Et si je n'existais pas

Chapitre 1 : Transformation

4634 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 07/12/2023 00:13

Chapitre I – Transformation


—    Conan, j’ai un service à te demander.

Tout commença par ces simples mots.

L’intéressé ne masqua pas sa surprise en les entendant. Il ne comprenait pas pourquoi Ai Haibara, camarade d’école d’ordinaire froide et introvertie arrivée quelques temps plus tôt dans sa classe, s’abaissait à lui demander son aide.

Ils se trouvaient dans une grande salle baignée de lumière – en raison des nombreuses fenêtres présentes –, chez le scientifique Hiroshi Agasa, un peu farfelu mais aux idées quelque fois géniales, chez qui la fillette vivait. Le garçon, qui lui répondait au pseudonyme d’Edogawa, habitait à une autre adresse, chez la famille Mōri. La veille cependant, le professeur lui avait proposé de dormir chez lui, ce qui expliquait la présence de l’écolier dans la maison du vieil homme.

Pour autant, l’enfant ne se sentait pas en grande forme aujourd’hui : son nez coulait et la fièvre guettait. Il ne s’agissait sans doute de rien de grave, mais ce genre de désagrément l’ennuyait.

Conan différait des élèves de son âge. Derrière ces lunettes et cette tignasse brune d’un petit de sept ans se cachait en réalité un lycéen brillant du nom de Shinichi Kudō. Lors d’une sortie dans un parc d’attractions, il avait assisté à un échange louche mené par des hommes en noir. Repéré, il avait été assommé, et forcé par ces deux criminels d’avaler un liquide supposé le tuer… mais l’ayant en réalité rajeuni. Depuis lors, il se réfugiait chez sa copine d’enfance et son père, un détective… qui manquait de rigueur dans son métier. Grâce à une montre à fléchettes anesthésiantes, Kudō, sous l’alias de Conan, l’endormait et résolvait les enquêtes à sa place, le laissant récolter tous les lauriers à la fin. Il espérait, grâce à la renommée de Kogorō qui s’envolait, obtenir toujours plus d’informations sur cette organisation de gens vêtus de sombre.

Ai appartenait à ce groupuscule. Autrefois. Après le meurtre de sa sœur aînée par ces gens sans scrupules, elle avait entrepris de les quitter et de se suicider en ingurgitant la même toxine que Shinichi, revenant elle aussi à la taille d’une enfant, quoique comme son camarade d’infortune, elle conservât toutes ses facultés intellectuelles. Scientifique responsable de la conception de ce poison, l’Apotoxine 4869, elle cherchait un remède pour en contrecarrer les effets, une façon pour elle de se racheter.

—    Et c’est à propos de quoi ?

Installé à table, le détective attrapa son bol et sirota une gorgée de chocolat. Neuf heures approchaient, et il espérait que son petit-déjeuner l’aiderait à se sentir mieux.

Sa camarade, debout non loin de lui, ferma un court temps les yeux, et croisa les bras sur sa poitrine. Elle ne paraissait pas vouloir manger, affichant son habituelle expression sérieuse qu’il connaissait bien et qui ne le déstabilisa pas. Puis, elle parla :

—    J’ai peut-être réussi à trouver un contrepoison.

Le garçon manqua de recracher le liquide qu’il buvait dans son bol.

—    Quoi ?! Tu en es sûre ?! demanda-t-il en reposant le récipient sur la table en face de lui.

—    Oui. Mais j’ai besoin d’un sujet pour le tester. C’est là que tu interviens : tu ingères le médicament, et moi j’observe les effets. Bien sûr, rien ne m’empêche de l’expérimenter sur moi-même si tu as trop peur, conclut-elle sur un ton de défi, sourire insolent en coin.

Les lèvres de son interlocuteur s’étirèrent à leur tour. Il existait une possibilité, même infime, qu’il récupérât son corps d’adulte, et Sherry, le nom de code sous lequel on la prénommait à l’époque où elle travaillait pour l’organisation, envisageait l’espace d’un millième de seconde qu’il refusât l’opportunité qui se présentait à lui ? Elle me connaît très mal si elle imagine qu’une petite pilule à avaler m’effraye.

Il fronça les sourcils, affichant une expression sérieuse. Ou bien alors, elle pense que le traitement possède peut-être des effets secondaires mortels, et essaye de me l’administrer à sa place ; en cas de problème, je mourrai, tandis qu’elle confectionnera le véritable antidote qu’elle ingurgitera pour retrouver sa véritable taille et–

Ses cheveux bruns s’agitèrent tandis qu’il secouait la tête. Non, je divague. Elle ne se comporterait pas comme ça. Certes, il ne connaissait la scientifique que depuis peu de temps, et n’oublierait jamais qu’en tant que créatrice de l’Apotoxine, elle possédait une part énorme de responsabilité dans les difficultés qu’il rencontrait, mais elle méritait une seconde chance. Sans elle, je ne retrouverai jamais ma taille adulte.

Et je perdrai Ran pour toujours.

Ran.

Tout le ramenait à sa meilleure amie d’enfance. Il la connaissait depuis la maternelle, et son cœur chavirait à chaque fois qu’il repensait à ce sourire qu’elle lui avait adressé lors de leur première rencontre, générateur d’un véritable coup de foudre en ce qui le concernait. Ils ne se quittaient jamais, et même le jour de son « accident », il la revoyait encore à ses côtés, au parc Tropical Land, tandis qu’il résolvait une affaire, avant de la délaisser pour suivre la piste de Gin et Vodka, les bandits qui l’agresseraient par la suite.

Il serra le poing. Encore maintenant, il s’en voulait. S’il n’avait pas abandonné la jeune fille – traumatisée par le meurtre arrivé durant leur tour de manège – pour espionner ces deux assassins, il mènerait une existence normale – aussi normale que l’on pût qualifier la vie d’un détective – auprès d’elle, comblé, et ni l’un ni l’autre ne souffriraient de cette situation qui les tourmentait aujourd’hui.

Inspirer à pleins poumons lui permit de se calmer. Je dois essayer cette substance. Je ne peux pas laisser passer la chance de la revoir ! La dernière fois que je me suis transformé, je n’ai même pas pu lui exprimer mes sentiments !

Il se sentait fébrile aussi à ce moment-là d’ailleurs. Pour le soigner, son rival enquêteur devenu ami Heiji Hattori, qui résidait à Osaka, lui avait proposé de boire un peu d’alcool afin qu’il recouvrît la santé, permettant ainsi de manière involontaire à Shinichi de récupérer son physique originel, pour une brève période. Mais son corps présentait désormais une immunité contre la substance ; impossible de l’utiliser pour se transformer à nouveau. Je n’ai pas le choix… Tant pis pour les conséquences !

—    C’est bon Haibara. J’accepte sans souci d’être ton cobaye, allons-y !

Sa motivation arracha presque un sourire à la petite fille.

—    Du calme. Tu vas d’abord prendre ta température.

Sur ces mots, elle lui présenta un thermomètre, qu’il regarda d’un air perplexe.

—    Tu me sembles un peu faible, depuis hier soir. J’ai besoin de savoir à quel point avant que tu n’essayes le prototype.

S’il le faut vraiment… Ça ne coûte rien de toute façon. Haussant les épaules, il attrapa l’instrument qu’il plaça sous son bras.

—    La durée de ta transformation ne devrait pas excéder vingt-quatre heures, et le changement de ton enveloppe corporelle débutera en toute logique quelques minutes après l’ingestion du traitement. Mais il s’agit de prévisions pour un sujet sain.

Elle replaça une mèche de ses cheveux auburn coupés au carré derrière son oreille, avant de reprendre :

—    C’est moi, qui ai suggéré au professeur que tu passes la nuit chez lui. Je comptais déjà te proposer d’essayer l’antidote, et c’était plus facile de le faire ici, plutôt qu’à l’agence.

Conan acquiesça ; il comprenait. Les Mōri, chez qui il vivait depuis son rajeunissement, ignoraient tout du drame. Le garçon leur cachait la vérité pour les protéger et ne pas les inquiéter, mais il supportait mal de mentir, surtout vis-à-vis de Ran, qu’il adorait, et qui se languissait de lui aussi, il le voyait bien. Cela le frustrait beaucoup de ne pas pouvoir lui expliquer la vérité, qu’il se trouvait toujours à ses côtés et veillait sur elle, mais Agasa et Haibara ne lui pardonneraient pas s’il révélait son secret – ce qu’il avait failli faire à plusieurs reprises.

Le week-end commençait aujourd’hui, et Kogorō et sa fille comptaient le passer au cabinet de détective de l’adulte. Difficile dans ce cas de tester le prototype sans compromettre son identité secrète.

—    Mince, j’ai oublié de prendre des affaires, réalisa d’un coup le petit détective.

—    Ne t’inquiète pas pour ça, je suis déjà passé chez toi pour récupérer des vêtements.

D’un mouvement de tête, elle désigna un paquet d’habits plié avec soin à côté de deux dictionnaires de sciences sur un meuble en bois non loin, plein à craquer de livres. Il en resta interloqué. Elle n’a pas osé ?!

—    Hé ! Ce n’est pas parce que tu es déjà allée dans ma maison que tu peux te permettre d’y retourner à ta guise !

Cela datait de l’époque où elle travaillait encore pour l’organisation, pas longtemps après l’accident de Shinichi, que l’indifférence de Shiho à violer ainsi sa vie privée scandalisait toujours autant.

—    Personne ne m’a vue, si c’est ce qui t’effraye. Je sais agir avec discrétion.

—    Là n’est pas le problème ! Tu ne–

Le thermomètre sonna, interrompant sa phrase. Ai le lui retira sans ménagement de sous l’aisselle afin de lire les chiffres, tandis que son interlocuteur la fixait d’un air mi-blasé, mi-agacé. Elle ne changera jamais.

—    38,2. C’est un peu élevé…

—    Pas de quoi s’alarmer. Il fait juste un peu trop chaud dans la maison.

—    Tu penses vraiment que ça ira ? On ignore les effets que pourrait avoir cette fièvre, même légère…

—    Mais oui, allez !

Face à son insistance, elle se contenta de soupirer, et sortit de la poche de sa veste une gélule bicolore blanche et bleue qu’elle plaça dans la paume de la main qu’il lui tendait, son large sourire témoignant de sa joie à la simple pensée de retrouver son corps d’adulte. Tout était dit, il ne lui restait plus qu’à se préparer et à ingérer le traitement.

Il termina son bol d’un trait, et, une fois sa bouche essuyée, s’empressa de se diriger vers la petite commode afin d’attraper sa tenue d’adulte, qu’il examina dans un premier temps : il reconnut sans souci les vêtements, mais se trouva incapable de se rappeler à quand remontait l’achat du tee-shirt et du pantalon, encore moins du caleçon et des chaussettes. En revanche, il se souvenait avec précision du pull : il s’agissait de celui réalisé pour lui par sa meilleure amie plusieurs jours auparavant, après ce cas d’homicide chez le docteur Araide. En laine, d’un bleu profond, et au motif très complexe mais magnifique, on remarquait tout de suite la maladresse des mailles, mais cela n’importait pas pour Conan : il ressentait tous les efforts, la patience et l’amour de Ran liés à la confection de ce vêtement, et cela le comblait, à ce point qu’un sourire idiot naquit sur ses lèvres.

Bon allez, songea-t-il en affichant un air déterminé. C’est l’heure de me changer !

La salle de bain – pas question de se déshabiller devant Haibara même si elle lui tournait le dos, cela le dérangeait trop – ne détonnait pas avec le reste de l’appartement. Petite mais bien agencée, elle comportait une baignoire, des toilettes, un lavabo surmonté d’un banal miroir rectangulaire, quelques étagères et surtout une confortable banquette bien rembourrée.

Le garçon referma la porte derrière lui, sans la verrouiller, et s’empressa, non sans difficultés, d’ôter son pyjama vert d’eau et de revêtir ses affaires d’adolescent, dont il apprécia l’odeur familière qui s’en dégageait, et qui l’apaisait. Pour l’instant, il nageait dans ce haut et ce bas trop grand pour lui, mais bientôt, ceux-ci lui siéraient comme un gant.

Désireux de retourner au plus vite à son état habituel, il s’assit sur la banquette et avala sans réfléchir la capsule. Il s’attendait à ce qu’un potentiel goût désagréable lui tapât sur la bouche, mais, à sa surprise et à son soulagement, cela ne se produisit pas. Rassuré, il inspira un coup, et en attendant de revenir à sa taille d’origine, commença à réfléchir à la façon dont il profiterait de cette journée.

Je suis si impatient de retrouver mon apparence d’origine. Et qui sait, peut-être que ce prototype de l’antidote sera définitif et que je ne rajeunirai plus ! En redevenant Shinichi pour la première fois, à peine quelques semaines plus tôt, il avait vraiment espéré conserver son corps et déclarer sa flamme à la jeune fille qu’il chérissait tant. Aucun mot ne décrivait la frustration ressentie en constatant qu’il rapetissait à nouveau. Et que son amie ressentirait encore une peine immense à cause de lui.

C’est décidé, songea-t-il en regardant sa main, toujours celle d’un enfant, avant de la serrer en un poing et de froncer les sourcils. Dès que j’ai récupéré ma forme d’avant, je fonce lui avouer ce que je ressens. Je ne veux pas attendre plus longtemps–

Une douleur atroce interrompit de manière brutale ses réflexions. Son cœur, comme prêt à éclater, cogna de façon sourde et très intense, et il posa sa main gauche sur sa poitrine dans une tentative qu’il savait vaine pour apaiser ses maux.

Cette sensation… C’est la même que la dernière fois… !

Il se préparait donc à grandir à nouveau, mais il ne s’habituerait jamais à la souffrance qu’il endurait à chacun de ses changements. Il avait l’impression de brûler de l’intérieur, et que tous ses os craquaient, comme s’il se dédoublait. Par-dessus le marché, une migraine intense lui vrilla le crâne, et la nausée le gagnait. Un violent vertige le força à s’allonger de tout son long tandis que des gouttes de sueur toujours plus nombreuses perlaient à son front brûlant. Je ne peux pas… lâcher maintenant… ! Dans un dernier élan, il voulut appeler à l’aide, mais lorsqu’il ouvrit la bouche au prix d’un effort surhumain, aucun son ne sortit. Juste après, des acouphènes stridents l’empêchèrent d’entendre, et sa vue se brouilla.

Puis, sa conscience l’abandonna.


***


Il ignora ce qui le réveilla. Pendant quelques secondes, il demeura allongé, fouillant dans son esprit confus à la recherche du moindre élément, indice, souvenir auquel se raccrocher et qui expliquât sa situation, jusqu’à ce qu’enfin tout lui revint en mémoire dans un flash, en particulier la proposition de Haibara et l’absorption de son échantillon d’antidote.

À cette pensée, il ouvrit d’un coup les yeux et se redressa d’un coup. Cela signifiait…

Non. Il n’osait y croire.

Son regard se posa devant lui, sur ses jambes. Elles lui apparurent longues, plus que de coutume. Il les bougea un peu, remuant les orteils, pour constater qu’il s’agissait bien de ses pieds. Incrédule, il tendit le bras droit devant lui, doigts écartés, et remarqua une nette augmentation de leur volume par rapport à lorsqu’il évoluait dans la peau de Conan Edogawa. Et en s’auscultant sous tous les angles, il ne douta plus. Il retrouvait enfin son apparence normale.

Ça a marché ! Ça a marché !

Encore fébrile et mal habitué à son nouvel organisme, il se dirigea avec maladresse vers la glace au-dessus de la vasque, sur lequel il posa ses mains, pour observer son reflet. Elle lui renvoya l’image d’un adolescent aux traits juvéniles et dont la tignasse presque de jais affichait à l’arrière cet épi caractéristique présent depuis sa naissance. Ses yeux d’un bleu mélange d’azur et d’outremer s’écarquillèrent et témoignèrent bientôt de la joie et de l’excitation de Shinichi redevenu lui-même.

Il serra le poing, un large sourire aux lèvres, et vérifia que rien ne clochait, remettant quelques mèches rebelles en place avant de se retourner. Génial ! Maintenant, il est temps d’aller parler à Ran ! songea-t-il, prêt à quitter la salle de bain. Il peinait toujours à réaliser qu’il se déplaçait dans son corps d’adulte, mais il devait se dépêcher : il ignorait combien de temps le remède agirait. Un constat qu’il n’appréciait guère, mais pas faux pour autant.

Un éclat argenté attira son regard alors qu’il posait sa main sur la clenche. Au-dessus de ses vêtements de nuit posés là plus tôt alors qu’il se changeait, trônait sa montre au bracelet d’acier, bijou de technologie inventé par le professeur Agasa, qui, en plus d’éclairer dans le noir, comportait un cadran qui se relevait et se transformait en viseur – symbolisé par quatre triangles rouges – lorsqu’on actionnait les deux boutons latéraux, lui permettant de cibler une personne pour l’endormir ; une petite extrémité creuse localisée au bout du bijou permettait aux fléchettes de sortir. En général, le garçon piquait surtout le pauvre Kogorō, et résolvait les mystères à sa place.

Mais, même si ce bijou recelait une fonction incroyable, pour l’instant le détective s’intéressait surtout à son utilité première, à savoir fournir l’heure, lisible grâce aux chiffres blancs qui se détachaient sur le fond bleu.

Les aiguilles indiquaient onze et neuf.

Le jeune homme recula d’un pas, déstabilisé. Onze heures quarante-cinq ?

Il terminait de prendre son déjeuner lorsque sa camarade lui avait proposé de tester l’antidote. En d’autres termes, il situait leur discussion autour de neuf heures au maximum, à peine plus.

Et voilà que midi approchait maintenant ?

Combien de temps suis-je resté inconscient ? Au moins plusieurs heures, alors ? Il faut que je retrouve Haibara.

Cette fois, il sortit bel et bien de la pièce, et referma derrière lui, appelant dans le même temps le prénom de la scientifique. Il ne comprenait pas pourquoi elle ne se trouvait pas près de lui, à observer les effets de son contrepoison – ne devait-elle pas récolter des données pour en réaliser un encore plus efficace ?

Ses pas le menèrent au salon, vide de présence, qu’il connaissait bien : revoir le papier bleu peint des murs, la moquette rouge du sol, le grand escalier qui menait à l’étage, le rassura, mais tout de suite après, quelque chose le dérangea. Il fronça les sourcils. Son regard se posa sur la petite bibliothèque, où la scientifique rajeunie avait posé ses affaires d’adulte plus tôt. Bizarre, les deux encyclopédies ont disparu, songea-t-il, troublé. Dans un premier temps, il supposa qu’elle les utilisait pour ses recherches, mais il remarqua d’autres changements et disparitions par rapport à l’état de la pièce dont il se souvenait avant sa transformation, qui l’intriguèrent davantage.

C’est étrange, j’ai l’impression que certains éléments ne se trouvent pas à leur emplacement habituel… Comme si…

… Comme si quoi ? Il ne parvenait pas à terminer sa comparaison, et cela le frustrait. Le même genre de sensation qu’il éprouvait lorsqu’il lui manquait un indice pour coincer le véritable meurtrier d’une affaire.

Le son d’un objet qu’on introduisait dans une serrure l’extirpa de ses pensées. Ce son… Quelqu’un va entrer ! D’instinct, il imagina qu’un cambrioleur ou autre malfrat voulait s’introduire chez Hiroshi – peut-être même que l’organisation avait retrouvé sa trace et comptait le tuer ! – et il se mordit la lèvre ; une goutte de sueur coula le long de sa nuque. Mince, je n’ai pas de temps ni d’endroit pour me cacher !

Le bruit cependant rappelait celui d’une clé dans une serrure ; or un voleur ne posséderait pas le passe de la maison. Maintenant que j’y pense, il est bientôt l’heure de déjeuner, non ? Est-ce que ça signifie que… ?

La porte s’ouvrit dans un long grincement, révélant dans son encadrement un homme à la cinquantaine bien dépassée, aux cheveux bouclés et grisonnants, vêtu d’une longue blouse blanche qui lui descendait un peu plus haut que les genoux, laissant entrevoir son pull en coton jaune. Une paire de lunettes trônait sur son nez bien en chair. Avec sa forte corpulence, son ventre rebondi et son air bienveillant, Agasa apparaissait comme le grand-père typique dont rêvaient tous les enfants. Le club des Détectives Juniors, trois amis de classe de Conan passionnés par les mystères, le considérait d’ailleurs comme tel.

Une vague de soulagement déferla en Shinichi, rassuré qu’il s’agît de son voisin amical plutôt que d’un criminel ou d’un tueur sanguinaire. Depuis cette mésaventure avec les hommes en noir, il ne cessait d’imaginer les pires des scénarios.

—    Professeur ! s’exclama-t-il en souriant.

Le regard azuré du lycéen et celui du quinquagénaire se croisèrent, et le premier se dirigea avec assurance et enthousiasme vers le second, dont la main un peu ridée en raison de son âge se resserra sur la poignée de la porte, toujours ouverte, tandis que ses petits yeux s’écarquillaient peu à peu derrière les verres ronds.

—    Qui–Qui êtes-vous ? Et que faites-vous chez moi ?

Son interlocuteur se stoppa net en entendant cette question, posée sur un ton dans lequel transparaissaient l’angoisse et la stupéfaction, et il cligna des yeux, déstabilisé.

—    Vous ne me reconnaissez pas ? C’est moi, Shinichi !

Face à l’absence de réaction de l’adulte, toujours bouche bée, il marqua une courte pause, avant de reprendre :

—    Haibara voulait que je teste un antidote à l’APTX 4869, et ça a fonctionné ! Je suis redevenu moi-même !

Peut-être que le docteur ne savait pas, pour le remède, auquel cas cela expliquait sa surprise : la scientifique, de nature assez réservée, ne partageait pas tout le temps ses actions et ses projets avec ceux qu’elle côtoyait. Possible qu’elle ne souhaitât pas ébruiter leur petite expérience, et Agasa savait respecter le jardin secret des personnes et ne pas se montrer trop curieux ou intrusif.

En tous les cas, l’adolescent espérait que sa dernière phrase rafraîchirait la mémoire du concerné, son voisin depuis toujours. Ou au moins qu’elle l’aiderait à cerner la situation. Allez, professeur, vous vous rappelez forcément ! Même s’il ignorait que sa protégée testait un contrepoison, il se souvenait à n’en pas douter du reste : son attachement à lui et Ran depuis leur enfance, le rapetissement du détective après l’accident au Parc, son changement de nom pour Conan Edogawa, l’arrivée de Sherry, elle aussi rajeunie après le meurtre de sa sœur aînée… Il ne pouvait pas avoir tout oublié d’un coup !

Et pourtant…

—    Shinichi… ? Haibara… ? APTX… ? Mais enfin, de quoi parlez-vous ?

Silence. Mince, ça ne sert à rien, il refuse de se remémorer, songea le lycéen, frustré, en glissant une main dans sa tignasse.

Il ouvrit de grands yeux. À moins qu’il ne me fasse une blague parce qu’il est frustré de ne pas avoir été mis au courant pour le test du prototype ? Ça expliquerait ses prétendues pertes de mémoire ! Surtout que Hiroshi parlait toujours de ses dernières inventions aux Détectives Juniors, et à d’autres encore, il apparaissait normal qu’il se sentît un peu déçu et décidât de jouer un tour aux deux génies qui ne le mettaient pas dans la confidence.

L’adolescent éclata de rire. Tout ça pour ça, je n’y crois pas ! J’aurais dû m’en douter.

—    Ah, vous m’avez bien eu, professeur ! J’ai failli y croire. Je voulais parler à Haibara – il regarda autour de lui – mais j’imagine qu’elle est occupée. Si elle me cherche, vous pourrez lui dire que je suis à l’agence ? Je dois voir Ran. Merci beaucoup !

Quelques balbutiements lui parvinrent en réponse tandis qu’il se dirigeait avec empressement vers la porte, informant son interlocuteur qu’il lui empruntait une paire de chaussures – heureusement qu’ils partageaient la même pointure – car Sherry paraissait avoir oublié de lui laisser au moins des baskets. Tapotant au passage sur l’épaule de l’homme toujours stupéfait, il sortit en courant de la maison au design moderne, traversa la cour – au gazon impeccable et aux grands arbres – en suivant le chemin dallé contre lequel ses pas résonnèrent, jusqu’aux grilles, et se retrouva dans la rue. Sans ralentir le rythme, il la remonta. Dans sa course, il ne réalisa pas que la maison qu’il occupait autrefois, une grande résidence aux toits rouges et aux nombreuses fenêtres, différait de celle à côté de laquelle il passa : entre autre, le jardin manquait d’entretien, et la plaque n’affichait plus le nom des Kudō.

Une seule chose tournait en boucle dans son esprit : il devait la revoir.

Ran.

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