1 sur 10 000

Chapitre 2 : Dernière volonté

2132 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 09/06/2020 11:21

— Très bien, vous pouvez entrer.


La voix de L résonna dans la pièce, toujours alourdie par un silence de mort. Les deux jeunes femmes entrèrent et se jetèrent sur Light, qui n’avait toujours pas prononcé un mot. Soichiro récupéra la carte dans la main de sa fille. Il la contempla, atterré. Ce n’était qu’un simple morceau de plastique, il ne pesait rien, rien que quelques grammes, mais il avait du mal à la tenir. Light, de son côté, regardait dans le vide tandis que Sayu le serrait de toutes ses forces, secouée de sanglots. Lui n’arrivait pas à pleurer. Il n’était pas triste, il n’avait pas peur. Il ne sentait rien d’autre que le sol sous ses pieds, les bras de sa soeur autour de sa taille et la tache humide que ses larmes dessinaient sur sa chemise. Il se rendit compte qu’il allait sûrement mourir dans ces vêtements, qui lui parurent tout de suite rêches et étriqués. Son regard croisa celui de Matsuda et l’agacement qu’il ressentait d’habitude en le voyant lui arrivait étouffé, comme s’il était déjà loin de tout cela.


Son bras se mit à le démanger, le même bras sur lequel il avait reçu l’injection, bien des années auparavant. Il se remémora la grande salle, où on les avait tous alignés à la fin du discours sur la valeur de la vie et son importance dans la prospérité nationale. Ils étaient cent quarante-sept ce jour-là, tous des bambins qui comprenaient à peine ce dans quoi on les embarquait. A l’âge de huit ans, tous les enfants du Japon recevaient la fameuse injection, qui pouvait à jamais sceller leur destin. Un seul sur dix mille d’entre eux contenait, en plus d’un peu de solution saline, une capsule programmée pour que le coeur de celui à qui elle serait inoculée cesse de battre à l’horaire prévu. Cela n’avait été qu’une piqûre comme les autres, à peine plus douloureuse qu’un vaccin. A la fin, on avait collé une étiquette présentant un numéro de série et un code-barres à côté de leur nom puis on les avait tous félicités de s’être montrés si courageux pour le bien de la nation. Light n’avait pas une seule seconde songé qu’il monterait sur cet échafaud. Tout d’abord parce que Kyoka Nakajima, qui avait reçu l’injection le même jour que lui avait reçu son préavis de mort le jour de sa remise de diplôme et que les chances que deux capsules se soient trouvées dans les cent quarante-sept apportées à leur école ce jour-là frisaient le zéro absolu, mais aussi parce qu’il était fils de policier. Avec quelques relations, il était facile de savoir si une seringue porteuse de la capsule se trouverait dans le lot de celles destinées à la promotion de son enfant et de glisser un billet ou deux à la bonne personne pour qu’elle procède à un échange discret. Officiellement, personne n’avait le droit à un traitement de faveur, mais tout le monde savait que la progéniture des hauts gradés et les puissants ne recevaient jamais l’Ikigami. Jamais.


Alors, quand Soichiro Yagami s’approcha de son fils et posa sa main sur son épaule, c’est avec rage que Light lui répondit. De ses mains tremblantes, il empoigna sa veste et la serra si fort que ses doigts lui faisaient mal.


— Comment as-tu… comment as-tu pu me faire ça ?! Tu les as laissés m’injecter ce… cette horreur ?!


Sa voix tremblait et il sentait les larmes lui monter aux yeux, sans jamais pouvoir les laisser sortir. Toute sa vie, il s’était efforcé de demeurer impassible, et ne versait qu’une larme calculée quand la situation l’exigeait. Mais pleurer pour de vrai, c’était tout autre chose. Tout comme rire, il avait tant pris l’habitude de ne le faire que sur commande qu’il était incapable de les laisser échapper autrement. Ses émotions se tenaient au bord de lui, ne demandant qu’à le libérer sans que jamais il ne les laisse. Soichiro se dégagea sans peine de son emprise et réajusta ses lunettes sur son nez, la peine qu’il affichait quelques secondes plus tôt remplacée par son habituelle sévérité.


— Je n’ai jamais songé à tricher, ni avec toi, ni avec ta soeur. Bien sûr, j’ai prié tous les jours que vous soyez épargnés mais j’ai joué selon les règles. Et fais un peu attention à ce que tu dis.


Light n’en croyait pas ses oreilles. Il était condamné, lui, parce que son père n’avait pas voulu déroger à ses foutus principes au seul moment qui comptait vraiment ? De nouveau, il se rendit compte que tous les regards étaient tournés vers lui, qu’on le regardait avec dans les yeux un mélange de pitié pour sa condition et de dégoût pour sa réaction. Peut-être bien qu’ils le prenaient pour un élément dégénéré, eux qui pourtant s’opposaient au monde parfait qu’il voulait bâtir. S’il existait des dégénérés devant être éliminés, c’étaient bien eux. Un instant, il songea que c’était le moment de clamer haut et fort qu’il était Kira et de le prouver en exécutant de sang froid, à l’aide du Death Note qui se trouvait à portée de main, posé sur un bureau en attendant qu’on sache quoi en faire, la première personne dont on lui donnerait le nom et le visage. Les parents des criminels morts à cause de l’Ikigami se retrouvaient responsables pénalement des actes de leurs enfants. C’était la vengeance aussi simple qu’efficace. Mais Light songea alors que sa mère elle aussi se retrouverait accusée et qu’elle ne le méritait pas. En tant que Kira, il n’avait jamais que puni ceux qui s’étaient disgraciés à ses yeux. S’il s’en prenait à une innocente, alors il ne vaudrait pas mieux que les ordures qu’il éliminait.


L était le seul à ne pas le regarder. De nouveau penchée sur sa liste de documents, il mâchouillait une fraise piquée sur le bout de sa fourchette. Je t’en supplie, dis-moi quelque chose ! Regarde-moi, au moins ! Les mots naissaient et mouraient sans avoir quitté le fond de sa gorge. Je vais mourir ! Tu es mon ami, j’ai besoin de toi ! Le souffle court, incapable de hurler comme il en avait tant besoin, Light fit un pas en arrière. Il ferma les yeux, inspira et expira jusqu’à sentir la panique s’atténuer. Il lui restait encore une chose à faire.


— J’aimerais m’entretenir un moment avec Rem. Seul à seul.


Matsuda laissa échapper une exclamation de surprise et s’apprêtait à protester, mais Soichiro le retint. Lentement, Light grimpa les marches qui le meneraient jusqu’à la seule pièce sans caméra ni micros de tout le bâtiment : la chambre qu’il avait partagée avec L. La Shinigami le suivait, sans un mot.


Une fois la porte refermée derrière lui, il s’assit sur le lit et regarda le vide sans bouger pendant près de deux minutes. La trotteuse de sa montre cliquetait à chaque seconde, lui rappelant que, plus que jamais, son temps était compté.


— Si c’est ta demande, il n’existe aucun moyen de reculer l’échéance. Et s’il y en avait un, je ne le ferai pas pour toi.


Light laissa échapper un ricanement amer. Qu’est-ce qu’elle s’imaginait ? Qu’il allait l’implorer à genoux de lui laisser la vie sauve ? Comme si lui, Light Yagami, pouvait s’abaisser à ce point-là… Non, ce qu’il voulait, c’était terminer ce qu’il avait entrepris. Il ne serait plus Kira que pour quelques heures, il fallait qu’elles comptent. Du bout des doigts, il fit tourner le bouton sur le côté de sa montre jusqu’à ce que le clapet s’ouvre et découvre un morceau de page du Death Note. Le nom de Higuchi, écrit du bout d’une aiguille à l’aide de son sang, avait séché et bruni. Il n’aurait plus la place d’écrire un autre nom de ce côté, mais de l’autre, il pourrait encore en noter un, deux au maximum. Et il savait exactement de qui il voulait faire sa dernière victime.


A bien y réfléchir, cela n’avait pas de sens de le faire maintenant. Light n’avait voulu tuer L que parce qu’il se mettait sur son chemin. Maintenant qu’il allait mourir, le glas sonnait aussi pour Kira. Même sans un détective de génie, Misa ne tiendrait pas longtemps avant de commettre une de ces bourdes dont elle avait le secret et se ferait arrêter. Si la cellule d’enquête n’avait pas eu la connaissance du Death Note, elle aurait peut-être eu une chance. Mais désormais qu’ils savaient, c’était peine perdue. Il réfléchit un instant et se dit qu’il avait tout de même le droit à sa vengeance. Si L ne lui avait pas mis autant de bâtons dans les roues, qui sait à quel point il aurait pu nettoyer le monde de sa vermine avant l’heure fatidique ? Sa mort suffirait à payer ce désagrément.


Light retira le papier, ferma le clapet et consulta sa montre. Il était un peu plus de dix heures et quart. Dehors, le ciel était gris et lourd ; il lui sembla entendre au loin le tintement des cloches. Vingt-et-une heures, murmura-t-il sous son souffle. Vingt-et-une heures, vingt-et-une heures… Il le répéta, jusqu’à ce que l’horaire se grave dans sa mémoire, jusqu’à ce que, dans son esprit, il le visualise inscrit sur son Ikigami. Dans l’état actuel des choses, douze heures de plus ou de moins ne changeraient rien. Il ne trouverait pas de successeur en si peu de temps, ne concocterait aucun plan pour se sauver la mise. Il se contenterait d’attendre qu’implose son coeur sous le regard nauséabond de ceux qui l’aimaient et qu’il se contentait de tolérer. Et lui serait rongé par la colère, la rage de savoir que son propre père l’avait jeté en pâture à ce système idiot qui n’avait jamais que persuader les braves gens de rentrer dans le rang sans jamais décourager le moindre criminel. A chaque annonce d’une mort liée à la prospérité nationale, Light ressentait cette même lassitude. Il n’était pas comme tous ces idéalistes qui clamaient haut et fort que chaque vie était sacrée et qu’en prendre n’était-ce qu’une seule, même pour le bien commun, faisait de vous un monstre. Non, il était bien plus pragmatique, plus cynique. Cela ne marchait pas. On ne tue pas un buisson de roses pour se débarrasser de la mauvaise herbe. On se relève les manches et on arrache les éléments problématiques à la racine.


Light songea, amusé, à la réaction de Ryuk quand il apprendrait que non seulement, il ne serait pas celui qui le tuerait mais qu’en plus, il s’apprêtait à demander à Rem quelque chose qu’il lui avait refusé maintes et maintes fois. Enfin, elle n’y gagnerait que douze heures, Ryuk n’avait rien à lui envier.


La porte s’ouvrit derrière lui, mais il n’en tint même pas compte. On n’aurait pas le temps de l’arrêter. Stylo déjà en main, il n’aurait besoin que d’une poignée de secondes. Il noterait le vrai nom de Ryuzaki et, à côté, la date du jour, puis l’heure : vingt heures cinquante-neuf. Ainsi, il aurait le plaisir de le voir mourir une minute avant son propre trépas. Il sentirait son pouls ralentir et, avant qu’il se stoppe tout à fait, s’allongerait à côté de lui, prêt à plonger dans la longue nuit sachant qu’il n’y serait pas seul, qu’il emporterait avec lui son pire ennemi et seul ami.


— Rem, j’aimerais faire l’échange des yeux du Dieu de la Mort, s’il te plaît.


Vingt-deux heures et trente-sept minutes avant le décès






Laisser un commentaire ?