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— Les Yeux du Dieu de la Mort ? De quoi s’agit-il ?
Light se retourna quand il entendit la voix. Près de la porte, se tenait L ; il s’adressait directement à Rem et ne le regardait pas, comme si son existence avait si peu d’importance à ses yeux qu’il pouvait se permettre de l’ignorer.
— Tu n’es pas le possesseur du Death Note, répliqua Rem, je n’ai pas à t’en parler.
Light remarqua à ce moment que la Shinigami usait du même ton quand elle parlait à L que quand elle discutait avec lui : sa froideur voilait à peine tout le mépris qu’elle ressentait, et elle tenait à leur faire comprendre qu’elle n’acceptait de répondre à leur question que parce qu’elle y était obligée. Il n’y avait jamais qu’avec Misa qu’elle faisait preuve de douceur et de patience. Light se demanda si elle se comporterait ainsi avec n’importe quel être humain qui n’était pas Misa Amane, mais se rappela qu’elle ne traitait les autres membres de la cellule d’enquête qu’avec une indifférence polie. Ce traitement de défaveur n’était pas étonnant. Elle avait vu clair dans le jeu de Light dès le début et n’y était entrée que par peur de froisser sa précieuse petite protégée et L représentait la menace la plus directe pour elle. La seule raison pour laquelle elle ne l’avait pas encore tué était qu’elle en mourrait elle-même et savait bien qu’elle signerait par la même occasion l’arrêt de mort de Misa.
— Si tu ne peux pas me dire comment ils fonctionnent exactement, dis-moi au moins si mon raisonnement est juste.
Nonchalant, L se percha sur le fauteuil où il passait la majorité de ses nuits. Quand il était dans cette chambre, il ne le quittait qu’en de rares occasions, et ne rejoignait le lit que quand le sommeil se faisait trop pressant. Le souvenir de s’être réveillé et d’avoir vu L endormi à ses côtés atteignit Light en plein coeur. Il s’efforça de le chasser comme il put, en se disant que cette mémoire-là appartenait à un autre Light, qu’il avait tué en reprenant le cahier dans l’hélicoptère.
— Je t’écoute.
— Dans ses cassettes, le deuxième Kira parlait d’un oeil, j’en déduis donc assez évidemment que c’est de cela qu’il s’agit. Quelque chose que les possesseurs du cahier peuvent demander au Dieu qui les accompagne. Puisque Higuchi te l’as demandé quand il tentait de découvrir le vrai nom de Matsuda et qu’on sait que le deuxième Kira n’avait besoin que du visage de sa victime pour tuer, il doit s’agir d’un moyen de connaître le nom d’une personne rien qu’en regardant son visage.
— Oui, c’est bien cela.
Ils échangeaient sans jamais lui prêter la moindre attention et Light se sentait sur le point de craquer. Il se doutait que Rem l’ignorait par plaisir, parce qu’elle ne supportait pas l’idée-même de son existence ni le fait que Misa l’aime plus qu’elle, même après tout ce que Rem avait fait pour elle. Mais L ? Il avait dû deviner qu’il était Kira. Après tout, il connaissait le pacte des Yeux, alors que cette information n’avait pas encore été révélée et n’était connue que des deux Kira encore en vie. Difficile de ne pas en tirer des conclusions. Et alors, cela se terminait ainsi ? Maintenant qu’il était démasqué, il ne revêtait plus aucun intérêt à ses yeux ? Ses paroles tournaient en boucle dans son esprit. Light est mon premier ami. Mon premier ami. Ami. Light se demanda s’il n’avait pas menti depuis le début. Le fait qu’il en soit blessé revêtait un caractère ironique dont il avait bien conscience. Lui non plus n’avait cessé de mentir depuis le début et voilà qu’il en voulait à L de faire de même. Sa fierté l’empêchait d’attirer son attention, de lui dire qu’il était là, complètement perdu et qu’il avait besoin de lui. Mais plus les secondes passaient, plus il l’ignorait et plus sa volonté s’effritait.
— Cependant, je me pose encore des questions sur cette notion d’échange. Que doit donner le détenteur du cahier pour obtenir ces yeux ?
— Je te l’ai déjà dit, je ne peux révéler ces informations qu’au propriétaire du Death Note.
— Il doit donner la moitié du reste de sa vie.
D’un même geste, L et Rem se tournèrent vers Light, qui gardait les yeux baissés vers ses genoux. Il n’en revenait pas d’être obligé de rester là à se perdre en palabres quand il aurait dû être dehors, à profiter des derniers instants qui lui restaient, même s’il n’avait aucune idée de la façon dont il les occuperait. Passer son ultime journée en compagnie de sa famille ou avec Misa, à se perdre dans le même ennui qui l’avait rongé toute sa vie lui paraissait intolérable, mais il se rendait bien compte qu’il n’aurait rien d’autre à faire. Cette normalité qu’il s’était efforcé de cultiver l’avait empêché de se trouver de véritables passions, que ce soit pour des activités ou pour des gens. Souvent, il avait entendu des histoires de jeunes adultes comme lui qui, dès qu’ils avaient reçu l’Ikigami, avaient tout fait pour rejoindre à temps leur amour de toujours ou qui s’étaient offerts un dernier saut en parachute, une dernière projection sur grand écran de leur film préféré, un dernier festin de tous leurs plats préférés. Mais Light restait indifférent au septième art et ne voyait la nourriture que comme un carburant contraignant mais nécessaire. Il n’avait fait du sport au collège que pour tromper l’ennui mais n’y avait jamais pris goût et s’était arrêté dès qu’il avait atteint le plus haut niveau possible pour se reconcentrer sur ses études. Quant à la seule personne qu’il respectait un tant soit peu…
Après cette révélation, L laissa errer son regard sur le bureau, puis déchira le coin d’un document pour y inscrire quelques mots. Il se leva, avança jusqu’à Light et lui tendit le morceau de papier, à peine plus grand que le fragment de Death Note qu’il détenait. Il n’y était écrit qu’un nom, en lettres latines.
L Lawliet.
Le regard de Light passa du coin de page à L, de L au coin de page.
— Si tu veux me tuer, pas besoin d’en arriver à de telles extrémités.
— Tu bluffes… murmura Light avec un ricanement nerveux.
L secoua la tête. Cette fois-ci, il ne l’ignorait plus du tout ; il se tenait, voûté, aussi près de lui que possible. Leurs mains se touchaient presque. Lentement, il se laissa tomber à genoux et posa sa tête sur les genoux de Light. Rem les observait, silencieuse, mais au fond de ses yeux brûlait une colère comme rarement Light en avait vue. Il ne lui prêta que peu attention, préférant se concentrer sur L et sur le nom qu’il venait juste de lui donner. Il ne voyait plus son visage, masqué par son épaisse tignasse sombre et se demanda à quoi pouvait bien ressembler son expression à ce moment. Le reste de son corps était suspendu dans une molle léthargie, une de ses mains posée sur le genou de Light tandis que l’autre pendait le long de son corps.
— Ne me dis pas que tu as envie de mourir…
— Personne n’a envie de mourir, rétorqua L sur un ton las. Mais quand je prends la situation dans son ensemble, je ne suis pas certain d’avoir envie de vivre non plus.
Light ne répondit pas. Après une longue hésitation, il passa ses doigts dans les cheveux de L, qui étaient plus doux et moins sales qu’ils ne le laissaient supposer. Il avait souvent enroulé autour de son doigt la mèche d’une fille avec qui il était en rendez-vous, dans un geste calculé à la seconde près pour la faire rougir et lui laisser entendre qu’elle attirait sans jamais lui donner plus que des miettes. Dans ces moments-là, c’était le jeu de la séduction qui l’intéressait. Il était l’araignée attirant une mouche au fond de sa toile. Mais dès qu’elle y était engluée, il ne prenait même pas la peine de la dévorer. Il l’abandonnait là, lassé de cette proie bien trop facilement attrapée et passait à la suivante, dans l’espoir qu’elle lui résiste un peu plus. Mais elles ne se montraient jamais farouches bien longtemps et bientôt, il s’était bien plus délecté de l’animosité des autres garçons qui enviaient son tableau de chasse que du plaisir de cette traque gagnée d’avance.
Mais cette fois-ci, il n’était pas question de cela. Il n’avait aucune raison de jouer avec L au petit jeu auquel il s’adonnait avec ses conquêtes de lycée. Il avait déjà gagné, il n’avait plus qu’à retranscrire son nom sur le Death Note pour qu’enfin leur affrontement cesse et qu’il en ressorte victorieux, n’était-ce que pour les quelques heures qui lui restaient à vivre.
— Pour tout te dire, poursuivit L d’une voix morne, je n’ai aucune idée de la façon dont je dois réagir. Je suis maintenant sûr à cent pour cent que tu es bien Kira, comme je le pensais, et bientôt, tu seras hors d’état de nuire. Je devrais être aux anges. Mais l’idée de te perdre m’est insupportable et j’en arrive à me dire que j’ai sans doute ignoré des éléments à charge dans le simple espoir de te garder auprès de moi plus longtemps. J’ai échoué en tant que détective.
Il se tut et entreprit de triturer entre son pouce et son index un fil brun qui dépassait de la couture du pantalon de Light.
— Je suis comme tout le monde, j’ai un instinct de survie. Mais si tu choisis de me tuer, sache simplement que je ne t’en empêcherai pas.
Light reprit son stylo et se pencha sur le fragment de Death Note. Le moment de sa dernière action en tant que Kira était arrivé, ce moment qu’il avait tant préparé, tant attendu. Pourtant, sa main refusait de lui obéir. Suspendue à quelques millimètres seulement de la page, la mine de son stylo refusait de descendre plus bas. C’était si simple, pourtant. Si simple qu’il n’avait même pas eu à réfléchir une seconde avant de tuer des centaines, peut-être même des milliers d’êtres humains. Jamais il n’avait rechigné à la besogne, que sa victime se trouve à l’autre bout du monde, en direct à la télévision ou dans le wagon voisin sur la ligne Yamanote. Mais cette fois-ci, peu importaient ses efforts, il n’arrivait pas à s’y résigner. Lui vint la pensée qu’il avait toujours su, au fond de lui, qu’il serait incapable de le tuer lui-même. Ils étaient bien trop semblables, bien trop sur le même pied d’égalité pour qu’il l’élimine avec la même nonchalance que les parasites qu’il écrasait sous ses bottes. Il s’était résolu à le tuer parce qu’il le fallait, parce que L et Kira étaient deux ennemis naturels qui ne pouvaient pas survivre ensemble, mais il savait aussi qu’il n’en tirerait aucune satisfaction. C’était bien pour cela qu’il avait demandé d’abord à Rem, puis à Misa de s’en charger à sa place.
Dépité, il finit par jeter le stylo dans un coin de la pièce et fourra le morceau de page au fond de sa poche. À son tour, il se laissa glisser jusqu’au sol et retrouva à genoux sur la moquette, face à L. Il l’entoura de ses bras, sans autre raison qu’il en avait envie, et qu’il avait besoin plus que jamais de sentir le contact rassurant d’une autre peau contre la sienne.
— Nous verrons tout cela plus tard, murmura-t-il. Si à huit heures demain, je veux toujours te tuer, j’inscrirai ton nom dans le Death Note. En attendant, si ça ne t’ennuie pas, j’aimerais passer le temps qui me reste dehors, avec toi.
L hocha la tête.
— Ce serait avec plaisir.
Ils descendirent, en compagnie de Rem, vers la grande salle où les membres de la cellule d’enquête ainsi que Sayu et Misa étaient réunis. Light supposa que Ryuk devait être là également, car il n’aurait raté pour rien au monde un pareil événement, mais comme Misa n’avait pas encore eu l’occasion de lui faire toucher une page de son Death Note, il n’avait aucun moyen certain de le savoir.
Tandis que L s’entretenait avec Watari pour leur faire préparer une voiture, Light s’inclina respectueusement devant les membres de la cellule d’enquête.
— Je vous prie de m’excuser de mon coup de sang de tout à l’heure, dit-il, toujours courbé vers le sol. J’espère que vous comprendrez que j’étais sous le choc et que je ne remets pas en question la loi pour la prospérité nationale. Je tenais aussi à vous dire que c’était un plaisir de travailler avec vous.
Matsuda lui répondit quelques platitudes, vite suivi par les autres, qui lui servirent la même soupe pleine de bons sentiments. Il remercia froidement son père d’avoir toujours subvenu à ses besoins et d’avoir fait de lui celui qu’il avait été, prit une dernière fois Sayu dans ses bras et lui déposa un baiser sur le front après lui avoir fait promettre qu’elle continuerait à faire de son mieux. Puis, il prit les mains de Misa entre les siennes et plongea son regard dans le sien.
— Je vais m’absenter quelques heures, dit-il, mais je serai vite revenu. Alors en attendant, réfléchis à ce que tu veux qu’on fasse tous les deux, je t'emmènerai où tu veux. Je tiens à passer mes derniers instants avec toi, et absolument personne d’autre.
Les larmes aux yeux, elle hocha la tête, la gorge trop serrée pour prononcer le moindre mot. Watari revint quelques secondes plus tard, leur indiquant que la voiture était prête et que le chauffeur les conduirait où ils voudraient. Light emboîta le pas de L et sortit de la pièce sans se retourner.
— Où allons-nous ? demanda L en prenant place sur le siège arrière.
Light le rejoingnit après un dernier regard au bâtiment. Il y avait passé tant de temps ces derniers mois qu’il lui semblait plus familier que sa propre maison. Pourtant, en s’y arrachant, il sentait également qu’il retrouvait une liberté trop longtemps perdue, si tant est qu’elle avait existé.
— Que dirais-tu d’un tennis ?
Vingt-deux heures et douze minutes avant le décès