivie de Nera, Minnoca, Fiacla-Géar et enfin d’Omatir, qui avait été désigné dernier de cordée du fait de sa robustesse.
Ils se trouvaient à l’endroit où la montagne se séparait en deux sommets. Un sentier s’étirait devant eux, délimité par des parois rocheuses inclinées vers l’intérieur, et menant à la vallée perdue dans la brume où vivaient les Nuskris. Les deux sommets semblaient, de là où ils se trouvaient, s’incurver comme pour se rejoindre en une arche titanesque à des milliers de mètres au dessus d’eux.
Tandis qu’ils s’avançaient en suivant le sentier, Katenbau demanda :
-Sommes-nous au moins certains que ces Nuskris n’auront pas une attitude hostile envers nous ?
Metaxa haussa les épaules.
-Si Lëkor nous a dit de venir ici, c’est sans doute que… »
Elle fut coupée par une flèche qui se planta dans le tronc rabougri d’un arbuste mort depuis des années, juste derrière elle. Une douzaine de guerriers se tenait sur les parois rocheuses qui encadraient le sentier. D’autres apparurent devant et derrière eux, leur bloquant toute retraite. Ils étaient vêtus d’épais manteaux de fourrure, et armés soit d’arcs, soit de javelots. Ils avaient tous le teint mat, les yeux légèrement bridés, le visage imberbe, et les cheveux longs et sombres, coiffés en chignon dans lesquels ils avaient coincé des plumes d’aigle. Katenbau nota que le nombre de plumes variait d’un combattant à l’autre.
L’un des guerriers baragouina un ordre à ses camarades, puis leur fit signe de les suivre.
Les sept héros furent amenés à un village perdu au milieu des brumes, niché au creux de la vallée. Ce dernier était protégée par une haute palissade de bois, au pied de laquelle attendaient un petit groupe de Nuskris.
« Que vont-ils nous faire ? murmura Katenbau.
Metaxa haussa les épaules.
-Que sont ces plumes dans leur cheveux ? demanda Minnoca. Une parure guerrière ?
-Une plume veut dire un ennemi tué, expliqua Metaxa.
-Alors ce doit être leur chef, suggéra Katenbau en montrant un des Nuskris, dont le chignon était orné d’une bonne cinquantaine de plumes, qui formaient une collerette circulaire derrière sa tête.
Comme s’il avait deviné que l’on parlait de lui, le nuskri s’approcha d’eux avec une expression sinon hostile, au moins méfiante. Il les dévisagea l’un après l’autre; son visage afficha soudainement une expression de fureur mêlée de dégoût lorsqu’il vit Metaxa.
-Toi ! hurla-t-il. »
……………
« Votre altesse ?
-Qu’y a-t-il ?demanda Grihor en se tournant vers son interlocuteur.
Le sculpteur émit un grognement.
-Pardonne-moi, Phinéas.
-Excusez-moi, sire, mais un rapport de la plus haute importance vient de m’être remis par l’un de nos capitaines, qui croisait dans le nord du golfe.
-Je vous écoute, amiral Greene.
-Je préfèrerais en parler en privé, Votre Altesse. Cela concerne des choses confidentielles.
-Phinéas est un homme de confiance, répondit Grihor.
Le sculpteur balbutia un remerciement avant de revenir à son travail. Greene, lui, eut une moue de désapprobation.
-Cela concerne les attaques sur les villages du nord. Il y en a eu d’autres. Une fois encore, il n’y a pas eu de survivants pour raconter les évènements.
-Malheur ! Tempêta Grihor. Savez-vous au moins si c’est là l’œuvre de pirates ?
-Altesse ! cria le sculpteur.
-Excuse-moi, Phinéas, dit Grihor en reprenant la pose.
Tous les rois de Westmarch devaient avoir une statue grandeur nature à leur image. Celle-ci était exposée sur une place de Duncraig, la capitale du royaume, choisie par le roi lui-même une fois terminée. Phinéas était un sculpteur de grande renommée, et la statue était impressionnante de réalisme. Au grand soulagement de Grihor, qui n’appréciait guère d’être contraint de rester figé dans une position inconfortable des heures durant, de surcroît vêtu d’un manteau de cérémonie passablement pesant, la sculpture était presque terminée. Phinéas achevait son visage.
-Comme je vous le disais, altesse, reprit l’amiral, nous ne disposons d’aucun témoignage. L’état des ruines laisse cependant deviner une intervention magique.
-De quel classe ?
-Supérieure, sire, à n’en point douter.
L’administration royale avait créé des catégories afin de répertorier tous les moyens d’attaque employés par les bandits et les pirates. Ainsi, on ne perdait pas de temps à envoyer la moitié des meilleurs mages du pays à la poursuite d’un bandit ne maîtrisant guère que le trait de feu, simplement à cause du témoignage exagéré d’un paysan à qui la peur et la superstition font perdre le bon sens.
-Vous pensez à des démons ?
-Sans aucun doute, répondit l’amiral Greene.
-Malédiction ! jura Grihor. Doublez les effectifs prévus pour le nord du golfe! Faites patrouiller nos navires sur toute l’entrée du golfe. Que personne ne puisse atteindre nos côtes sans être vu ! Et que chaque navire inconnu soit abordé après deux sommations ! Cela ne peut plus durer !
-Ce sera fait, Altesse. Puis-je me retirer à présent ?
-Vous pouvez disposer, amiral.
Owen Greene sortit de la pièce d’un pas pressé, sa cape voltigeant derrière lui.
-En as-tu bientôt terminé, Phinéas ?
-J’achève la barbe de Son Altesse. »
Quelques minutes plus tard, en effet, il en avait fini. Grihor, soulagé, retourna à ses appartements. Ils étaient vides. Il se dirigea vers le balcon.
Le soleil se couchait sur Duncraig, embrasant l’horizon. Il resta accoudé quelques instants à la balustrade à contempler le paysage.
Duncraig, bien que moins peuplée que Kingsport, était la capitale du Westmarch, la cité des Rois. La ville était nichée au creux des collines qui marquaient l’extrémité méridionale de la chaîne de Tamoe, dans une plaine étroite où s’écoulait paisiblement la Hwèthrïvar, qui se jetait ensuite dans le Grand Océan au niveau de Kingsport. D’après la légende, Duncraig était plus ancienne que le royaume même, elle aurait été construite par les maîtres d’un empire immense, bien avant l’arrivée du premier roi. La cité, de forme circulaire, était dominée par une tour centrale d’une hauteur dépassant tout autre édifice dans Sanctuary, où résidait le roi. De la tour partaient quatre longs ponts surplombant le reste de la ville, orientés selon les quatre points cardinaux, qui rejoignaient ensuite la muraille circulaire. Celle-ci était puissante, haute d’une vingtaine de mètres, et assez épaisse pour que quatre hommes en armes puissent marcher côte à côte sur le chemin de ronde sans se gêner. A l’extérieur de la cité vivaient de nombreux cultivateurs qui profitaient de la fertilité des terres assurée par les crues régulières de la Hwèthrïvar.
Le soleil disparaissait lentement à l’ouest, et l’ombre des collines s’allongeait régulièrement sur les champs de céréales qui encerclaient Duncraig. Grihor laissa son cœur s’emplir d’une douce mélancolie à la vue de ce décor fantastique.
« Dois-je conclure que le supplice de ce malheureux sculpteur est enfin terminé ? fit une voix féminine.
Grihor se retourna. C’était Ercala.
-Ma Reine…
-Cesse de m’appeler ainsi, tu es ridicule ! railla-t-elle. Et quelle est cette manie de laisser pousser ta barbe en mon absence ?
Elle revenait d’une visite à Kingsport.
-Un roi ne peut-il faire comme il l’entend dans son royaume ? feignit de s’insurger Grihor.
-Tu es peut-être roi mais tu ne sera pas maître ici tant que je ne l’aurai pas décidé.
Il soupira. Ercala était d’une telle autorité que les serviteurs du palais avaient pour coutume de la surnommer «la Tyrannique».
-Alors tu admets que je suis au moins le maître en ton absence, sourit Grihor.»
……………
« Hé bien qu’y a-t-il ? demanda Scatar d’un ton irrité.
Il suivit néanmoins l’invocateur des ténèbres.
-J’espère que tu ne me fais pas perdre mon temps.
-Vous ne serez pas déçu, assura servilement le démon.
Ils atteignirent une salle peu exposée à la lumière du jour au centre de laquelle une jeune femme, visiblement enceinte, était allongée sur une table autour de laquelle de nombreux démons mineurs s’affairaient. La femme hurlait de douleur, tandis que les démons étaient de plus en plus agités.
-Est-ce… sourit Scatar.
Un autre cri se mêla à celui de la jeune femme. Celui d’un enfant. Une succube se saisit du bébé et le présenta à Scatar.
Celui-ci le contempla en silence. Le bébé paraissait presque normal. Il était cependant plus grand qu’un jeune humain, avait le teint légèrement olivâtre, et les traits de son visage étaient plus grossiers. Enfin, son corps était déjà doté d’une musculature assez importante.
-Le premier de tous…
-La gestation est très courte, maître, l’interrompit l’invocateur des ténèbres. Il y a fort à espérer que la croissance sera rapide également.
-La mère ? demanda la succube.
-Tuez-la.
L’instant suivant, la jeune femme avait la gorge tranchée. Scatar et l’invocateur des ténèbres quittèrent la pièce.
-Vous le confierez aux succubes, et dès qu’il marchera, vous chargerez les balrogs de l’entraîner. Que quiconque osera mettre sa vie en danger soit exécuté dans la minute. Combien y a-t-il d’autres enceintes ?
-Un petit millier. Trois raids doivent revenir bientôt, et nous en ramener deux cent.
-Parfait. Il nous faut cinq mille mères avant la fin de l’hiver, c’est compris ?N’hésitez pas à réutiliser celles qui ont déjà servi si elle semblent capables de procréer une seconde fois. Il va falloir tirer d’elles le maximum.
-Ce sera fait, maître. »
L’invocateur des ténèbres se retira. Scatar monta au sommet de sa tour, et là, contemplant le désert de glace qui s ‘étendait à perte de vue, il laissa ses pensées vagabonder. Le premier semi-démon était né. Bientôt, ils seraient une armée. L’armée la plus meurtrière que la création ait jamais connu. Les quelques dizaines de démons qui étaient sous ses ordres n’allaient pas tarder à se rendre compte qu’il comptait les remplacer par ses semi-démons. Lorsqu’il aurait suffisamment de génitrices, il se débarrasserait d’eux.
Scatar décida d’observer l’ennemi, comme il aimait souvent le faire lorsqu’il était seul au sommet de sa tour. Il laissa son regard passer tel un vent funeste sur le monde. D’abord son île, forteresse naturelle imprenable, puis la mer gelée, et recouverte d’une épaisse banquise. Son armée passerait là, plus tard. Puis de hautes montagnes. Derrière, il le savait, il y avait une immense plaine, où se dressaient deux cités. Mais quelque chose retint son attention dans les montagnes. Quelque chose qui lui échappait, quelque chose qu’il ne parvenait pas à reconnaître, mais qu’il avait déjà croisé dans le passé. Un pouvoir… Une menace…
Scatar chassa le doute qui s’insinuait dans son esprit. Cela faisait deux mois qu’il observait ce monde. Aucun être puissant n’aurait pu lui échapper. Certes, il le savait, une poignée d’humains avaient réussi à vaincre les Trois. Ceux-là seraient à surveiller. Mais ils n’étaient pas une menace. Il pouvait les balayer d’un revers de main, comme lorsqu’on chasse quelque insecte importun. Pourtant, il y avait quelque chose dans ces montagnes, quelque chose qui, patient, attendait, un peu comme lui avait attendu lorsqu’il était emprisonné dans le Tartare. Il y avait quelque chose, et ce quelque chose le préoccupait.
……………
Ils cessèrent leur long galop lorsqu’ils virent les lueurs vacillantes de feux de camp, à peine perceptibles dans la nuit. Leur chef sauta de cheval et se dirigea en le guidant par la bride vers le campement. Suivant les ordres de son second, ses hommes firent de même.
Invisibles dans la nuit, ils s‘approchèrent le plus discrètement possible du campement, et l’encerclèrent. La lune sortit de derrière un nuage, et éclaira la scène. Les démons étaient environ cinquante, et étaient principalement massés à l’intérieur d’un cercle délimité par des feux de camp. Il s’agissait principalement d’engeances démoniaques, des rescapés de la guerre de la destruction. Les guetteurs ne tardèrent pas à remarquer, à la lueur pâle de la lune, la trentaine d’ombres qui les encerclaient.
Ils donnèrent le signal en même temps que leurs assaillants. Les démons se ruèrent sur leurs armes, mais les barbares étaient déjà sur eux. Les guetteurs furent balayés.
Les barbares étaient mus par une soif de vengeance insatiable envers ceux qui les avaient vaincus treize ans auparavant. Leur assaut était d’une sauvagerie ineffable, mais c’était une véritable furie sanguinaire qui guidait leur chef. Hösrok se fraya un passage à la faux de guerre à travers ses ennemis. Tranchant l’un d’eux au niveau de la taille, il sortit de la mêlée. Une troupe d’engeances le chargea. Avec un hurlement enragé, il fonça à leur rencontre. Le premier démon fut sectionné verticalement de la tête jusqu’au bassin, laissant le passage libre à la faux de guerre de Hösrok qui en transperça un second. Le barbare asséna un violent uppercut à un adversaire qui arrivait sur sa gauche, stoppant net son attaque, retira son arme du corps du démon qui s’effondra, para un coup venant de la droite, trancha d’un vaste mouvement circulaire le bras du démon auquel il avait déjà asséna un coup de poing, se retourna, décapita celui dont il avait bloqué l’attaque, se retourna derechef, éventra le démon à sa gauche, et continua ainsi, tournoyant sur lui même, fauchant toutes les cibles passant à sa portée, faisant jaillir le sang et les entrailles, avant de se retrouver de nouveau isolé du reste du combat.
Sa troupe avait facilement enfoncé le flanc gauche des démons, mais celle d’Emund n’avait pas eu autant de succès, se heurtant à une résistance plus farouche.
« Suivez-moi ! hurla-t-il, chargeant les démons qui repoussaient maintenant Emund et ses hommes hors du campement. A mort ! »
Et il chargea à nouveau, semant la mort sur son passage, fauchant les membres et sectionnant les os. Bientôt, il se retrouva face à un balrog qui mesurait presque deux fois sa taille. Nullement décontenancé, Hösrok attaqua, mais le démon bloqua ses premiers assauts. Mais la charge avait permit à Emund de reprendre la contrôle de la situation, et la douzaine de démons survivants fut de nouveau encerclés. Alors que le balrog s’apprêtait à placer une contre-attaque, une épée à la large lame le traversa de part en part. Hösrok profita de son hoquet de douleur pour viser la gorge.
La tête jaillit avec un flot de sang qui recouvrit la moitié du visage d’Hösrok. Celui-ci abattit encore quelques démons, mais la bataille était déjà scellée.
-Pas de dégâts ? demanda Hösrok lorsque le dernier démon fut dûment décapité.
-Aucun mort, aucun blessé, sourit Emund. Quelques bêtes ont été effrayées par le combat, mais nous les retrouverons au matin.
-Bien. Entassez-moi tout ça, fit-il en désignant d’un revers de main négligent le charnier qui les entourait, et mettez-y le feu. »
Ils repartirent à l’aube, après avoir retrouvé toutes leurs montures, ne laissant comme trace du massacre qui avait eu lieu qu’un amas de cadavres carbonisés, d’où s’élevait un mince panache de fumée qui vacillait dans le matin pâle, et une forte odeur de chair grillée.
Ils traversèrent la steppe au galop tout le matin durant, ne s’arrêtant que rarement afin d’abreuver leur bêtes, et approchèrent bientôt d’une immense montagne, dressée comme un phare au sommet couronné de blanc et aux flancs striés de noir au dessus de la plaine. Un paysage nu et rocailleux se déroulait jusqu’aux collines à ses pieds et montait dans de nombreuses vallées qui, n’étant pas encore touchées par la lumière de l’aurore, se glissaient jusqu’au pied de la montagne. Juste devant eux, la plus large de ces vallées s’ouvrait dans les collines, à l’intérieur de laquelle on apercevait un large talus, comme un petit massif érodé, sur lequel était bâtie une cité solidement fortifiée et ceinte d’une solide muraille et de hautes tours. Harrogath.
La lourde herse se souleva en grinçant, et ils arrêtèrent leurs montures dans la vaste cour au moment même où l’aube dorée inonda celle-ci d’une froide lumière.
Tandis qu’Hösrok et ses hommes descendaient de cheval, Qual-Kehk s’approcha d’eux. Le poids des treize années écoulées depuis la guerre contre Baal avait pesé lourd sur ses épaules, et s’il avait encore le maintien fier et l’esprit alerte, il n’avait plus la force de porter constamment son armure et avait cédé le rôle de chef militaire d’Harrogath à Hösrok.
« Vous voilà enfin, dit-il. Hösrok, bon sang, pourquoi avez-vous désobéi au conseil ? Cela va encore provoquer des discordes. Enfin, de toute manière, j’ai pour ordre de vous convoquer au conseil dès votre arrivée.
-Je compte bien m’y rendre, répondit le frère cadet de Katenbau. Il n’est pas question que je me plie aux ordres de ces vieux séniles, à plus forte raison lorsqu’il sont d’une telle absurdité.
Il se tourna vers Emund.
-Dis aux soldats qu’ils peuvent disposer. Ils ont été vaillants et n’ont rien à se reprocher. »
Puis il suivit Qual-Kehk qui le mena au siège du Conseil des Patriarches, où ils étaient visiblement attendus.
« Bienvenue à vous, Hösrok, prince et chef d’état-major d’Harrogath.
Il se tenait, seul face aux huit patriarches dont Qual-Kehk alla compléter les rangs, au milieu de la pièce à peine éclairée par la lumière de quelques braseros.
-Je suis toujours honoré de me trouver devant le Conseil.
-Nous n’en doutons pas, répondit calmement l’un des patriarches, dont Hösrok ne pouvait voir le visage.
Des vieillards séniles et des imbéciles arrogants. Voilà ce qu’était devenu le conseil. Mis à part Qual-Kehk, aucun d’eux n’avait la moindre étincelle de bon sens, ou alors elle était éclipsée pour un désir aveugle de pouvoir. Les Patriarches de l’époque de la guerre avaient du être remplacés au pied levé. Ceux-là étaient pour la plupart des imbéciles n’ayant pas connu ce qu’était la guerre, ou bien l’ayant trop vite oublié. Les autres étaient des vieillards déjà trop séniles pour gouverner à l’époque.
-Cependant, nous vous avons convoqué ici pour mettre certaines choses au point. Il semblerait, Prince, que vous n’entendiez guère les consignes que nous vous donnons lors de ces séances. Certains affirmeraient même que vous concentreriez tout votre effort à déstabiliser cette assemblée.
-Tout mon effort est concentré à préserver la sécurité de cette ville et de ses habitants, répliqua fermement Hösrok.
Il n’entendait pas laisser les patriarches l’insulter ainsi.
-De plus, des citoyens mal informés, par exemple, pourraient voir en cet entêtement à agir contre nos directives une tentative d’établir votre pouvoir en lieu et place de notre autorité séculaire…
-Et ces mêmes citoyens pourraient, lorsque des démons traversent la steppe par centaines à moins de vingt lieues des murs de la cité et pillent tout sur leur passage, et que les patriarches recommandent de ne pas réagir, croire que ceux-ci n’ont aucun sens commun.
-Il suffit ! s’écria un autre patriarche. Cela fait trop longtemps que vous défiez notre autorité, Prince. Cette expédition est contraire à notre décision, vous allez devoir en subir les conséquences.
-Et quelles seront-elles ? s’exclama Hösrok. Que pouvez-vous faire ?
-Vous semblez jouir parfaitement du fait que la princesse et matriarche puisse s’opposer à toutes nos décisions. A l’évidence, elle est pour vous un bouclier efficace.
-Je ne vous parle pas d’Anya et ne vous permet pas de la déshonorer par vos propos inconséquents. Si vous me bannissez de la ville, c’est au peuple que vous aurez affaire !
-Vous persistez donc dans votre obsession ? Mais si nous devions vous écouter, les murs d’Harrogath seraient depuis longtemps dégarnis, et la ville serait livrée aux bandits.
-Je vois qu’il est plus important pour vous d’assurer la sécurité de l’argent des marchands que celle des habitants des villages.
-Soit, Hösrok. Continuez ainsi si cela vous convient. Mais n’espérez pas toujours vous en tirer à si bon compte. Vous devrez à un moment ou à un autre faire face aux conséquences de vos actes.
-Je n’entendais pas faire autrement, dit-il en sortant de la salle. »
Il lui fallut plusieurs minutes de marche dans les rues encore désertes de la ville pour évacuer sa colère. Il finit par croiser Malah et Anya qui le cherchaient visiblement.
« Ah, enfin te voilà de retour ! sourit Anya.
Ils s’embrassèrent, puis Malah demanda.
-Qu’a dit le conseil ?
-Rien de nouveau. Ils n’acceptent pas que je désapprouve leurs décisions absurdes.
Il finit par déverser sa bile, ne voyant pas qu’Anya tentait de l’interrompre à chaque fin de phrase.
-Ces patriarches ne sont qu’une grotesque assemblée de vieillards gâteux et de gamins ineptes qui ne rêvent que d’asseoir encore davantage leur pouvoir. Ces imbéciles préfèrent voir la campagne brûler à cause des pillages de ces démons, et ignorer la menace qu’ils représentent, plutôt que de reconnaître leur erreur. Ces couards, ces bons à rien préfèrent se persuader que je suis un mauvais général alors qu’aucun, je dis bien aucun de mes soldats n’est jamais mort au combat. Ces…
N’en pouvant plus, Malah finit par le couper.
-Hösrok !
-Qu’y a-t-il ?
-Ta femme veut te parler, alors par les ancêtres, cesse de te plaindre et écoute-la !
Anya sembla hésiter, puis dit précipitamment.
-Hösrok… je suis… je suis enceinte. »
……………
« Et un je me fends, deux je recule et je bloque, trois je tourne et je bloque, quatre je tire et je désarme ! » cria Menarnar.
La trentaine d’adolescents qui se trouvaient dans la salle répétèrent consciencieusement les gestes appris.
-Plus vite ! Un-deux, et trois-quatre ! Plus vite encore, un-deux-trois et quatre ! Encore plus vite, allez !
Ils gémirent sous l’effort, lui arrachant un sourire satisfait. Ils étaient encore faibles et maladroits, mais progressaient bien. Zanya lui avait confié l’entraînement des jeunes, car les druides avaient décidé de se préparer du mieux possible à la guerre à venir.
-Très bien, par deux maintenant ! Un attaquant, un défenseur, trois enchaînements chacun, puis changement de rôle ! Un, deux-trois et quatre !
Ses élèves étaient en général aussi âgés que lui, mais très peu avaient jamais eu à se battre, et aucun n’avait participé à la bataille de Xanidrya. C’étaient tous des garçons, à l’exception de Keelarwen, la fille de Kenndron, le bras droit de Zanya.
-Bon travail ! Allez, on passe au combat libre ! Les coups sont portés !
Menarnar observa Keelarwen. Elle était de constitution assez frêle, mais brillait par sa volonté d’acier et sa fougue. Elle n’était pas sa meilleure élève, mais progressait plus vite encore que les autres et finirait sans doute par le devenir. Il regarda les reflets cuivrés de ses cheveux roux, longs et fins, s’agiter comme une crinière derrière elle tandis qu’elle chargeait avec hargne Metras, un des meilleurs élèves, munie du bâton qui devait représenter l’épée de chacun d’eux.
-C’est bon, c’est bon ! intervint-il. Asseyez-vous en cercle, fit-il. Vous avez bien travaillé et vous gagnez encore en fluidité, mais il vous manque encore quelque chose d’important. Keelarwen, lève-toi et prend ton bâton.
Menarnar en prit un lui-même, et s’avança au milieu du cercle d’apprentis où se trouvait déjà Keelarwen.
-Attaque-moi.
Elle leva haut son bâton, mais fut bloquée par Menarnar qui para le coup avant même qu’il ne s’abatte, et passa dans son dos, la forçant à se retourner pour bloquer sa riposte.
Elle attaqua de nouveau, et Menarnar para sans problème, puis feignit un estoc et la balaya. Keelarwen tomba et il posa son bâton sur sa gorge.
Plusieurs élèves s’esclaffèrent, parmi lesquels se trouvait Metras. Menarnar l’appela.
-Metras, attaque-moi.
Metras se saisit d’un bâton et attaqua. Le coup était plus fort et plus rapide que celui de Keelarwen, mais Menarnar le dévia d’un geste presque désinvolte; puis, avant même que Metras se soit dégagé –avant même que son esprit ai envisagé de se dégager, Menarnar le saisit à la gorge et le mit au sol en moins d’une seconde.
-Voilà l’objet de la prochaine leçon. Humilité et méfiance. Vous ne pouvez pas savoir qui est en face de vous. Se méfier de l’adversaire, suspendre son jugement. Il ne faut ni le sous-estimer, ni le surestimer. Ce sera tout. A la prochaine fois. »
Les élèves le saluèrent, récupèrent leurs affaires et quittèrent peu à peu la salle, commentant bruyamment la mésaventure de Metras.
Tous les élèves étaient sortis depuis longtemps, et Menarnar rangeait les bâtons qui leur servaient de simulacres d’épées lorsqu’il sentit sur sa peau transpirante un courant d’air glacé qui le fit frissonner, non de froid mais d’un mélange d’appréhension et de répulsion. Une étrange plainte, comme un murmure d’outre-tombe, plana autour de lui telle un spectre glaçant.
-Il y a quelqu’un ?
La salle était cependant vide, et aucune fenêtre n’était ouverte. La porte claqua derrière lui, le faisant sursauter.
« Bon sang, pensa-t-il, voilà qu’un simple courant d’aire m’effr… »
La porte se rouvrit, et une seconde plainte arriva à ses oreilles, tantôt s’éloignant, tantôt se rapprochant au gré d’une brise glacée qui le fit se raidir.
Il quitta la salle et entra dans le long corridor sur lequel elle donnait. Vide, absolument vide. A nouveau, un murmure se fit entendre, porté par un courant d’air qui semblait venir de nulle part.
Les voix se turent. Menarnar s’approcha de l’une des torches qui éclairaient le couloir, et comme le vent spectral l’effleurait derechef et les murmures maudits, qui ressemblaient davantage à un appel lointain qu’à une complainte, se faisaient de nouveau entendre, il observa la flamme.
Elle était immobile. Aucun courant d’air, en vérité, ne circulait dans le couloir…
“Exit, light…
Enter, night...
Take my hand..."