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Light Yagami fit craquer son cou avant de se replonger dans la pile de documents qu’il examinait depuis une heure. L était assis à côté de lui, lui aussi penché sur ses recherches. Parfois, Light sentait comme une pression au creux de son poignet, la morsure froide et familière du métal des menottes. Pourtant, cela faisait déjà plusieurs jours qu’ils n’étaient plus attachés l’un à l’autre. Mais l’habitude subsistait. Après trois mois, la chaîne qui les avait reliés était devenue pour Light une extension de sa propre personne, si bien que maintenant qu’elle avait disparu, il avait parfois l’impression d’être un de ces amputés qui sentent encore avec douleur leur membre sectionné.
Depuis le matin, une impression désagréable lui nouait l’estomac, impression qu’il avait mise sur le compte de la nervosité. Enfin, il avait retrouvé la mémoire, et le piège se refermait sur L. Bientôt, comme il l’avait ordonné à Misa, Kira recommencerait à tuer et L ne manquerait pas de soupçonner la jeune femme. Light se demandait parfois s’il choisirait de la faire inculper dans le respect de la loi ou bien s’il opterait pour un assassinat dans la plus grande discrétion, afin de ne pas avoir à révéler l’existence du cahier de la Mort ? Quoi qu’il choisisse, Rem s’interposerait forcément, pour protéger Misa et, puisqu’elle utiliserait le pouvoir du cahier pour rallonger la vie d’un être humain, elle en mourrait. D’une pierre, deux coups. Pour ce qui était de Misa, il avait, après de longues tergiversations, décidé de la garder en vie. Elle ne cessait de prendre des initiatives aussi idiotes que dangereuses, en plus d’être des plus agaçantes, mais il pouvait compter sur sa dévotion ainsi que sur ses yeux. Depuis qu’elle avait fait ce nouvel échange, sa vie s’était encore réduite de moitié, ce qui signifiait qu’il ne devait plus lui rester bien longtemps à vivre. Compte tenu de l'espérance de vie moyenne, elle aurait de la chance de souffler ses vingt-cinq bougies. Et si le destin se montrait trop lent, Light trouverait bien un moyen de se débarrasser d’elle dès qu’il aurait trouvé un bras droit plus coopératif. Un suicide après une dispute particulièrement houleuse serait facile à mettre en scène, vu son caractère. Bref, son plan se déroulait à merveille. Rien ne pouvait arrêter la machine infernale qu’il venait de lancer.
— Tu veux bien regarder ça et me dire ce que tu en penses ? demanda Ryuzaki en lui tendant une liste longue de plusieurs pages.
Depuis la mort de Higuchi, L était obsédé par l’idée de prouver qu’il n’était pas le Kira originel et mieux, qu’il y avait bien eu deux Kira et que feu Higuchi n’était que le troisième sur la liste. Rem, intraitable sur les règles imposées aux Dieux de la Mort, avait refusé de lui révéler le nom du précédent propriétaire de son Death Note. Light ne pouvait que se réjouir d’une telle alliée. Tant qu’elle protégeait Misa, Rem restait, sans qu’il le sache, l’ennemie de L. Elle le tuerait à la seconde-même où il s’en prendrait à elle.
Sans la précieuse aide du Dieu de la Mort, L s’était rabattu sur les bonnes vieilles méthodes et s’était replongé dans les listes de victimes potentielles de Kira, autrement dit, tous les criminels connus morts de crise cardiaque depuis le début de son activité. Ils avaient commencé par éliminer tous ceux dont la presse japonaise n’avait pas parlé, puis mis de côté les individus déjà âgés ou en mauvaise santé, dont la mort ne paraissait pas anormale. Et maintenant, ils pataugeaient en terre inconnue, face à des milliers de noms et aucune idée de la façon dont il fallait procéder.
Light parcourut la liste, tout en essayant d’ignorer le regard insistant de L, qui était resté penché au-dessus de son épaule. Il le testait, évidemment. Ce n’était pas comme si le plus brillant des détectives du monde avait besoin de son avis à lui, aussi éclairé soit-il. Il venait de comprendre quelque chose, et attendait de voir si Light arriverait à la même solution. Toute la difficulté résidait désormais dans le fait de savoir s’il voulait ou non que Light comprenne. Ils en revenaient toujours à ce fichu match de tennis : Kira ne peut pas perdre, car Kira est infantile et déteste échouer. Mais faire exprès de perdre le rendrait encore plus suspect parce qu’après tout, qui n’aime pas gagner ?
— Ryuzaki, dit Light sur un ton juste assez agacé pour que le message passe, je ne peux pas me concentrer si tu me respires à l’oreille comme ça.
— Hm, désolé.
L donna une petite impulsion de la main dans le bureau et sa chaise recula de quelques centimètres, juste assez pour redonner à Light son espace vital. Il attrapa son assiette dans laquelle trônait une moitié de part de fraisier et entreprit d’en gratter la crème puis de la lécher sur le bout de sa cuillière. Light l’observait du coin de l’oeil. Ces sales petites manies lui rappelait sa façon de retirer le glaçage de son beignet, le jour où il lui avait avoué qu’il le considérait comme son ami. Sur le moment, il s’était efforcé de ne rien faire transparaître, et le problème Misa lui avait bien vite changé les idées, mais cette phrase, cette simple phrase l’avait secoué. Light est mon premier ami. Parfois, la phrase résonnait encore dans son esprit ; il se demandait où finissait la manipulation et où commençait la sincérité. Light, lui, avait ricané auprès de Ryuk, bravache. Il voulait de l’amitié ? Eh bien, il allait lui en donner. Mais force était de constater qu’il avait fini par tomber dans son propre piège. Les deux mois qu’ils avaient passés à se côtoyer chaque heure du jour et de la nuit n’avaient pas aidé. Durant ces deux mois, pas une seconde il n’avait été Kira. Et maintenant qu’il avait retrouvé la mémoire, un terrible constat s’imposait à lui. Kira avait besoin que L meure, mais Light Yagami tenait à Ryuzaki. Il ferait ce qu’il fallait pour construire le monde idéal auquel il rêvait, mais cela n’empêchait pas cette minuscule aiguille de s’enfoncer un peu plus dans son coeur à chaque fois qu’il songeait au monde qui l’attendait quand L ne serait plus. Toute sa vie, il avait fréquenté des êtres qui dépassaient à ses yeux à peine le niveau de singes savants, et L avait été le seul à le sortir un tant soit peu de l’ennui qui le rongeait. Même en ayant conscience qu’un ennemi était la dernière chose dont il avait besoin dans son entreprise, il craignait plus que tout de ne plus jamais trouver quelqu’un qui sache se hisser à sa hauteur. Pour la première fois, quand il y songeait, il se sentait seul.
— Eh bien, je ne vois rien qui… commença-t-il.
Ce fut alors que son regard fut accroché par un élément étrange, dont il n’avait pas lui-même eu conscience jusque-là. La liste comprenait les noms, nationalités, date de naissance et date de décès des possibles victimes de Kira. Enfin, Light comprenait où L voulait en venir.
— Les victimes avaient toutes au moins vingt-cinq ans… murmura-t-il, plus pour lui-même que pour répondre à L.
Satisfait de cette déduction, L lui reprit la liste de noms des mains, tandis que Light parcourait ses propres documents. Il avait raison : jamais Kira n’avait tué des criminels qui n’avaient pas vingt-quatre ans révolus.
— Il me paraît logique que Kira ne s’en prenne pas à des enfants ou des adolescents, dit L. Il est difficile dans de tels cas de trancher de la responsabilité du coupable, ce n’est pas pour rien que la plupart des pays ont mis en place des lois particulières pour les mineurs. Cela dit, c’est beaucoup plus étrange qu’il semble s’être fixé cette limite. La majorité au Japon est à vingt ans, donc ce serait compréhensible que Kira ne descende pas en dessous de cet âge. Mais pourquoi vingt-cinq ? Qu’est-ce qui est aussi symbolique pour lui dans cet âge ?
Les autres membres de la cellule d’enquête, qui avaient suivi leur discussion avec attention, allèrent chacun de leur hypothèse personnelle, sans jamais rien apporter de probant. Personne ne savait ce qui avait poussé Kira à agir ainsi. Light lui-même ne le savait pas. Jamais il n’avait choisi consciemment de ne tuer personne en dessous de cet âge et il n’avait aucune raison tangible de le faire, maintenant qu’il y pensait. L avait raison. Au delà de vingt ans, tous les Japonais étaient reconnus comme des adultes aux yeux de la loi. Même en prenant en compte le reste du monde, la majorité ne montait jamais au delà de vingt-cinq ans. Alors quoi ? Était-ce parce qu’il faisait partie de cette tranche d’âge et qu’il ressentait inconsciemment plus de pitié pour ses pairs ?
La sonnerie de l’interphone interrompit sa réflexion. Après une série de grésillements, le moniteur en face de lui s’alluma pour laisser apparaître le visage de Misa. Une autre personne, plus petite, se cachait derrière elle, mais Light ne pouvait distinguer à l’écran que le sommet d’une tête orné d’une queue de cheval, agitée de tressautements réguliers, comme si la personne à laquelle elle appartenait tremblait de tout son corps.
— Que fais-tu ici, Misa ? demanda L dans le micro.
— S’il te plaît, laisse-nous entrer ! C’est urgent !
Il y avait dans sa voix un sanglot qui n’avait rien à voir avec celui de ses habituelles vexations. Elle résonnait d’un désespoir comme rarement Light en avait entendu.
— Qui est la personne qui se trouve avec toi ? continua L, imperturbable.
Misa fit un pas de côté pour laisser apparaître Sayu Yagami. Elle cessa de pleurer un instant, renifla, et fixa la caméra de l’interphone, de grosses larmes toujours plein les yeux.
— Je m’appelle Sayu Yagami, je suis la fille de Soichiro Yagami. J’ai… on a…
Elle s’interrompit, trop secouée pour parler. Misa lui passa une main rassurante dans le dos, le temps qu’elle reprenne son souffle. Soichiro et Light s’échangèrent un regard confus. Il n’était pas étonnant que Sayu soit arrivée jusqu’à leur quartier général si elle avait appelé Misa pour l’y conduire, mais si elle était là, dans un tel état et sans sa mère, cela n’augurait rien de bon.
— Il faut que je donne quelque chose à mon frère.
— De quoi s’agit-il ?
Sayu secoua la tête.
— Je peux pas le dire… Pas comme ça… Laissez-moi voir mon grand frère, je vous en supplie.
— Je ne peux pas vous autoriser à pénétrer dans le bâtiment si vous ne me montrez pas ce que vous voulez lui donner.
Sayu sanglota de plus belle. Misa, après l’avoir serrée contre elle un bref instant, lui prit un objet des mains et l’interrogea du regard. Résignée, Sayu hocha la tête et Misa présenta ce qu’elle tenait à la caméra.
Il s’agissait une carte. Une simple carte mais qui fit tomber un silence glaçant entre les membres de la cellule d’enquête. Pour la plupart d’entre eux, et à leur plus grand bonheur, c’était la première fois qu’il en voyait une en personne. Dans le coin supérieur gauche, le regard d’un Light alors tout juste âgé de dix-huit ans les défiait en silence. Juste en dessous, un cadre sombre indiquait « 9:00 AM ». Tous les regards se tournèrent vers Light, qui fixait l’écran sans comprendre. Ou plutôt, qui comprenait parfaitement mais pour qui la vérité était si intolérable qu’il préférait ne pas l’entendre.
Vingt-deux heures, cinquante-six minutes avant le décès