1 sur 10 000
Light s'allongea au sol, haletant, vite rejoint par L qui s'étendit de l'autre côté du filet après avoir laissé tomber sa raquette. Un fin voile de transpiration recouvrait leurs corps, collait à leurs bras et leurs mollets la poussière ocre du terrain. Ils reprirent leur souffle, le regard rivé dans le ciel clair où paissaient de gros nuages blancs. Light comptait chacune de ses respirations, sentait chaque goutte de sueur qui coulait le long de son dos, songeant à ce qui l'attendrait bientôt. Selon Ryuk, celui qui utilise le Death Note ne doit s'attendre à aller ni au paradis, ni en enfer après sa mort. Que pouvait-il bien y avoir d'autre ?
Avec comme unique panorama le spectacle des cumulus qui avançaient au pas, Light fit mentalement la liste de toutes ces choses qu'il aurait aimé faire, mais que le temps qu'on lui avait imparti ne lui permettrait pas. Il s'imagina marcher dans les rues de Paris ou bien de Rome, dans ce monde qu'il aurait rendu plus beau, plus sûr, où seuls ceux dont il aurait approuvé l'existence auraient droit de cité. Kira n'existait aux yeux du public que depuis quelques mois ; était-ce vraiment assez pour changer la société en profondeur ? Mais il n'y avait pas que cela. Tous les petits plaisirs de la vie, tout ce qu'il avait repoussé pour se consacrer à son brillant avenir, il se rendait compte à présent qu'il n'aurait pas assez de temps pour en profiter. À force de remettre à plus tard, trop certain qu'il y aurait toujours un demain et un après-demain, il avait perdu les précieuses années de sa jeunesse. C'était le message que voulait faire passer le gouvernement avec cette loi : la vie est trop précieuse pour la gâcher. Il avait pourtant tout fait comme il faut.
— Ça va ? demanda L, en se tournant vers lui.
Ses cheveux noirs étaient couverts d'une fine couche de poussière rouge qui le faisait ressembler à un incendie. S'il n'y avait pas eu le filet pour les séparer, Light n'aurait pas hésité un seul instant à se jeter dans ses bras.
— Un peu amer, confia-t-il avec un sourire. J'ai l'impression de n'avoir encore rien fait, d'être coupé en plein élan sans avoir eu l'occasion de faire mes preuves. Et en plus, je vais mourir vierge.
— Je peux toujours arranger ça.
Light se redressa si brusquement à cette remarque qu'il envoya par la même occasion, d'un grand coup de pied, sa raquette à l'autre bout du terrain. En face de lui, L, toujours couché au sol, les bras en croix et le souffle court, se fendait d'un large sourire, satisfait de l'avoir fait réagir. Et, pour la première fois depuis longtemps, Light rit. Ce n'était pas un rire calculé pour se rendre sympathique, ou pour se faire bien voir de la fille avec qui il avait un rendez-vous. Ce rire-là n'avait rien à voir avec le ricanement retenu, charmeur mais toujours plein de mystère qu'il s'était efforcé de perfectionner au fil des années. Il se permettait, pour cette fois, parce que c'était la dernière, de lâcher la bride, de paraître idiot. L ne le suivait pas dans son hilarité, mais le regardait avec une tendresse qu'il ne tentait même pas de dissimuler.
— Je garde cette proposition sous le coude, dit-il.
Il essuya une larme qui poignait au coin de son oeil. Maintenant qu'il y réfléchissait, la plaisanterie n'était pas si drôle. Mais depuis qu'il connaissait l'heure de sa mort, tout lui paraissait plus intense, plus amusant. Les couleurs étaient plus vives, les odeurs plus fortes. Il ressentait sa propre respiration à la fois comme un miracle et comme un décompte funeste.
Il passa sa main entre les larges mailles du filet. L sembla comprendre le message et y passa la sienne à son tour, entremêlant leurs doigts autour des ficelles blanches. Depuis qu'il était tombé à genoux devant lui dans leur chambre, Light se rendait compte à quel point il avait besoin de son contact, à quel point sentir sa peau contre la sienne l'apaisait. L était le seul être au monde à même de le comprendre. Si les circonstances avaient été différentes, ils auraient fait de si bons amis. Peut-être même des amants, songea Light, le rose aux joues. Il y avait de quoi se méprendre à les voir là, allongés les yeux dans les yeux en se tenant la main.
Plongé dans le regard de L, Light se demandait à quoi il pouvait bien penser. Les gens ordinaires étaient faciles à sonder, leurs motivations évidentes et leurs états d'âme sans surprise. L, lui, était insondable. Peu importe combien de fois il avait essayé, Light s'était heurté à un mur. Impossible de distinguer le vrai du faux, de savoir quand il mentait et quand il était sincère. Chaque fois qu'il croyait comprendre ce qui se tramait dans son cerveau tordu, il échouait lamentablement. Pourtant, cette fois, il sentait en le regardant que sa peine était sincère. Il ne le manipulait pas pour obtenir une réponse. Désormais, il savait que Light était Kira ; il avait toutes les réponses dont il avait besoin.
Light songea à ce qu'il lui avait dit dans la chambre. Parce qu'il l'appréciait, L avait tout fait pour se prouver qu'il n'était pas Kira. Jusqu'où serait-il allé ? Quelle quantité de preuves aurait-il repoussée juste pour garder Light à ses côtés plus longtemps ? Il devait sans doute l'ignorer lui-même.
Ils restèrent là, main dans la main, sans bouger, sans prêter attention aux regards curieux qu'on leur lançait depuis les autres courts. Light sentait le pouls de L battre entre ses doigts. Peu à peu, il lui sembla qu'ils se synchronisaient, qu'ils vibraient au même rythme, sur la même fréquence. Il regarda de nouveau le ciel et se dit que quitte à mourir, il voulait que ce soit à l'extérieur. Il ferma les yeux, et tenta de s'imaginer le cadre idéal.
— Light, j'aimerais te demander quelque chose.
— Je t'écoute, répondit-il sans ouvrir les yeux.
— Si tu renonces à me tuer, confie-moi le Death Note.
Light se tourna vers L et le scruta de nouveau. Encore une fois, il se demanda s'il était sérieux ou s'il le faisait marcher. Pourquoi s'amuserait-il à le tourmenter ainsi ? Pourquoi maintenant ? L ne faisait jamais rien sans une bonne raison. Mais que pourrait-il bien faire du Death Note ?
— Je ne sais pas encore si je m'en servirai vraiment ou si c'est simplement l'émotion qui m'empêche de considérer la situation avec objectivité. Mais…
Il coinça l'ongle de son pouce entre ses dents, comme il avait l'habitude de le faire quand il réfléchissait. Un peu de terre orange lui tacha le visage.
— Je crois que je commence à comprendre ton point de vue.
Light hocha la tête, mais sans promettre quoi que ce soit. Il n'avait encore rien décidé, le morceau de page était toujours dans sa poche et il ne lui faudrait que quelques secondes pour y écrire le nom de Ryuuzaki. Pourtant, il n'en avait pas envie ; du moins, pas pour l'instant. Il n'avait jamais voulu tuer L que parce qu'il était un obstacle qui se dressait sur sa route. Mais aujourd'hui, à quoi bon ?
— On verra ça le moment venu.
Il se leva et s'épousseta. Il était temps de partir d'ici, ils avaient encore tant à faire. Ils se dirigèrent d'abord vers la maison des Yagami, où sa mère l'attendait. Elle se jeta sur lui dès qu'elle le vit sur le palier et le serra dans ses bras, secouée de grosses larmes. Light ressassa les mêmes bassesses qu'il avait servi à tout le monde. S'il avait tenu à voir sa mère une dernière fois, n'était-ce que pour la remercier de l'avoir élevé, il ne comptait pas s'attarder dans les parages.
Une fois ses sanglots taris, Sachiko Yagami remarqua la présence de L, qui se trouvait à demi-dissimulé derrière Light. Ce dernier lui avait demandé de l'accompagner et, même si L détestait se montrer en public, il avait accepté sans broncher. Sachiko le détailla des pieds à la tête et Light sentit une pointe de satisfaction en voyant toute la douleur qu'elle tentait de cacher.
— C'est ton ami ?
Light acquiesça.
— Ton père n'en sait rien ?
— Non, j'ai tenu ma promesse, je ne lui ai rien dit.
Sachiko poussa un soupir de soulagement, mais ses yeux étaient remplis d'amertume et de regret. Light songea que, plus que par respect de la bienséance, il avait voulu la voir pour cette petite vengeance somme toute bien méritée.
— Enchantée de vous rencontrer, dit Sachiko avec une courbette. Mon fils a dû vous raconter beaucoup de choses à mon sujet, mais je vous assure qu'aujourd'hui, si tout était à refaire… Enfin, ne nous appesantissons pas sur le passé. Rentrez, je vais vous faire du thé.
— On ne reste pas, trancha Light.
Sachiko sourit et hocha la tête. Elle avait compris. Light tourna les talons, accompagné de L et ils remontèrent dans la voiture. A leur demande, le chauffeur roula longtemps, vers le sud, sans but précis. Light ne savait pas où ils iraient précisément, mais ce qu'il savait, c'était que leur prochaine destination serait la dernière. Ils roulèrent sur la côte, empruntèrent petites routes et chemins détournés, traversèrent des villages où le temps semblait s'être arrêté de tourner au début du siècle. L n'avait toujours pas lâché la main de Light. Après la deuxième heure de route, il se détacha et vint se blottir contre l'épaule de Light, sans un mot. Light passa son bras autour de ses épaules, jouant du bout des doigts avec les rares mèches qu'il pouvait atteindre. Cet élan d'affection lui semblait étrange, mais il ne le dérangeait pas, bien au contraire. Pour la première fois, il comprenait tous ces discours de roman à l'eau de rose. Au contact de sa peau, il lui semblait que rien de grave ne pourrait jamais lui arriver.
Il fit arrêter le chauffeur dans un village peu après qu'ils aient dépassé Shimoda. Depuis le siège arrière, il avait aperçu une crique isolée, bordée de seulement quelques bungalows, qui ne seraient pas occupé avant la saison touristique. Light et L descendirent de la voiture et dirent au chauffeur de repartir sans eux, qu'ils l'appelleraient s'ils avaient de nouveau besoin de lui. L'homme rechigna d'abord un peu mais face à leur insistance, finit par céder.
Le sable sur la plage était épais, il leur piquait la plante des pieds. Le panorama n'avait rien à voir avec les paysages de carte postale des plages d'Okinawa, la mer était sombre, secouée par les vagues. Le vent soufflait fort, agitant la trop rare végétation. On avait semé un peu partout des brise-lames de béton. Un peu plus haut, dans les collines, les bois se faisaient plus épais. Une grappe de maisons en bois, qui avaient bien besoin d'un coup de peinture, émergeait çà et là de la canopée.
Light se tint immobile, s'imprégna du paysage. Enfonça ses orteils dans le sable glacé.
Oui, il pourrait mourir ici.
Dix-sept heures et cinquante-trois minutes avant le décès