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Assise dans un des fauteuils de la cellule d'enquête, Misa n'avait pas bougé depuis plus d'une heure. Light lui avait dit qu'il reviendrait, et elle lui faisait pleinement confiance. Mais plus les minutes passaient, plus elle se mettait à douter. L'après-midi touchait à sa fin et Light n'avait toujours pas donné signe de vie. Misa savait que, parfois, ceux qui recevaient l'Ikigami choisissaient de se suicider avant l'heure fatidique, dans une vaine tentative de regagner un tant soit peu de contrôle sur leur propre vie. Mais elle n'imaginait pas Light faire partie de ces gens-là. Il n'était pas du genre à abandonner si facilement, pas du genre à perdre la moindre seconde que le destin lui aurait accordé. Ils avaient une mission, tous les deux.
Il ne viendrait plus. Elle venait de le comprendre au visage de Rem, qui se faisait plus sombre de seconde en seconde. Misa savait que la Shinigami ne portait pas Light dans son coeur, qu'elle considérait qu'il ne gardait Misa auprès de lui que comme un jouet qu'on manipule à sa guise et Misa ne pouvait pas lui donner tort. Mais elle savait aussi qu'avec le temps, elle arriverait à transformer les sentiments de Light et qu'il finirait par l'aimer, un jour. Du moins, ça, c'était avant que n'arrive ce fichu Ikigami. Que ferait-elle sans Light ? Le fardeau de la vie semblait si lourd à porter quand on était aussi seule. D'abord, elle avait perdu ses parents. Maintenant, elle s'apprêtait à perdre l'homme de sa vie, homme qui préférait passer ses dernières heures en compagnie de son ennemi juré plutôt qu'avec elle.
Ce serait si facile de le tuer, se dit-elle. Elle avait vu son nom flotter au-dessus de sa tête quand elle était entrée dans le QG de la cellule d'enquête, elle n'aurait aucun mal à s'éclipser quelques secondes pour l'écrire sur la page du Death Note qu'elle transportait en permanence. Si L mourait, Light n'aurait plus d'autre choix que de revenir.
Misa se leva, prétextant une envie d'aller aux toilettes, où elle s'enferma. Dos contre la porte, elle se recroquevilla, comme en proie à un terrible désespoir. Si les autres décidaient de jeter un coup d'oeil aux caméras de surveillance, ils n'y verraient qu'une jeune femme éplorée qui avait besoin d'un peu d'intimité pour pleurer toutes les larmes de son corps. D'une main, elle sortit la page et le petit stylo et les dissimula dans l'angle mort créé par sa position. Du bout des doigts, assez lentement pour que son mouvement ne soit pas discernable à la caméra, elle traça le premier L. Puis le suivant. Vint ensuite un a. Elle l'imagina avec délectation mourir sans comprendre pourquoi, quarante secondes après qu'elle aurait terminé d'écrire son nom. L'image de Light se superposa sur celle de L ; Light secouant le corps sans vie de son ami, appelant à l'aide. Il comprendrait ce qui s'était passé, il comprendrait qu'elle était la seule coupable possible. Et il ne l'aimerait pas plus pour autant.
Misa barra de deux traits le début du nom de L, froissa le papier et le remit dans sa poche. Elle sécha ses larmes et retourna dans la grande salle, avec les autres.
—
Light ne savait pas combien de temps il avait passé assis sur le sable froid de la plage. Il avait renoncé à regarder sa montre toutes les minutes, convaincu que le temps passerait moins vite ainsi. Le fracas du ressac sur la digue était le seul tempo dont il avait besoin.
Il ne se souvenait pas être jamais parti en vacances avec sa famille. Pendant l'été, on partait une petite semaine voir de la famille un peu au nord ou un peu au sud, mais cela n'avait rien à voir. Le reste de l'été était consacré aux devoirs et autres activités extrascolaires. C'est qu'il s'agissait de ne pas se mettre à la traîne par rapport aux autres, et Soichiro devait retourner au travail, de toute manière. Cela devait bien faire dix ans que Light n'avait pas mis les pieds sur une plage. Il ne pouvait pas rêver mieux comme dernier arrêt.
— Qu'est-ce qu'elle voulait dire ta mère, demanda L, quand elle a dit que tu m'avais probablement raconté plein de choses sur elle ?
Light ricana. Il le reconnaissait bien là, à vouloir tout savoir même les détails les plus insignifiants. Cet épisode de sa vie, Light n'avait jamais vraiment su où le classer. Rien de ce qui s'était passé ne l'avait empêché de devenir un jeune adulte brillant et de faire honneur à sa famille, mais il se demandait parfois ce qu'il serait devenu si rien de tout cela n'était arrivé.
— C'est juste une bêtise. J'avais quatorze ans et, à cette époque, j'étais très… intrigué par les hommes, dirons-nous. J'en suis arrivé à un point où je me suis arrangé avec un type louche qui trainait toujours près de la librairie pour qu'il m'achète un magazine gay en échange d'assez d'argent pour se payer un paquet de cigarette et une bouteille de gin. Je n'avais pas énormément d'argent de poche à l'époque, tout un mois y est passé.
Light ferma les yeux. Il se souvenait encore du poids du magazine dans son sac de cours, du soin qu'il avait pris à le cacher. Le seul autre livre qu'il avait pris autant de peine à dissimuler était le Death Note.
— Tu t'en doutes, ma mère a fini par le trouver. Elle n'a pas crié, elle ne s'est pas énervée. A la place, elle m'a demandé de le brûler dans l'incinérateur du jardin et de ne jamais, jamais en parler à mon père. La semaine suivante, j'ai invité une fille à passer la journée avec moi à l'aquarium. Elle a eu l'air soulagé et on n'en a plus jamais reparlé.
Light se souvenait de cette fille ; de toutes celles à qui il était sorti au fil des années pour entretenir l'illusion, c'était celle dont l'image était la plus claire. Il l'avait choisie parce qu'elle était moyenne sous tous rapports : elle n'était ni populaire, ni rejetée de tous, une beauté japonaise simple sans être un top model, juste assez intelligente pour ne pas être insupportable. Il s'était arrangé pour en faire tout un cirque à la maison, avec force photos à l'appui, dans le seul but de montrer à sa mère qu'elle n'avait aucune raison de s'en faire. Ils avaient passé une journée somme toute agréable, principalement parce qu'elle s'était retenu de piailler comme pouvait le faire les autres filles accrochées au bras de leur copain. Il avait fait de son mieux, quand il l'avait raccompagnée chez elle, pour faire taire les battements de son coeur à la vue de son grand frère et l'avait salué d'un timide baiser sur la joue. De toutes celles avec qui il était sorti au fil des années pour entretenir l'illusion, c'était la seule qu'il haïssait pour de vrai.
Les yeux perdus dans le mouvement des vagues, il se prit à rembobiner l'histoire. Dans cette histoire, il était toujours Light le perfectionniste, Light qui réussit tout ce qu'il entreprend, Light qui trouve le Death Note un beau jour après les cours et qui s'en sert pour purger le monde de sa laideur. Mais dans cette histoire, il se permettait aussi de sourire au grand frère de cette fille, d'inviter Fujimoto, son senpai du club de tennis à voir un film au cinéma et de profiter de la salle sombre pour l'embrasser. Son père découvrait sans doute le pot aux roses tôt ou tard et lui faisait comprendre d'une façon ou d'une autre que sa conduite lui déplaisait. Sa honte rejaillissait sur toute la famille. Mais quelle importance ? S'il avait su, s'il avait pu se douter que son temps était compté à ce point, que serait-il resté de sa promesse à sa mère ?
A côté de lui, L s'appliquait à déterrer une moitié de coquillage. Ses doigts étaient couverts de sable mouillé. Light prit sa main entre les siennes et l'en débarrassa. Ses grains de sable tombèrent en petits paquets sur son pantalon. C'était un geste si simple et pourtant, il arriva à faire taire la voix qui lui disait qu'il aurait dû user du peu de temps qui lui restait pour assurer que son projet ne mourrait pas en même temps que lui. Non, l'heure n'était pas à ces considérations. Il avait déjà perdu trop de temps à faire ce qu'on attendait de lui plutôt que ce qu'il voulait.
— Est-ce que je peux... ?
L avait hoché la tête avant qu'il termine sa phrase. Light avait embrassé tellement de filles dans sa vie qu'il en avait perdu le compte, mais à ce moment, il n'était plus très sûr de comment on faisait. Dans quel sens pencher sa tête ? Où mettre ses mains ? En l'espace d'un instant, il avait tout oublié. Alors, il ferma les yeux et se laissa porter par son instinct. Après tout, le but n'était pas de l'impressionner ou de se faire bien voir, simplement de profiter du moment. Ses lèvres se couvrirent de chair de poule au contact de celles de L et le frisson lui prit le corps de la racine des cheveux jusqu'au bout des doigts. Ainsi, c'était à ça que ça ressemblait… embrasser quelqu'un qu'on désire pour de vrai…
— Coucou, les jeunes ! Ça vous dit un oursin ?
Ils s'arrachèrent l'un à l'autre pour faire face à une femme d'une quarantaine d'années, vêtue d'une combinaison de plongée. Les lunettes avait laissé une marque profonde sur son visage et ses longs cheveux noirs faisaient des paquets, collés par le sel. Dans une main, elle portait un seau qui laissait échapper au gré de ses mouvements un peu d'eau claire. Elle leur sourit ; une de ses incisives chevauchait l'autre, lui donnant un air d'enfant.
— Ce sont les meilleurs de la région, je vous en fait un pour deux mille yens, poursuivit-elle en extirpant de son seau une grosse boule noire hérissée de piquants. Ils sont tous frais, les piquants bougent encore !
L répondit d'une grimace dégoûtée mais Light sortit tout de suite son portefeuille deux billets de mille yens. A vrai dire, la créature aux allures extraterrestres que lui montrait la femme ne lui ouvrait pas l'appétit outre mesure, mais une telle occasion d'essayer un nouveau plat pour la première fois ne se représenterait sans doute plus jamais. La femme empocha les billets et, avec la pince qu'elle portait à la ceinture, entreprit de craquer la coque qui protégeait l'animal. Elle déversa par le trou ainsi formée une eau noire à l'odeur iodée, découvrant l'intérieur, qu'elle nettoya consciencieusement pour ne plus laisser qu'une demi-douzaine de lamelles d'un jaune brunâtre, qui ressemblaient à de petites langues à la texture granuleuse. Light déglutit. Finalement, cette petite folie s'annonçait risquée. Mais comme tout ce qui était risqué, c'était aussi follement amusant. Depuis qu'il avait appris qu'il allait mourir, pas un instant il ne s'était ennuyé et il comptait bien continuer sur cette lancée.
— Vous restez là pour le week-end ? demanda la femme tandis qu'elle décortiquait l'oursin. Ça n'est pas vraiment la destination idéale pour un petit voyage en amoureux mais on a un super restaurant de fruits de mer près de la mairie, vous devriez y faire un petit tour. Tenez.
Elle lui tendit la bête, maintenant vidée de tout ce qui n'était pas comestible. Light attrapa une des lamelles jaune, la posa sur sa langue et ferma la bouche, le coeur battant. Pour l'instant, à part l'étrange texture, il ne sentait que le goût du sel. Sous l'oeil plus que circonspect de L, il croqua et lutta tout de suite contre une profonde envie de vomir. L'intérieur était crémeux, salé et doux à la fois, parfaitement écoeurant. Son dégoût devait se voir sur son visage, car la femme partit dans un sincère éclat de rire, avant de lui demander si c'était la première fois qu'il en mangeait. Quand il acquiesça, elle rit encore plus fort avant de lui expliquer que c'était la réaction de la plupart des gens.
— Ah, vous avez fait tomber votre… carte...
Elle pointait du doigt l'Ikigami que Light avait rangé dans son portefeuille et qui avait dû en tomber lorsqu'il en avait sorti les billets. Il s'empressa de le ranger dans sa poche, mais c'était trop tard. La femme l'avait vu et il ne lui avait fallu qu'une fraction de secondes pour comprendre de quoi il s'agissait. Nerveuse, elle sortit les billets de sa combinaison et les tendit à Light.
— Je… je ne peux pas accepter ! L'oursin, je vous l'offre, c'est un cadeau !
Light repoussa doucement sa main. Il savait que les gens pouvait réagir avec excès devant ceux qui avaient reçu l'Ikigami, et c'était pour cette raison qu'il avait dissimulé sa carte. Il avait même pensé la laisser à Sayu, mais L en aurait besoin au moment de sa mort, pour expliquer la situation au personnel qui viendrait rapatrier son corps.
— Ça vous servira plus qu'à moi.
L'argent ne l'avait jamais intéressé et ce n'était pas maintenant que ça allait commencer. A force d'âpres négociations, la femme finit par accepter les billets. Light aurait bien pu lui donner tout l'argent qu'il avait sur lui que ça n'aurait rien changé pour lui. Ce n'était pas comme si L en aurait besoin ; il était immensément plus riche que lui.
— Quand ? demanda-t-elle, la tête baissée.
— Demain matin, à neuf heures.
Elle se leva, laissant son seau à leurs pieds, et partit en courant vers la ville.
— Je reviens ! s'écria-t-elle alors qu'elle s'éloignait à grands pas sur le sable.