Become Human : L'aube bleue
Chapitre 3
Mes mères
La salle d'interrogatoire où la jeune fille avait été placée était aménagée pour lui donner une apparence un peu plus accueillante. Les murs étaient atténués par des affiches colorées, et on avait disposé quelques chaises rembourrées et une couverture pour tenter de réchauffer l’atmosphère de la pièce. Pourtant, rien n’y faisait. La fillette, assise dans un coin, le regard vide, semblait absente. Elle fixait un point invisible devant elle, silencieuse et immobile, comme si la scène qui s'était déroulée la nuit précédente l'avait figée dans une posture de défense instinctive.
Gavin, lui, se trouvait dans la salle de pause, un café brûlant entre les mains. La vapeur s'élevait de la tasse, mais ce n’était pas pour se réveiller qu’il en avait besoin. Il cherchait à apaiser ce frisson tenace qui le hantait depuis la découverte de l’enfant. Il prit une gorgée, le goût amer du café éveillant brièvement ses sens, mais cela ne fit rien pour dissiper la fatigue qui l’écrasait.
— Gavin, murmura une voix depuis l'encadrement de la porte.
Il leva les yeux et aperçut Chris Miller, l'air aussi épuisé que lui, un sourire las aux lèvres. Bien qu’il ne se montra pas particulièrement enthousiaste, Chris lui expliqua rapidement les dispositions prises pour s'assurer que l'adolescente serait protégée et prise en charge par les services appropriés. Gavin écouta distraitement, serrant sa tasse de café pour maintenir sa concentration, son esprit s'égarant vers les souvenirs de la nuit.
— Merci, Chris, dit-il finalement en hochant la tête.
Le regard de Gavin se tourna instinctivement vers la salle principale. À travers la vitre, il aperçut le RK900 assis à une station de travail, les yeux fixés sur un terminal, son visage impassible. Gavin sentit un mélange de mépris et de frustration monter en lui. À cette distance, l’androïde ressemblait à une statue de cire, une figure figée, dénuée de tout ce qui pourrait le rattacher au monde vivant. Il se demanda vaguement comment une "chose" aussi froide et mécanique pouvait se retrouver en train de traiter une affaire aussi humaine.
— Bonne nuit, détective Reed. À demain, conclut Chris en lui tapotant l’épaule.
— Ouais, à demain, Chris, répondit-il distraitement.
Gavin jeta un coup d'œil à son téléphone, hésitant. Il pensa un instant à envoyer un message à Tina. Peut-être aurait-elle eu les mots pour apaiser ses pensées. Mais en voyant l’heure, il rangea finalement le téléphone dans sa poche. Cette nuit-là, il aurait pu avoir besoin d’une présence, mais la fierté et l’épuisement avaient décidé autrement.
Sur le chemin du retour, l'image de la fillette terrifiée dans le grenier continuait de le hanter, comme un fantôme, tout comme cet androïde qu’il avait dû se coltiner. Lorsqu'il se retrouva allongé dans son lit, ses pensées tournaient autour d'elle, de cette pièce où elle s’était recroquevillée. Il ferma les yeux, mais la fatigue n’était pas suffisante pour l’entraîner dans le sommeil. La première lueur de l’aube perça bientôt, jetant une teinte bleutée sur le plafond. Une nouvelle journée s'annonçait, et Gavin savait qu’elle serait longue.
****
Arrivé au poste plus tôt que d'habitude, Gavin sentit immédiatement le poids de l’insomnie. Il traversa le hall d’un pas lourd, tentant d’ignorer les regards de ses collègues. Tina, croisant son chemin, lui adressa un sourire, prête à lancer une de ses habituelles blagues du matin, mais elle s’arrêta en voyant son visage fermé. Son attention fut aussitôt attirée par une scène inattendue : le RK900, "Nines" comme certains commençaient à l’appeler, discutait calmement avec le capitaine Fowler dans son bureau vitré.
Gavin sentit sa mâchoire se serrer. Non seulement il haïssait cette "mise en scène" de l’androïde dans l’équipe, mais l’idée que Fowler puisse le traiter comme un partenaire d’égal à égal le mettait hors de lui. Quand Fowler lui fit signe de venir, Gavin soupira, refoulant l’agacement qui menaçait de le submerger.
Il franchit le seuil du bureau, ressentant immédiatement la chaleur oppressante de la pièce. Fowler était assis derrière son bureau, le visage plus grave que d’habitude, tandis que le RK900 l'observait, ses yeux clairs inexpressifs mais attentifs.
— Assieds-toi, Gavin, commença Fowler, d’un ton mesuré, presque conciliant.
Gavin s’installa, jetant un regard en biais à l’androïde. Ce dernier lui adressa un léger hochement de tête, un mince sourire en coin à peine perceptible, une expression qui pouvait être interprétée comme de l’amusement… ou une simple imitation humaine.
— Je ne vais plus te présenter Nines, ajouta Fowler, un soupçon d’ironie dans la voix.
Gavin grogna.
— Oh, lui ? Oui, je l’ai croisé hier soir sur la scène de crime… même s’il n’avait pas de prénom. Enfin, si on peut appeler ça un prénom, marmonna-t-il, en tournant les yeux.
Fowler ignora la pique et poursuivit, revenant rapidement à l’essentiel.
— Avant tout, je tenais à te féliciter pour la découverte de la jeune fille. Sans toi, qui sait si nous l’aurions trouvée ? La trappe du grenier avait été scellée de l’extérieur ; elle n’aurait jamais pu s’en sortir seule.
Un bref sentiment de fierté réchauffa Gavin, mais il resta sur ses gardes, devinant que Fowler n'en avait pas terminé.
— Cela dit, continua le capitaine, cette découverte a été possible grâce à votre partenariat, insista-t-il en posant un regard appuyé sur l’androïde. Et c’est pour cette raison que je veux que vous deux travailliez ensemble sur cette affaire.
Les sourcils de Gavin se froncèrent.
— Cette affaire ? La brigade des mineurs n'est-elle pas censée s’en occuper ? objecta-t-il, perplexe.
Fowler secoua la tête, anticipant sa réaction.
— La brigade des mineurs interviendra pour les aspects spécifiques, mais toi, Gavin… je veux que tu suives cette enquête, en partenariat avec Nines, jusqu’au bout. Ce n'est pas une demande. C’est un ordre.
Gavin sentit le sang se retirer de son visage, ses poings se serrant sur ses genoux. Il fixa Fowler, luttant pour contenir la rage qui montait en lui.
— Pardon ? Travailler avec… ça ? répliqua-t-il d’une voix grondante.
Fowler le fixa d’un regard dur, inébranlable.
— Gavin, tu es un policier. Et un bon policier s’adapte aux situations, même quand elles lui déplaisent. Ce partenariat est important pour la DSP et pour notre coopération future avec les androïdes. Tu n’as pas le choix. C’est une affaire sensible, et on a besoin de ce genre de collaboration.
Le silence lourd qui suivit fut interrompu par un léger raclement de gorge du RK900.
— Je vous assure, détective, que je ne suis pas ici pour entraver votre travail, mais pour le faciliter, dit-il d'un ton mesuré, presque comme s’il voulait apaiser la situation.
Gavin le fusilla du regard, son mépris visible.
— Oh, je n’en doute pas. J’ai déjà assez d’expérience avec les "assistants" mécaniques pour savoir que vous êtes tous très "efficaces", cracha-t-il.
Fowler, visiblement fatigué, leva une main pour signaler la fin de la discussion.
— Gavin, c’est terminé. Vous travaillerez avec Nines, un point c'est tout. Maintenant, tu peux y aller.
Gavin se leva, le visage sombre, et lança un regard de pure hostilité vers le RK900. Sans même adresser un mot à Fowler ou à l’androïde, il se dirigea vers la porte, ses épaules tendues de colère. Il jeta un dernier coup d’œil par-dessus son épaule, un sourire acide aux lèvres.
— Bonne journée, C.A.P.I.T.A.I.N.E, lança-t-il d'un ton sarcastique avant de claquer la porte avec une violence calculée.
Le bruit de ses pas résonna dans le couloir, les échos se propageant dans le silence du poste de police. Derrière lui, le RK900 resta assis, observant calmement, un léger pli au coin des lèvres. Ce sourire presque imperceptible dégageait une étrange nuance d’amusement, comme s’il comprenait mieux qu’il n’en laissait paraître… ou comme s’il attendait de voir jusqu’où cette collaboration forcée allait les mener.
Emma Clark entra dans le commissariat avec une démarche assurée, sa présence rayonnant d’une détermination tranquille. Elle dégageait une autorité douce mais indéniable, une maîtrise de soi renforcée par des années de travail auprès des mineurs. Spécialiste des droits des enfants, Emma avait cette capacité rare d’entrer en résonance avec les jeunes, de comprendre leurs silences et de décrypter leurs peurs cachées. Cette empathie, couplée à son talent naturel pour la communication, l’avait autrefois rapprochée de Gavin, avec qui elle avait partagé une complicité qui avait parfois franchi la ligne professionnelle. Pourtant, elle avait fini par choisir une vie plus calme, loin de la tempête émotionnelle que représentait une relation avec lui.
Aujourd’hui, en croisant le regard de Gavin, elle sentit un frémissement du passé resurgir, mais elle le refoula, concentrant toute son attention sur la tâche à accomplir.
Dans une petite salle d’interrogatoire aménagée avec des couleurs apaisantes et une fenêtre laissant filtrer une lumière naturelle, Emma prit place en face de la jeune fille. Mila, une adolescente rousse et frêle, fixait le sol, crispée et silencieuse. Emma adopta une approche douce, prenant soin de parler lentement et avec chaleur.
— Mila, tu es ici en sécurité, commença Emma. Si tu as des questions, une avocate spécialisée dans la protection des mineurs est là pour toi. Et si tu veux parler, je suis là pour t’écouter.
La pièce était calme, enveloppée d’une lumière douce, mais cela ne parvenait pas à détendre Mila. Elle restait figée, son regard fuyant. Emma tenta de la rassurer, d’instaurer une confiance, mais les mots semblaient glisser sur l’adolescente, qui gardait les lèvres obstinément scellées. Après une heure d’échanges infructueux, Emma comprit qu’elle n’obtiendrait rien de plus pour le moment. Elle quitta la pièce pour rejoindre Gavin et l’équipe, un pli de préoccupation marquant son front.
— Elle refuse de parler, dit-elle d’un ton calme mais inquiet. Il y a quelque chose… elle se protège de quelque chose qui l’effraie.
— On le savait déjà, non ? répliqua Gavin, sa voix chargée de sarcasme.
Emma tourna la tête vers lui, un sourire ironique aux lèvres, avec ce mélange de familiarité et de défi qui avait toujours caractérisé leurs échanges.
— Ah, Gavin. Toujours aussi charmant. Ça fait plaisir de te voir autrement que dans un rapport de police, lança-t-elle. Alors, quelle brillante idée as-tu pour cette jeune fille ? Tu veux l’interroger toi-même ? Avec ta méthode "subtile et empathique", je suis sûre qu’on obtiendrait des résultats formidables, railla-t-elle.
Gavin la fixa, impassible, une étincelle de défi dans le regard. Ils partageaient au moins un point commun : une certaine méfiance vis-à-vis des androïdes. Elle se souvenait encore de ces nuits où, entre deux confidences, elle lui avait confié sa peur de voir leur profession menacée par les machines, ces "simulacres de vie" comme elle les appelait.
— Je propose que Nines ici présent tente sa chance, répliqua-t-il, un sourire provocateur aux lèvres en désignant le RK900.
Emma se raidit, instinctivement méfiante.
— Pourquoi ? Tu crois vraiment qu’elle va se confier à une machine ? Elle pourrait être terrorisée.
— Oh, mais Nines apprend vite, répondit Gavin en jetant un regard à l’androïde. Il connaît les droits par cœur. Pas vrai ?
Le RK900, conscient de la tension entre les deux, répondit avec son calme habituel, son ton poli et sans la moindre émotion apparente.
— Je peux essayer, bien sûr. Mais je crains qu’elle ne se sente intimidée par ma présence.
Gavin haussa les épaules, comme si l’idée de la frayeur potentielle de l’adolescente ne le préoccupait guère.
— Si elle a vécu avec des androïdes, elle pourrait être plus à l’aise avec lui qu’avec nous. Après tout, peut-être qu’elle se méfie plus des humains, fit-il remarquer, un brin de provocation dans la voix.
Emma croisa les bras, mécontente, mais le reste de l’équipe semblait considérer l’idée. À contrecœur, elle finit par céder, mais elle lança un regard assassin à Gavin, une promesse silencieuse de représailles si les choses tournaient mal.
Le RK900, pour atténuer l’effet de sa présence, retira sa veste, ne gardant que sa chemise, et prit soin de détendre son expression mécanique. La diode sur sa tempe émettait une lumière bleue calme, témoin de son état de contrôle total. Il frappa doucement à la porte de la pièce, entra et s’assit face à Mila sans émettre un bruit, ses mouvements calculés pour ne pas effrayer la jeune fille. Mila le fixa, les sourcils froncés, détaillant ses traits avec une intensité presque dérangeante.
— Alors, toi, c’est Nines, c’est ça ? dit-elle, d’un ton qui trahissait à la fois de la défiance et une pointe de curiosité.. Moi, c’est Mila. Ça vous évitera de me désigner par un pronom, ajouta-t-elle sèchement.
De l’autre côté de la vitre, Gavin, adossé au mur, se redressa en entendant la voix de Mila. Il échangea un regard surpris avec Emma, dont le visage resta impassible mais concentré, ses yeux rivés sur l’interaction.
Après un silence prolongé, Mila commença à parler, sa voix marquée par une fragilité, mais aussi une fierté ténue. Elle mentionna qu’elle venait de fêter ses quatorze ans, comme si ce détail revêtait une importance cruciale pour elle, comme un ancrage dans un monde instable.
— Dis-moi, Mila, qui étaient les androïdes avec toi ? demanda le RK900, sa voix mesurée, presque bienveillante.
Mila baissa la tête, et les larmes commencèrent à rouler sur ses joues, silencieuses mais dévastatrices.
— Julia et Romie, murmura-t-elle d’une voix étranglée. C’étaient… mes mères.
Dans la salle d’observation, Gavin sentit son cœur se serrer. Il avait du mal à concevoir qu’une adolescente puisse réellement voir des androïdes comme sa famille. C’était à la fois illégal et inimaginable. Cette situation remettait en cause tout ce qu’il pensait savoir sur la frontière entre humains et machines.
Brusquement, il se pencha vers la console, appuya sur le bouton du microphone sans demander l'autorisation.
— Demande-lui son nom de famille, exigea-t-il d’un ton sec.
Emma lui saisit le bras, le regard foudroyant.
— Tu vas trop vite, Gavin. Elle est déjà bouleversée, la presser ainsi ne va faire que l’enfoncer dans le silence.
Gavin se dégagea de son emprise d’un geste brusque, ses yeux lançant des éclairs.
— Je veux surtout en finir avec cette affaire et pouvoir me débarrasser de cette boîte de conserve, cracha-t-il, la voix empreinte d’une amertume à peine dissimulée.
Emma recula d’un pas, ses yeux sombres d’indignation.
— Pour toi, cette gamine n’est qu’un dossier à boucler, n’est-ce pas ? Juste une autre affaire à classer pour pouvoir passer à autre chose, répliqua-t-elle, le mépris suintant de chaque mot. Eh bien, j’espère sincèrement que tu vas en baver, Gavin. Peut-être que cette affaire t’apprendra à voir au-delà de ton propre mépris.
Sans attendre une réponse, elle appuya sur le bouton pour désactiver le microphone et s'adressa au RK900 d’une voix glaciale.
— Dites-lui simplement qu’on lui posera d’autres questions quand elle se sentira prête, ordonna-t-elle, avant de quitter la salle en claquant la porte derrière elle.
Chris, assis près de la console, resta figé, pris dans la tension qui saturait la pièce. De l’autre côté de la vitre, Mila observait le RK900, les yeux remplis de colère et de douleur, une intensité désespérée qui semblait défier le monde entier.
Dans le silence qui suivit, Gavin se retrouva seul avec ses pensées, le goût amer de la confrontation avec Emma brûlant encore dans sa bouche. Pour la première fois depuis longtemps, il se demanda si elle n’avait pas raison.