Les liens du sang
Chapitre 2
Sanaé Misaki risqua un coup d'oeil furtif dans le salon. Sa soeur Yayoi semblait occupée à vérifier une liste qu'elle comparait aux notes de son agenda. Rassurée, Sanaé s'installa plus commodémment devant la fenêtre de leur chambre. Elle aurait donc quelques minutes de tranquillité supplémentaire une petit répit face à la surveillance anxieuse de sa soeur. Tout était différent du vivant de leur père. Sanaé n'avait alors pas de problème de mémoire à proprement parlé, elle était juste un peu distraite, par moments. Mais, à l'issue de ces derniers mois, les mois interminables de la maladie de leur père, certaines connexions minuscules entre la pensée et l'action paraissait tout simplement avoir disparu chez elle. Pas plus tard que la semaine passée, elle avait mis la casserole d'eau à bouillir avant d'aller chercher un livre dans le salon. Quand elle s'était souvenue de la casserole, toute l'eau s'était évaporée, le fond du récipient avait en parti fondu et une couche argentée s'était répandue sur la cuisinière. Sans parler du reste du roti qu'elle avait rangé dans le four au lieu du réfrigérateur. Yayoi avait été furieuse en le découvrant le lendemain et elles avaient du le jeter. Et ça, c'était le moins grave. Sanaé évitait de penser au jour où, descendue faire ses courses au village, elle s'était aperçue qu'elle ne savait plus comment rentrer à la maison. L'itinéraire mille fois emprunté s'était effacé de sa mémoire. A sa place, il n'y avait plus que le vide. Terrifiée, elle s'était réfugiée dans un salon de thé où elle avait ses habitudes. Elle y était restée attablée bien au chaud, à bavarder de tout et de rien en buvant du thé bien sucré. Elle transpirait, essayant de faire comme si de rien n'était, comme si un gouffre ne venait pas de s'ouvrir sous ses pieds. Jusqu'au moment où elle avait vu passer l'un de ses voisins. Elle avait couru derrière lui pour lui demander hors d'haleine : " Vous rentrez Shun ? Je vais faire la route avec vous, d'accord ? " Chemin faisant, elle avait reconnu le trajet familier. Le vide blanc s'était comblé dans son esprit, mais la peur ne l'avait plus quittée. Elle n'en avait parlé à personne, et surtout pas à Yayoi. Une semaine ou deux de vacances; voilà ce qu'il lui fallait, sans doute. Une période où elle n'aurait rien à assumer. Elle avait mis du temps à convaincre Yayoi qu'elles l'avaient bien méritée après toutes ces années passées auprès de leur père. D'ailleurs, elles avaient hérité de son argent et pouvaient en disposer comme bon leur semblait. Elle s'était rendue seule à l'agence de voyage du village, elle avait regardé la brochure. Et elle n'était pas déçue. Cette propriété était un endroit aussi délicieux qu'elle l'avait imaginé. _ Alors, toujours en train de révasser Sanaé ? lui demanda sa soeur en la faisant sursauter. Allons, secoues-toi, il faut aller faire les courses si nous voulons avoir le temps de nous changer pour ce soir. C'était la voix du bon sens. Avec son énergie coutumière Yayoi tira son imperméable de la penderie et s'en revetit, le boutonnant jusqu'au cou. _ Oui Yayoi, je viens. Il n'y avait aucune raison de contrarier Yayoi, encore moins de la pousser à bout. Elle redoutait le moment où sa soeur se mettrait à lui parler doucement, sur son ton patient complétement incongru de sa part. Sanaé se lissa le front u bout des doigts, comme si ce geste pouvait rendre à son visage son habituelle et bienveillante placidité. Elle sourit vaillamment à Yayoi. Vingt huit... vingt neuf... trente. Assise devant le miroir. Akané Nanasé comptait les coups de brosse, bien réguliers et circulaires. Etrange, tout de même, la façon dont les habitudes de l'enfance persistent. Pourquoi cent fois par jours ? Elle n'avait aucune réponse logique, mais si elle fermait les yeux un instant, elle se voyait en chemise de nuit devant sa coiffeuse d'autrefois. Elle revoyait sa brosse s'enfonçait dans sa longue chevelure chataine, elle entendait la voix de sa mère dans le couloir : " Akané, chérie, n'oublie pas de te brosser les cheveux. " Cela remontait si loin ! Presque trente ans avaient passé depuis le soir où elle avait plongé les ciseaux dans cette chevelure qui lui atteignait la taille. Elle lui recouvrait le dos comme une cape, somptueuse crinière d'un brun chaud aux reflets roux qui faisait la fierté de sa mère, et elle l'avait sauvagement taillaidée à hauteur de nuque. Depuis, malgré ses cheveux courts, elle n'avait jamais remoncé au brossage du soir. Rituel imbécile sans doute, qu'elle aurait du abondonner au temps lointain de son adolescence, mais quand elle était nerveuse comme ce soir, elle y trouvait un étrange réconfort. Elle respirait au rythme de la brosse, cela la détendait, à la fin, elle posa soigneusement l'objet à manche d'argent à coté du miroir assorti et se sentit plys apte à affronter la soirée. Le cocktail allait commencer d'içi un quart d'heure. Si elle ne se pressait pas, elle outrepasserait le retard toléré. Elle n'en continuait pas moins à s'examiner dans la glace. Une fois surmontée la hantise adolescente de plaire selon les critères conventionnels, elle avait admis qu'elle avait un beau visage. Ces blondes vaporeuses qu'elle avait tellement enviées étaient surement maintenant flétries, bouffies, cachant leurs cheveux grisonnants sous des mèches teintées. Pour sa part, ses cheveux bruns, désormais coupés par les meilleurs coiffeurs, ne présentaient que quelques fils d'argent aux tempes, et la forte ossature de son visage qu'elle avait tellement détestée jadis, donnait à ses traits une personnalité peu commune. Il y avait très longtemps qu'elle ne se souciait plus de l'opinion d'autrui. Elle avait patiemment construit son équilibre sur sa réussite, persuadée que rien ne pourrait troubler sa sérénité ni sa confiance en elle. Et voici que l'année précédente, le cour de sa vie avait été perturbé par d'étranges émotions. Finallement, elles étaient devenues tellement envahissantes qu'elle s'était décidée à agir et peut être commettre une irréparable folie. Elle avait préparé ce face à face avec la même minutie qu'elle aurait mise à conduire une expérience extrémement délicate. Après avoir engagé un détective privé pour connaitre le détail de sa vie, elle s'était arrangée pour prendre la même semaine de vacances et au même endroit; et à la dernière minute, elle était prise de panique, elle avait le trac comme la collégienne godiche qu'elle était autrefois. Qu'avait-elle à perdre après tout ? Ils pouvaient passer une semaine sympathique, avoir un contact sans suite... Où serait le mal ? Ils pouvaient aussi devenir amis. Elle n'osait pas imaginer autre chose, ce qu'elle dirait, sa réaction. Ce soir, une simple présentation et un échange de banalités lui suffiraient. Elle se leva, prit son sac dans le salon et ferma résolument la porte derrière elle.