Les liens du sang
On frappait fort à la porte de leur appartement. Conan, perdu dans ses pensées sur le balcon en compagnie d'Aï qui lisait une revue de mode, revint à la réalité et s'aperçut que l'air avait fraichi. Derrière la porte, Kojiro Ryoga s'apprêtait à frapper à nouveau.
_ Excusez-moi, dit-il, je me laisse parfois emporter par mon enthousiasme. Comment ça va les enfants ? L'appartement vous plait j'espère.
_ Oui, beaucoup, répondit Aï. En plus, la vue est magnifique.
_ Vous avez de la chance de vivre içi, dans cette région, poursuivit Conan. Je crois qu'il y a de jolis cites à visiter.
_ Tu as entièrement raison, mon garçon. Je ne partirais d'içi pour rien au monde... J'étais venu pour vous proposer de vous faire visiter la maison, à moins que Miyuki ne s'en soit déjà occupé.
_ Elle nous l'a promis mais c'est resté sans suite, expliqua Conan tandis qu'il essuyait les verres de ses lunettes.
_ Dans ce cas, suivez-moi les enfants. Monsieur Mouri et sa fille ne sont pas avec vous ?
_ Ils n'ont pas fini de se préparer pour le cocktail de ce soir.
_ Vous n'avez qu'à les prévenir que je vous emmene faire le tour du propriétaire. Ils n'auront qu'à nous rejoindre au salon.
La commission faite, ils sortirent de l'appartement à la suite de Kojiro.
_ Votre appartement est baptisé Okinan Suite parce que vous avez vue sur le mont Okinan depuis votre balcon, dit Kojiro prenant en plaisantant le ton d'un guide touristique. Astucieux, non ? Les appartements ont tous des noms différents. Pour la touche personnelle, vous comprenez, le coté "comme chez soi". On appelle bien "Cottage isolé" un pavillon mitoyen de banlieue ! En dessous du votre se trouve l'appartement propriété actuelle de notre jeune député qui monte Kyosuke Kanou et de sa femme Maki, queue de cheval et noeud de velours. Très bon chic bon genre. Ils ont acheté plusieurs semaines sur l'année.
_ J'ai entendu parler de lui, lança Aï tandis qu'ils remontaient le grand couloir de l'étage. On dit qu'il pourrait rejoindre le gouvernement en cas de remaniement.
Elle parlait si doucement que seul Conan qui marchait à ses cotés l'avait entendu.
_ N'oublies pas que les enfants ne sont pas censé s'y connaitre en politique.
_ L'appartement en du votre est occupé depuis ce matin par Akané Nanasé, une scientifique qui semble très pro, terriblement efficace. Séduisante aussi, dans le style maigre et longiligne, si on aime les femmes qui ont l'air intelligente, précisa-t-il.
_ Ce n'est pas votre cas ? demanda Aï
_ Oh ! Si, beaucoup de femmes me séduisent sur le plan esthétique, sourit Kojiro. Tout de suite à droite, la porte sur le balcon qui domine la piscine.
Il l'ouvrit et fit signe aux enfants de passer en premier. L'humidité et l'odeur de chlore prenaient d'entrée à la gorge. Puis ils se crurent parachuté dans un rêve méditerraneen de pacotille. Le balcon exigu avait un sol de tomettes rouges vernissées, des plantes vertes occupaient le moindre centimètre carré de disponible et une ballustrade de fer forgé surplombait l'eau.
_ Extrémement ingénieux, vous ne trouvez pas les enfants ? D'içi nous pouvons voir nos clients s'ébattre gaiement dans la piscine. C'est la plus prisée de nos activités, je peux vous le dire. Sauf si le client pèse cent kilos et porte un string, bien entendu.
La remarque les fit sourire. Même Aï, plus difficile à dérider, semblait passer un agréable moment. Kojiro ne les traitait pas comme des gamins, leur faisant la visite comme pour tout autres clients.
_ Au bout du couloir du premier, de l'autre coté, reprit-il sur le ton du professeur, vous avez un escalier qui rejoint l'entrée arrière de la piscine. Elle comporte également une partie thermale située juste au dessus de nous, constamment chauffée. On peut regler les jets soi-même, pour ma part j'adore ça, c'est un des avantages du boulot.
Kojiro Ryoga, toujours en compétition forcenée avec sa directrice, devait saisir par principe tous les avantages qu'offraient "le boulot", Conan l'imaginait volontiers.
Ils quittèrent le balcon pour retrouver l'air plus frais du couloir.
_ Le couloir n'est pas symétrique, poursuivit Kojiro. De ce coté, sur l'arrière, l'appartement est occupé par les Sano, des gens de la région du Kansai. Lui est un ancien militaire mais on ne le dirait pas, c'est un petit tatillon avec son air de parfait crétin. Il m'a bassiné toute l'après midi avec ses expériences sur le terrain. Personnellement, je doute qu'il ait affronté quoi que ce soit de plus dangereux que les gars du génie militaire.
Entendre Kojiro épingler le caractère tatillon d'une autre personne, lui si pointilleux et attentif au détail jusqu'à l'indiscrition, c'était plutot comique, se dit Conan.
_ Içi au centre, c'est l'appartement des Tanaka, Yoshiko et Hiroshi. Des rétro-hippies qui ont une boutique bio à Tokio. Ils sont arrivés la semaine dernière avec leurs enfants qui ont une santé magnifique, forcément.
Ils continuèrent le couloir vers le palier donnant sur la façade.
_ Les Matsuyama, père et fille, occupent depuis une semaine également l'appartement de façade.
Aï et Conan attendirent la pointe ironique qui ne vint pas. Kojiro poussa sans commentaires la porte du palier.
_ A quoi ressemblent-ils ? s'informa Conan, sa curiosité éveillée.
_ Je te laisse le soin de te forger une opinion par toi même, répondit sechement Kojiro.
Après un silence quelque peu contraint, le jeune homme se ravisa et expliqua brievement.
_ Divorce désastreux, Ukio a juste quinze ans et elle est l'enjeu de la guerre. Mais au fond, ni son père ni sa mère ne veulent vraiment d'elle et elle le sait.
Il n'était plus question de badinafe au second degrès. La voix de Kojiro avait perdu sa légéreté, elle exprimait une certaine amertume. Pour la deuxième fois de la soirée, Conan eut le sentiment d'avoir entrevu quelque chose sous le vernis. Mais il n'en saurait pas plus, pour le moment en tout cas. Kojiro descendait d'un pas vif le grand escalier menant au hall d'entrée, en enchainant par dessus son épaule :
_ Au rez-de-chaussée, l'appartement de facade est vide cette semaine. A coté, ce sont les Kanou dont je vous ai déjà parlé et celui d'en face acceuille la merveille de la semaine, les soeurs Misaki. Les chères demoiselles ont pris un immense plaisir à leur première semaine de séjour et cela me rechauffe le coeur. Par contre il ne faut pas se fier aux apparences avec elles. Yayoi semble parfois peinte en force pourtant je ne la crois pas aussi dur qu'elle veut le faire croire, ni la charmante Sanaé aussi désarmée.
Dans l'entrée, ils marquèrent une pause.
_ Et les cottages ? demanda Aï qui était restée muette depuis un long moment.
_ Vides, sauf celui de Miyuki. Içi, la réception que vous connaissez déjà. Ensuite le salon, puis le bar, pour favoriser la convivialité entre les résidents. Chacun d'eux est censé regler sa consommation, mais allez le dire à ceux qui ne paient pas. Vous pourrez observer leur façon discrète de vérifier d'un coup d'oeil qu'on ne les a pas vus quand ils se sont versé un verre sans mettre leur écot dans le gobelet.
Tout en parlant, Kojiro s'examinait dans le miroir du vestibule. Il remit en place du bout des doigts une mèche de ses cheveux et ajusta autour de sa taille étroite son pantalon de lin.
_ Bien, passons aux réjouissances. J'espère que vous avez les joues solides, les enfants... Madame Tanaka, à la facheuse tendance à les pincer, j'en ai fait les frais... à mon age, alors imaginez ce qui vous attends... Vous êtes prêt ? Je vous conduis à l'abattoir !
L'atmosphère du salon, lourde de tabac, agressait la gorge. Ses filaments portés au rouge, le poêle électrique renforçait encore plus la sensation d'étouffement. Les invités s'étaient rassemblé en petits groupes, comme pour mieux se protéger, sur le tapis rouge et vert. Les voix s'élevaient en un brouhaha confus. Kojiro emmena Aï et Conan au bar et leur proposa une consommation, laissant Koguro et Ran au prise avec les soeurs Misaki. Tandis qu'ils attendaient, Conan remarqua derrière eux une pièce que leur guide n'avait pas mentionnée dans son inventaire des lieux. A l'inverse du hall de reception raffiné et parfaitement en ordre où Miyuki les avait acceuilli, cette pièce était un endroit où l'on travaillait, avec un bureau et des classeurs en métal gris, un fauteuil fonctionnel solide et porte-manteau de bois tout griffé. Il n'y était question d'élégance, des papiers trainaient sur le machine à calculer, débordaient sur le clavier. C'était sans doute là où le domaine de Miyuki. Rien d'étonnant à ce que Kojiro ait jugé inutile de le signaler. _ Tenez les enfants, je vous ai préparer un cocktail maison, vous m'en direz des nouvelles. Leur verre à la main, les autres se faufilèrent parmi les invités pour revenir près de la porte du salon, d'où ils voyait l'ensemble du groupe. Kojiro s'adossa au mur. Il observait la scène avec un interet soudain. _ Bon dit-il, c'est l'heure des devinettes les enfants. Voyons si vous arrivez à situer les personnes présentes dans cette pièce. Un groupe de quatre invités se tenait devant la cheminée. Ceux là conversaient sans rien perdre de ce qui se passait dans la pièce. _ Ils sont à l'affut, pas vrai ? commenta Kojiro. Rien d'interessant ne leur échappera, faites leur confiance. Il but une petite gorgée de bière, attendant que Conan et Aï se jettent à l'eau et tente de mettre un sur les individus, d'après la description qu'il en avait faite. _ Le grand brun en costume sur mesure, c'est le député. Mince, le cheveu brillant à la coupe irréprochable, l'homme avait des pommettes saillantes qui donnaient à ses traits une certaine distinction. Il était parfait jusqu'au bout de ses ongles soigneusement polis. Sur le signe d'acquiesement de Kojiro, Conan poursuivit _ Ce n'est pas seulement l'allure générale. Il a l'air d'être en vitrine, l'air d'attendre qu'on le regarde. Sa voisine aux cheveux frisotés, en robe de jean avachi, ce n'est pas sa femme. C'est l'épicière bio, madame Tanaka, si je ne m'abuse. Le sourire de Kojiro indiquait qu'il ne se trompait pas. Un homme entre deux ages au physique banal, un peu chauve et portant des lunettes, paraissait monopoliser la conversation. L'expression des autres oscillait entre le manque d'interet et l'ennui avoué. _ Monsieur Sano, n'est ce pas ! proposa Ai, bras croisé dans son dos. Et la dame brune qui semble résigné à souffrir depuis longtemps est certainement son épouse. _ Bravo les enfants. Jusqu'à présent vous avez tout bon. Vous pouvez continuer et compléter la brochette ? _ Bien sur ! Près de la fenêtre était attablé un homme corpulent à la calvitie prononcée. Il jouait à un jeu société avec deux jeunes enfants, aussi concentré qu'eux, mais apparement mal à l'aise dans sa veste et sa cravate. Il tirait sans cesse sur son col et remuait nerveusement les épaules. _ Voici les autres membres de la famille Tanaka, sans aucun doute... Aï ne termina pas sa phrase, remarquant que Kojiro ne l'écoutait pas. Une jeune fille solitaire retenait toute son intention. Son visage conservait la rondeur potelée de l'enfance qui lui adoucissait les traits encore assez peu dessinés. Ses yeux cernés de noir lui donnaient l'air d'un oiseau de nuit, ses cheveux hérissés de mèches violettes cadraient bien avec son expression suprêmement maussade. Aï demanda tout bas au jeune homme. _ C'est Ukio ? Vous devriez peut être essayer de lui remonter le moral. N'est ce pas Conan ! _ Bien sur, il n'y a pas de soucis. _ En fait vous voulez vous débarassez de moi pour vous retrouver en amoureux, lança Kojiro un sourire espiègle aux lèvres. _ Le coeur de Conan est déjà pris. Et ce n'est pas par moi. Elle allait rajouter quelque chose mais s'était ravisée. _ Bon, j'y vais, continua Kojiro prenant conscience que sa remarque innocente ne semblait pas l'etre pour autant au vue des visages génés des enfants. On se revoit plus tard. Tout deux regrettèrent presque aussitot de l'avoir laissé filer. La dame en robe de jean, le sourire résolu, se dirigeait visiblement vers eux en contournant le canapé au même moment que Aï se plaçait derrière Conan. _ La pinceuse de joue fonce sur nous, chuchotta-t-elle à l'oreille. C'est toi l'homme, tu dois te sacrifier pour protéger mon joli minoi... Une femme qui hésitait sur le seuil de la porte attira le regarde d'Aï. Elle portait un ensemble pantalon de soie crème éclaboussée de rose séyait parfaitement à son étonnant physique longiligne. La scientifique en retard, conclua Aï. Avant qu'elle eut pu esquisser un pas à sa rencontre, heureuse, à l'idée d'entamer une conversation interessante sur le sujet de ses travaux, Yoshiko Tanaka fondit sur eux dans une avalanche de bonnes intentions.