Et si je n'existais pas
Chapitre II – Perturbations
On ne pouvait pas manquer le bâtiment : sa grande façade jaune se démarquait des autres. Au rez-de-chaussée se trouvait un café, ainsi que l’expliquait le mot coffee visible sur la vitre de la boutique, suivi plus bas de trois katakana rouges formant le nom « Poirot » ; en dessous se trouvait une jardinière en brique dans laquelle s’épanouissaient trois gros buissons verdoyants. Une porte en bois à carreaux plus à gauche, surmontée d’un auvent en béton carmin, permettait l’accès au commerce.
Au premier étage, une inscription blanche – des stickers collés sur les fenêtres – indiquait en kanji : « Agence de détective Mōri ». Ces mêmes caractères se retrouvaient, cette fois à la verticale et en noir, sur une enseigne à fond clair ; à l’opposé, une volumineuse bouche de ventilation grise assurait une circulation correcte de l’air dans l’édifice. Encore au dessus, au deuxième, il s’agissait de l’appartement où Kogorō et sa fille vivaient ; le balcon de la chambre de cette dernière, à la rambarde en fer blanc, se détachait de façon très nette sur la façade.
Ravi d’être enfin arrivé à destination, Shinichi emprunta la cage d’escaliers sur sa droite, mains dans les poches. Me revoilà ! Et cette fois, plus en tant que Conan Edogawa. Beaucoup de souvenirs du temps passé à jouer avec son amie d’enfance lui revenaient en mémoire. Il se rappelait les fois où ils s’amusaient à monter et descendre les marches à toute vitesse avant que la mère de la jeune fille ne les réprimandât, comme celles où il restait assis de longues minutes auprès d’elle à la consoler lorsqu’elle pensait à ses parents séparés. Mine de rien, l’agence représentait beaucoup pour lui – encore plus depuis sa transformation –, à tel point qu’il envisageait parfois d’y travailler, dans le futur… si toutefois le patron acceptait de l’embaucher, et rien ne le garantissait.
Au premier palier, il frappa avec un mélange d’appréhension et de nervosité à la porte, ne se sentant pas assez à l’aise pour se permettre de monter jusqu’à l’étage suivant, bien qu’il résidât ici depuis des semaines… mais en tant que Conan. Je me demande comment ils vont réagir… songea-t-il, le cœur battant.
Il n’obtint cependant aucune réaction en retour, ce qui l’intrigua. Tiens, personne ne répond, c’est étrange. Enfin, quand on connaît le gérant… Imaginant que l’ancien policier ne l’entendait pas car il ronflait avachi sur son bureau à cause des deux ou trois cannettes de bières et paquets de cigarettes enfilés coup sur coup, il décida d’entrer.
Le paillasson neuf sur lequel il se retrouva, dans les tons bleus et très moderne, l’interpella aussitôt. Tiens, un nouvel essuie-pieds ? Il connaissait l’endroit par cœur, surtout depuis sa métamorphose en Conan, et savait que le vieux détective se contentait d’un morceau de tissu décoloré et usé par le temps qu’il persistait à conserver malgré son salaire qui pourtant augmentait en même temps que sa renommée – une attitude déplorable et pas professionnelle. Bah, pensa-t-il en haussant les épaules, Ran a dû réussir à le convaincre d’en acheter un nouveau ce matin.
Ses baskets troquées contre des chaussons d’intérieur, il se redressa. Son regard balaya la pièce. Sur sa droite se situait une étagère blanche, suivie d’une petite armoire en bois bleu marine. Il cligna des yeux. Tiens, l’étagère est neuve. En plus je croyais qu’elle venait avant l’armoire – qui l’a repeinte, d’ailleurs ? Même le papier peint différait de celui de d’habitude, lorsqu’il y prêta attention.
Pourtant, il repéra le familier espace « cuisine », quoiqu’il n’en discernât pas l’intérieur car un large rectangle de tissu crème tiré l’en empêchait. Dans mes souvenirs, ce rideau affichait une couleur vert foncé…
Le meuble en face de lui attira ensuite son attention. Et la télévision… Elle est différente, plus haute, large et plate qu’avant.
Au moins, la commode dans le coin de la pièce, ainsi que la table basse laquée, au centre, autour de laquelle s’asseyaient les clients, demeuraient identiques, tout comme le carrelage aux teintes bleues au sol. En revanche, les canapés… il ne les reconnaissait pas. Une matière différente, une couleur différente.
Ces détails divergents de ceux d’origine le perturbaient. Je ressens la même sensation que chez le professeur tout à l’heure. Il ne reconnaissait plus certains éléments du mobilier ni objets qu’il voyait pourtant au quotidien, puisqu’il– non, son alter ego habitait ici. Pour un peu, il aurait supposé qu’une autre personne occupait les lieux et s’amusait à redécorer l’intérieur à son goût, par petites touches.
Mon esprit me joue des tours, songea-t-il alors. Il s’agit sans doute d’un effet indésirable du médicament. Je le teste pour la première fois, après tout. Un vilain coup de fatigue expliquait pourquoi il peinait à reconnaître l’endroit, surtout si la fièvre de ce matin pointait à nouveau le bout de son nez.
— Nous sommes fermés aujourd’hui, Monsieur.
La voix résonna de manière familière aux oreilles du « sauveur de la police japonaise » comme on le surnommait. Il reconnaissait ce timbre nasillard et cette voix un peu aiguë entre mille. Il tourna la tête vers l’origine du son.
Installé sur sa chaise à roulettes, les coudes posés sur son large secrétaire gris, Kogorō Mōri regardait avec attention des documents, qu’il tenait entre ses mains, devant son visage ; lorsqu’il les reposa, un cri de surprise s’échappa des lèvres de Shinichi.
S’il conservait ses cheveux courts et ébène, il avait néanmoins dompté cette mèche rebelle qui descendait d’ordinaire sur son front. Surtout, il ne portait plus sa moustache caractéristique, mais une barbe de quelques jours, ainsi que des lunettes à la monture métallique, par-dessus lesquelles ses yeux noirs dévisageaient le nouveau venu. Fini aussi le traditionnel et démodé complet anthracite avec cravate, il revêtait aujourd’hui une chemise à carreaux d’un rouge flamboyant, en dessous d’une veste en lin terre de Sienne, ainsi qu’un pantalon en velours qui retombait sur ses chaussons d’appartement clairs.
Quels changements… Ran a réussi à le convaincre de se reprendre en main, au bout du compte.
Par contre… Depuis quand est-ce qu’il m’appelle « monsieur » et me vouvoie ?!
Cette distanciation surprit le jeune homme et le blessa. Peut-être que tous les deux ne s’entendaient pas à merveille – ou plutôt, l’adulte acceptait avec difficultés la relation entre sa fille et ce guignol qui lui piquait son travail –, mais jamais il ne l’avait interpellé ainsi, de manière si… froide et impersonnelle, ni vouvoyé non plus, même en tant que Shinichi. Je crois que je préfère quand il s’énerve contre Conan en le tapant sur la tête et en l’appelant « morveux » ou même contre moi parce que je me débrouille mieux que lui sur les enquêtes. Il ne se l’avouerait jamais, mais il appréciait chaque fois davantage la dynamique familiale qui l’unissait aux Mōri, depuis qu’il résidait chez eux.
Un raclement de gorge irrité le tira de ses pensées.
— Si vous avez quelque chose à dire, dites-le, sinon partez.
— En fait, je souhaitais voir Ran… avoua-t-il, en glissant une main dans sa tignasse.
L’évocation de ce nom provoqua un net froncement de sourcils chez l’ancien policier, qui, les mains sur le plan de travail, se leva d’un bond, et la chaise roula jusqu’à taper contre le mur derrière ; le moins âgé recula, par réflexe.
— Et qu’est-ce que vous lui voulez à ma fille, hein ? Elle ne vous connaît pas plus que moi, vous perdez votre temps !
C’est une blague ? songea le lycéen, stupéfait. D’abord Agasa, maintenant l’ « oncle »… Il commençait à trouver leur humour douteux.
— Mais enfin, évidemment que si ! Je suis Shinichi Kudō, son…
Son quoi, d’ailleurs ? Camarade de classe ? Copain d’enfance ? La personne qui l’aimait en secret depuis toujours ?
— … son meilleur ami. Vous le savez bien, nous sommes dans la même classe depuis petits.
Ces mots, il l’espérait, rafraîchiraient la mémoire du détective privé.
Ce dernier demeura silencieux quelques secondes, avant de retirer ses lunettes. Son petit doigt souffla au lycéen que ce geste n’indiquait rien de positif.
— Je connais toutes les personnes qui côtoient ma fille. Et elle ne m’a jamais parlé de vous. Je ne vous ai jamais aperçu non plus.
Quoi ?
L’incompréhension le paralysa. Il traînait avec la jeune fille depuis des années, il ne voyait pas quelle raison la poussait à omettre son existence. De toute façon, il avait déjà vu son père à elle à diverses reprises, avant l’accident à Tropical Land. Que ce dernier ne le reconnût pas dépassait l’entendement. Kogorō manque parfois un peu de jugeote, mais de là à m’oublier… Je ne m’attendais pas à ça.
Et s’il souffrait d’amnésie, ou de maladie ? Si l’on tenait compte de son style de vie particulier, entre alcool et cigarettes, la thèse se défendait. À ce stade, Shinichi commençait à explorer toutes les possibilités, tant le comportement des deux personnes rencontrées jusqu’à présent, et les changements constatés, le déroutaient.
— Je ne mens pas, réussit-il à articuler, avec autant de conviction que possible.
— Écoutez, j’ai beaucoup d’affaires à gérer et pas le temps d’écouter vos idioties, rétorqua l’adulte, agacé, en replaçant sa monture sur son nez. Alors arrêtez de m’ennuyer.
Tandis qu’il se dirigeait vers la grande étagère à sa droite, dans le coin de la pièce, les yeux de l’adolescent se posèrent sur le secrétaire. Un ordinateur remplaçait l’ancien poste télé, mais la lampe noire et le téléphone fixe se trouvaient toujours à leur place. En revanche, là où les Seven Stars s’enchaînaient autrefois dans le cendrier à côté des bouteilles de saké, trônait un cadre photo en bois clair, qu’il tourna pour mieux l’étudier, par pure curiosité.
Le cliché représentait le détective Mōri, en tee-shirt à manches longues couleur menthe à l’eau, jean et sandales, embrassant sous un ciel d’un bleu éclatant devant la Tour de Tōkyō et avec passion une dame d’environ son âge, cheveux châtains enroulés en un chignon, les yeux clos derrière ses lunettes, et qui portait un blazer crème par-dessus une robe dont la couleur lilas s’accordait à celle de ses escarpins, et ses bijoux brillaient sous l’éclat du soleil. Au second plan, une adolescente, en chemisier, jupe longue et talons hauts, observait la scène, ses deux mains couvrant sa bouche et des larmes de bonheur aux yeux.
Eri Kisaki, la femme de Kogorō et mère de Ran. Sa séparation d’avec son mari remontait à ce jour où après avoir été prise en otage par un criminel alors qu’elle rendait visite avec leur fille à son époux sur son lieu de travail, elle avait décidé le soir même – alors qu’elle se remettait tant au niveau physique que moral de cette épreuve – de lui concocter un délicieux repas, malgré sa blessure à la jambe gauche dont elle gardait une cicatrice ; il s’était exclamé qu’elle n’avait rien à faire à la cuisine et qu’elle ferait bien mieux de se reposer dans sa chambre. Frustrée qu’il n’appréciât pas son attention, elle l’avait quitté et le considérait aujourd’hui encore comme un goujat, malgré l’amour évident qu’elle éprouvait à son égard, en témoignait son alliance toujours à son annulaire.
Une question taraudait toutefois l’esprit du lycéen… Depuis quand est-ce que Kogorō et Eri se sont autant rapprochés ? songea-t-il, surpris. Cela le ravissait, surtout pour Ran qui espérait une amélioration de leur relation depuis bientôt dix ans maintenant. Pourtant…
— Non mais oh, laissez ça tranquille, c’est personnel !
En voyant le presque quadragénaire revenir vers lui d’un pas énervé, Shinichi se recula. L’autre abaissa d’un vif mouvement de main le cadre contre la surface, l’empêchant ainsi de voir plus longtemps l’image.
— Vraiment, c’est incroyable de se permettre de fouiner ainsi chez les gens sans la moindre honte ! Vous allez déguerpir, oui ?!
Si tu veux que personne ne regarde la photographie, tu n’as qu’à pas la laisser traîner à la vue de tout le monde, pensa le jeune détective, blasé.
Le plus âgé secoua la tête et soupira, ouvrant le classeur gris foncé qu’il tenait dans ses bras, avant de le poser sur le plan de travail et d’y ranger les feuilles qui absorbaient son attention avant l’arrivée du garçon de dix-sept ans. Lorsque les yeux de ce dernier se baissèrent sur les documents, ils s’écarquillèrent en remarquant les informations présentes sur le papier. Du moins, il discerna le plus important : un cliché en couleurs d’une fillette aux cheveux auburn coupés au carré avec de grands yeux vert bouteille aux reflets d’acier, sur lesquels retombaient des mèches de sa frange. Et à côté, un nom aux kanji familiers.
Ai Haibara.
Depuis quand Kogorō monte-t-il un dossier sur Ai ?!
— Attendez ! s’exclama-t-il en posant sa main pour l’empêcher de refermer le trieur. Cette fillette, vous enquêtez sur elle ?
— Encore une fois, arrêtez de fourrer votre nez partout et de vous mêler de ce qui ne vous regarde pas !
— Pourquoi vous avez des informations sur elle ? Je la connais, s’il y a le moindre problème avec elle j’ai besoin de savoir !
— Bon sang, mais vous allez nous laisser tranquille et débarrasser le plancher, oui ?!
— Qu’est-ce qui se passe, à la fin ? J’entends hurler depuis tout à l’heure, c’est très désagréable.
Tous les deux portèrent leur attention sur l’origine du son. Tirant le rideau pour sortir de l’espace cuisine, Sonoko Suzuki, héritière d’une riche famille et confidente de l’enfant du couple Mōri, et à présent dans la pièce principale, les fixait d’un air désabusé. Son bandeau en tissu jaune pâle empêchait ses cheveux châtain clair coupés au bol de la gêner, en plus de se marier de façon agréable avec la veste kaki, le tee-shirt lilas et les leggins qui habillaient son corps.
L’alter ego de Conan accueillit son arrivée avec confiance et soulagement ; elle au moins le reconnaîtrait à coup sûr.
— Cet enquiquineur vient de débarquer ici, et en plus de ne pas s’occuper de ses oignons, il veut à tout prix voir ma fille !
— Sonoko, la supplia-t-il en avançant dans sa direction jusqu’à lui prendre la main, je t’en prie, explique-lui, il ne veut rien entendre !
Son index accusateur se pointa vers l’ancien policier, qui, les dents serrées, fulminait en le foudroyant du regard. Eh eh, au moins avec elle, je suis certain d’avoir l’avantage, s’amusa-t-il. Elle ne manque jamais de nous taquiner sa meilleure amie et moi sur notre relation. Même si elle s’avérait pénible des fois, elle demeurait l’une des plus proches amis du duo.
Ses yeux gris-vert naviguèrent de l’un à l’autre des deux hommes, avant de s’arrêter sur le plus jeune, et elle haussa les sourcils.
— Dis-moi, comment est-ce que tu connais mon nom ?
Abasourdi, celui-ci lâcha sa main. Oh non, pas toi non plus ! Pendant quelques secondes, il imagina qu’elle se moquait de lui, comme les deux autres avant, mais elle conserva une expression très sérieuse mêlée de surprise, et il réalisa qu’elle ne plaisantait pas. Son cœur battit plus fort dans poitrine.
— On se connaît depuis qu’on est enfants, toi, moi et Ran ! Fais un effort ! s’impatienta-t-il.
Elle cligna des yeux, déstabilisée, avant de poser ses mains sur ses hanches et de lever la tête, dans une posture de réflexion. Puis elle porta à nouveau son attention sur lui.
— C’est vrai que je la fréquente depuis la maternelle, par contre, désolée, je n’ai aucun souvenir de toi.
— On rentrait des cours tous les trois ! Tu n’arrêtais pas de plaisanter en répétant quel couple mignon nous formerions elle et moi.
Pour toute réponse, elle n’afficha qu’une expression perdue et incrédule, presque outrée. Bon sang, mais qu’est-ce que ça signifie ?!
Un nom surgit dans son esprit. Je sais ! Heiji ! Si le patron de l’agence et sa camarade ne le reconnaissaient pas, son rival de l’ouest lui, se rappellerait à n’en pas douter les moments vécus ensemble. Sans réfléchir, il se précipita vers le combiné fixe blanc posé sur le bureau, se moquant des cris de protestation du patron de l’agence, et décrocha le téléphone, cherchant dans sa mémoire le numéro de téléphone de Hattori qu’il composa de mémoire après un court instant d’hésitation. Ses doigts tremblaient à ce point que cela le força à répéter la manœuvre lorsqu’il appuya sur une mauvaise touche.
L’adulte et la jeune fille fortunée échangèrent un regard d’incompréhension et un haussement d’épaules, l’un comme l’autre ignorant ce que cherchait à réaliser ou à prouver l’individu en face d’eux.
Les bips s’égrenèrent avec une lenteur qui manqua de rendre fou l’étudiant de l’établissement Teitan. Allez, réponds… !
— … Allô ?
Enfin, cette voix si familière, emprunte de l’accent typique d’Osaka. Jamais son ami ne ressentit une telle joie de l’entendre.
— Heiji, c’est moi ! Je suis si soulagé. Écoute, il se passe quelque chose d’étrange. Kogorō et Sonoko prétendent qu’ils ne m’ont jamais vus et–
— Excusez-moi, mais… qui est à l’appareil ?
Les mains de l’adolescent se crispèrent autour du combiné. Des gouttes de sueur commencèrent à perler sur sa peau.
— Heiji, voyons, c’est moi, Shinichi Kudō !
Un bref silence.
— Kudō ? Pardon, mais je ne connais personne de ce nom.
— Je suis ton rival à Tōkyō ! Tu es venu un jour à l’agence parce que tu voulais te mesurer à moi, et c’est comme ça que tu m’as rencontré. La fois suivante, tu as découvert mon secret, et encore après tu nous as invités à Osaka, où nous avons connu ton amie Kazuha–
— Laisse Kazuha en dehors de tout ça ! Et fiche-nous la paix !
— Non, attends !
Trop tard. Des sons courts et rapprochés indiquèrent la fin abrupte de la communication. La main du lycéen retomba avec lenteur le long de son corps ; le téléphone percuta le sol dans un bruit sourd.
Le regard baissé et dans le vague, il essaya d’assimiler ce qui venait de se produire. Hattori… ne se remémorait pas leur complicité d’antan, comme les autres – mentionner son amie d’enfance n’avait pas été une idée brillante. Cela le peinait. Si tout le monde persistait ainsi à nier son existence, à qui se fier ? Bien sûr, la possibilité demeurait qu’il s’agît d’une blague de mauvais goût de la part de ses proches, mais il écartait de plus en plus cette hypothèse. Jamais les gens qu’il appréciait ne se permettraient de se moquer de lui ainsi, il le savait.
Il existe bien une personne vers qui me tourner ! songea-t-il, en serrant les poings, tandis que Sonoko ramassait le fixe et le reposait sur son socle.
— Écoutez, jeune homme – et entendre autant de pitié et de compassion dans la voix de Kogorō abaissa encore son moral –, je suis désolé, mais vous devez partir. Nous sommes très occupés, vous comprenez…
— Vous devez me croire, insista Shinichi, je raconte la vérité. En tant que Conan, je passais beaucoup de temps avec vous et votre fille. Laissez-moi vous prouver que je ne me moque pas de vous !
Son interlocuteur ôta ses lunettes et se pinça l’arrête du nez.
— Aucun doute, vous êtes tenace, vous ! Maintenant fichez-moi le camp avant que je ne m’énerve pour de bon et que je ne demande à ma femme de vous coller un procès–
Le bruit d’une porte qui s’entrouvrait l’interrompit dans sa phrase, et il releva la tête, comme Sonoko. Shinichi se retourna lui aussi vers la provenance du son.
— Ne te mets pas autant la pression ! Ta proposition était déjà magnifique, je ne doute pas que le reste le sera aussi.
L’apprenti détective écarquilla les yeux. Cette voix, elle appartient à Ran !
Sans réfléchir, il se retourna, le cœur battant à toute allure. Elle arrivait pile au bon moment, il brûlait d’envie de l’enlacer, de sentir son parfum fleuri, de l’embrasser, de retrouver la chaleur de ses bras. Alors il réaliserait que son esprit farceur lui jouait juste un vilain tour et tout redeviendrait normal.
Oh, qu’il se trompait.
— Certes, mais j’aimerais que ce soit parfait. Je te dois bien ça, et à tes parents aussi.
Le lycéen reconnut aussitôt ce timbre, sans pour autant comprendre ce que la personne à laquelle il appartenait fabriquait ici. Et puis, lorsque les deux personnes franchirent le seuil et qu’il les aperçut enfin, ses yeux s’arrondirent.
Ran, debout, affichait ce doux sourire, celui qui ne cessait de rendre Shinichi fou depuis leur première rencontre. À sa grande surprise, elle portait ses longs cheveux lisses et bruns attachés en un chignon, d’une façon qui rappelait sans conteste celui de sa mère – elles se ressemblaient comme deux gouttes d’eau – alors que d’habitude, ils retombaient en cascade dans son dos, mais conservait cette mèche rebelle qui montait un peu plus haut en avant que les autres avant de redescendre et de se noyer dans le reste de sa chevelure, dont une partie dissimulait ses oreilles. Un tee-shirt rouge recouvrait le haut de son corps, surmonté d’une veste en jean courte. À cela s’ajoutait la jupe en velours, les collants et les bottines qui complétaient sa tenue, ainsi que la sacoche en cuir aux motifs floraux et agrémentée de pin’s et de stickers qu’elle portait en bandoulière. En plus de cela, il ne manqua pas de remarquer ses boucles d’oreilles pendantes assorties au superbe collier en or blanc au motif de fleur d’orchidée à son cou. Des parures luxueuses que la Ran qu’il connaissait ne se permettrait jamais de porter, encore moins dans des circonstances qui ne l’exigeaient pas. Et ce maquillage... Il ne se souvenait pas qu’elle utilisât tant de produits auparavant.
Et à côté d’elle, une main glissée autour de ses fines hanches, le docteur Tomoaki Araide, une expression timide et gênée sur le visage, comme le lycéen s’en souvenait. De taille normale pour son âge, les cheveux bruns et courts et le teint clair on le reconnaissait surtout grâce à ses lunettes noires. Sous son manteau ample, il portait un col roulé vert – ce col roulé, celui prêté à l’adolescente dont elle s’était inspirée pour confectionner le vêtement qui habillait son camarade de classe en ce moment.
— Ran ! s’exclama-t-il, se retenant de se ruer vers elle, tant la voir le comblait de bonheur.
En entendant son prénom, son regard croisa celui de l’adolescent. Elle cligna des yeux.
— Oh, tu ne m’avais pas dit que tu rencontrais un client ce midi, papa !
Shinichi déglutit.
Un… client ?
Il porta une main à ses cheveux, et se frotta avec nervosité la tête, yeux clos et dents serrées.
Ce devait être un cauchemar.
Un affreux cauchemar.
— Je n’attendais personne. Ce garçon a débarqué ici sans crier gare en prétendant qu’il te connaissait.
— Bien sûr que je la connais ! le coupa Shinichi, d’une voix dans laquelle perçaient sa détresse et son désespoir. Ran – il avança un peu – tu as toujours passé ton temps à m’attendre, mais je suis là, maintenant !
De longues secondes s’écoulèrent. Elle observa un moment le jeune détective, avant de secouer la tête d’un air désolé.
— Excusez-moi, mais je ne me rappelle pas du tout de vous.
— C’est moi ! Shinichi Kudō ! insista-t-il en plaquant une main sur son torse, l’autre fouettant l’air. On est amis depuis l’enfance !
Et je suis fou amoureux de toi.
Il chercha une lueur dans son regard, le moindre signe qui lui indiquerait qu’elle le taquinait, comme elle en avait l’habitude depuis leur plus jeune âge.
Et son sang se glaça.
Dans ses iris, il ne rencontra qu’un vide immense, le même vide aperçu quelques jours plus tôt, alors qu’elle subissait une perte de mémoire après avoir assisté à un meurtre. Comme il avait souffert, tout ce temps-là, chaque seconde, à voir qu’elle ne se souvenait pas de lui, à craindre qu’elle l’oubliât pour l’éternité, et à espérer qu’elle se remémorerait les précieux instants passés ensemble.
Et voilà que ça recommençait. En mille fois pire.
Le docteur Araide avança une main apaisante vers lui.
— Écoutez monsieur, vous ne paraissez pas vous sentir bien. Si vous le souhaitez, je peux–
— Je n’ai pas besoin de votre aide, rétorqua le jeune homme les dents serrées. Et pour commencer, enlevez votre main de la hanche de ma petite amie !
En d’autres circonstances, il n’aurait jamais osé employer ces termes, mais juste voir un autre garçon agir avec tant de familiarité envers la femme qu’il aimait le plus au monde et qu’il comptait épouser un jour le rendait fou. Bouillonnant de colère, il effectua un pas en direction de l’autre, qui se permettait de lui voler sans complexe sa copine.
Tout se déroula en un éclair.
Inquiet, le médecin recula, ôtant sa main du corps de Ran. À l’inverse, celle-ci combla en quelques enjambées la distance qui la séparait de Shinichi. Avec fluidité, elle réalisa un tour complet sur elle-même en prenant appui sur son pied gauche, levant et armant dans le même temps avec force et souplesse le genou droit et positionnant ses hanches, prête à réaliser un ura mawashi geri. L’instant d’après, elle étendit sa jambe et sa bottine se stoppa net contre la joue du jeune homme tandis que sa main gauche revenait à sa hanche dans un hikite parfait.
Une sueur froide descendit le long de sa nuque. Bon sang. Un peu plus et il se retrouvait sans tête.
Si l’adolescente ne se souvenait pas de lui, elle maîtrisait de manière toujours aussi impeccable le karaté. Personne ne méritait mieux sa ceinture noire qu’elle.
— Je me suis arrêtée avant de vous blesser, mais si jamais vous osez encore le menacer, je n’hésiterai pas, c’est clair ?
— … Comme de l’eau de roche.
Toujours furieuse, elle fléchit néanmoins la jambe, et effectua un retour impeccable, reposant son pied au sol, sans quitter son adversaire du regard. Tomoaki se rapprocha d’elle et posa une main affectueuse sur son épaule, ce qui n’échappa pas à l’adolescent. Qu’est-ce qui se passe, là ? songea-t-il, tandis que ses yeux brillaient, et il baissa la tête.
Sa première et seule rencontre avec le professionnel de santé datait de quelques jours plus tôt. Kogorō avait alors rendez-vous avec son médecin traitant, Yoshiteru Araide. Si au début, l’ancien policier se croyait au bord de la mort, son généraliste l’avait rassuré, lui conseillant cependant de réduire alcool et tabac. Par la suite, il avait invité les Mōri et Conan à manger chez lui, leur présentant au passage sa famille, dont son fils lui-même médecin… avant qu’on ne l’assassinât, crime résolu sans difficulté par le petit détective. Tout du long, son fils s’était comporté de manière cordiale, le jeune garçon ne pouvait rien lui reprocher de ce côté-là.
Même maintenant, il ne doutait pas de la gentillesse de l’homme. Cependant, la peur que lui et sa meilleure amie ne se rapprochassent le hantait. Déjà à la fin de l’enquête, il avait bien cru que le médecin la demandait en mariage… mais en fin de compte, elle lui avait emprunté son pull-over afin d’en fabriquer un pour son ami.
Lorsqu’il s’agissait de Ran, il ne réfléchissait plus, il ne se contrôlait plus. Sa raison l’abandonnait.
En dépit de tous les signes d’amour qu’elle manifestait à son égard, il ne parvenait pas à se débarrasser de cet effroi à l’idée de la perdre qui lui collait à la peau. Tuée par l’organisation, ou bien fatiguée d’attendre son retour, ces scénarios terrorisaient ses jours en l’empêchant de réfléchir avec logique et hantaient ses nuits sous la forme de cauchemars dont il se réveillait en sueur, hurlant son nom à plein poumons, ne regagnant le sommeil que lorsqu’elle venait dans sa chambre le rassurer ou bien qu’il se rendait dans la sienne pour vérifier qu’elle se trouvait toujours bien là.
Vivante et à ses côtés.
Il porta une main à son front brûlant. Il délirait.
— Vous devriez partir et rentrer chez vous.
Ces mots l’interrompirent dans ses pensées. Il releva la tête, croisant le regard d’un azur teinté de violet de la jeune fille, et il y décela une certaine forme d’hostilité qui le dérouta ; son cœur se serra dans sa poitrine.
— Ran, tenta-t-il, laisse-moi te parler, juste un moment, je t’en supplie.
Sa voix sonnait de façon si désespéré qu’il la reconnut à peine. Mais il ne pouvait pas quitter les lieux sans rien tenter, sans au moins essayer de comprendre la situation qu’il subissait depuis son réveil, après l’absorption du contrepoison. Sans discuter avec la fille qu’il chérissait plus que sa propre vie.
Il refusait que les choses se terminassent ainsi.
Lorsqu’il esquissa un pas dans sa direction cependant, elle recula d’autant, adoptant une position de défense. Gedan barai, ou balayage par le bas. Il s’en souvenait : il s’agissait d’une des figures de protection les plus faciles à réaliser en karaté. Main gauche au niveau de l’oreille droite, bras droit tendu vers le bas, et laisser glisser le bras gauche le long du droit pour dévier toute attaque qui viserait le corps. Elle lui avait parlé de cette technique et proposé de de lui apprendre un jour, pour se protéger en cas d’ennui. Ils n’avaient pas eu l’occasion d’en reparler, depuis.
Puisqu’elle ne souhaitait pas qu’il s’approchât, il se stoppa, sans la quitter des yeux. Une lueur de détermination brûla dans son regard.
— S’il te plaît. Une simple discussion. Juste nous deux.
Face à son ton ferme et décidé, elle hésita, mais se détendit peu à peu.
— Espèce de morveux ! s’écria Kogorō, furieux, en s’approchant de lui d’un air menaçant, et il attrapa l’adolescent par la manche droite de son pull, vous croyez que vous pouvez débarquer comme ça à l’agence, raconter des idioties et réclamer à parler en privé à ma fille ?!
— Monsieur Mōri, arrêtez ! s’exclama Sonoko en agrippant à son tour l’adulte par son vêtement.
— Pas question ! Cet effronté ne touchera pas à ma fille–
— Papa, c’est bon.
La voix douce et claire de la karatéka apaisa tout le monde dans la pièce, et tous les regards se tournèrent vers elle. Après une inspiration, elle planta ses yeux dans ceux de l’adolescent.
— Si j’accepte de vous parler, vous vous en irez, ensuite ?
— Mais, enfin, Ran– commença son père, interloqué.
— Oui, c’est promis, répondit Shinichi, et formuler ces simples mots lui coûta terriblement, mais il s’agissait du seul moyen de se rapprocher de celle qu’il avait perdue à tout jamais.
Ou du moins, ça y ressemblait.
Elle hocha la tête, satisfaite.
— Il y a un espace vert, tout près d’ici, avec des bancs. Nous y serons tranquilles.
Il acquiesça.
— Tu es sûre que c’est une bonne idée ? demanda le docteur Araide en s’approchant d’elle, posant sa main sur son bras.
— Ne t’inquiète pas, je suis une grande fille, je peux me protéger. Je reviens vite.
Le lumineux sourire qu’elle lui adressa le rassura. D’un pas léger, elle franchit la porte et quitta l’agence, le lycéen sur ses talons, en direction du parc, où, il l’espérait, il obtiendrait plus d’informations sur cette situation incongrue qu’il subissait.