LES TEMPS D'AVANT
Le camp était somnolent. Tout le monde semblait bouder dans son coin ou ruminer d’autres projets.
Rien de tout cela, fort heureusement.
La réalité, c’était que Graziella della Rovere avait jeté un froid sur ce tout petit coin de Sicile en deux jours seulement.
L’inconfort lui pesait, ainsi que la nourriture, le climat, les boissons, les soirées feu de camp, la douche un peu branlante et les gargouillis des crapauds le soir.
Une seule personne avait trouvé grâce à ses yeux de toutes celles qu’elle avait rencontrées : Leonardo.
Elle n’avait pas encore dit à Laura ce quelle pensait d’elle, mais avait déclaré qu’Alberto et Audrey étaient des hippies moisis, figés dans leur idéalisme suranné ; les trois Bostoniens des potaches nés le cul dans le beurre ; les Ghanéens, des primates ; Nico le prototype de l’adolescent attardé, Nessa une aguicheuse et Tommaso une grande gueule sans envergure.
Comme il fallait bien que quelqu’un s’occupât d’elle et l’interrogeât sur sa famille, c’était Laura qui subissait cette peste à longueur de temps. Tout ce qu’elle pouvait espérer, c’était que Giovanni trouve rapidement un meilleur endroit où la cacher.
Malgré tout, grâce aux renseignements qu’elle avait fournis, on savait à présent avec quasi certitude qu’elle était bel et bien une descendante de la famille de Fausta. Restait encore à découvrir si elle l’était en ligne directe.
En ce moment même, le soir du deuxième jour d’absence de l’équipe londonienne, Laura patientait devant son écran d’ordinateur dans l’attente fiévreuse de nouvelles de Leonardo, d’une part et de scans de documents familiaux promis par l’oncle de Graziella d’autre part. L’homme était passionné de généalogie et avait retrouvé des traces de ses illustres aïeux jusqu’en 1206. À un siècle près, on y était, on se rapprocherait alors de Fausta d’un pas de géant.
En attendant, Alberto et Audrey étaient chargés de se rendre à Palerme dès le lndemain pour éplucher tous les documents disponibles concernant les éléments du douzième siècle qui manquaient à l’oncle de Graziella.
Toujours rien de Leonardo ou de quiconque à Rome. Laura était au bord des larmes. Un poids lui pesait sur l’estomac et un point douloureux dans le dos lui donnait envie de s’étendre sur le sol. Mais quand elle le faisait, cela n’aidait en rien et c’était dans sa poitrine qu’une tenaille s’installait et oeuvrait.
Graziella pénétra dans la tente et la trouva pliée en deux sur son siège, se tenant les côtes, pâle et les larmes aux yeux.
« Vous ne devriez pas vous mettre dans un tel état pour lui, Laura, dit-elle en se brossant les cheveux. D’après ce que je sais, le cousin de mon mari n’a jamais eu une seule histoire d’amour dans sa vie, il doit être complètement imperméable à ce genre de sentiment.
— Merci, Graziella, ça m’aide beaucoup. » haleta Laura.
La Signora della Rovere la regarda de la tête aux pieds, puis de bas en haut. Ça devait être une histoire d’âge. Sa mère lui avait dit qu’à la quarantaine, certaines femmes régressaient et se trouvaient en proie à des élans d’adolescentes, alors que leur corps sonnait l’alarme d’une fin proche de leur fertilité.
Certes, l’archéologue était toujours attirante et même belle, mais jeune, ça non. La pauvre n’avait pas la moindre chance et le plus grave, c’était qu’elle ne semblait pas vouloir en prendre conscience.
Elle s’approcha pour poser une main sur l’épaule de cette pauvre femme : « Soyez réaliste : oubliez-le, vivez pour vous, ne lui sacrifiez pas un temps précieux !
Laura releva la tête et ramena ses cheveux blonds vers l’arrière. Elle dit, le plus froidement possible :
— J’aimerais être seule, Signora. Vous pouvez m’accorder ça ?
Graziellla pinça les lèvres et haussa les épaules :
— Comme vous voulez… Il n’empêche que c’est dommage qu’une femme comme vous…
— Fichez le camp, Graziella. Sauvez-vous avant que ma patience ne soit vraiment épuisée ! »
Son regard ne trompait pas. La belle Romaine lui tourna le dos et s’en fut, de son pas nonchalant, vers le lit de camp mis à sa disposition.
Au passage, elle ouvrit le frigo, scruta son contenu et emporta trois des dix petits pots de crème vanille-coco qu’Alberto avait préparés pour le lendemain.
***
Giovanni ne prête aucune attention aux bras ouverts de son oncle, il fonce droit sur Girolamo et lui décoche un direct du droit du feu de dieu.
L’arcade sourcilière explose, le sang coule en abondance. C’est bien !
Il n’a même pas calculé avec la présence du masque, lui n’a aucune peur pour ses menottes manucurées. C’est un guerrier dans l’âme, une force de la nature.
Il ne hurle pas, il n’en a pas besoin, son baryton a fait trembler des colosses : « Je vais te faire payer ça très cher, je te le promets, vermine ! Tu croyais peut-être que tes petits anars à la noix allaient se taire ? Qu’il n’étaient pas à vendre ? Pas de chance, salopard, ils sont comme tous les autres, tu m’entends ? Comme tous les autres !
Il se tourne vers Della Rovere, qui a blêmi : il n’a jamais vu son neveu dans cet état de si près :
— Me direz-vous enfin ? Mais sa voix n’est plus un ordre, juste une requête.
Giovanni pointe un index accusateur sur Girolamo :
— Cette merde en habits a fait enlever ma femme, comme vous l’aviez supposé… Mais là ne s’arrêtent pas ses coups bas, oh non !…
— Mon dieu ! L’avez-vous au moins retrouvée ? demande le pacha, rassemblant toute la commisération du monde en ses traits.
— Oui. Mais savez-vous qu’en plus ce petit salaud nous trompe depuis plus de six ans sur les terrains de Sicile ?
Riario cligne des yeux pour chasser le sang. Il veut voir la moindre expression de Gio, s’assurer qu’il joue bien la comédie. Parce que là, il est en train de dévoiler le secret de ses précieuses fouilles…
— Comment cela, les terrains de Sicile ? Ceux que je voulais pour construire le complexe hôtelier ? Cette fois, Della Rovere n’a plus besoin de faire semblant, il est soupçonneux, déjà au bord de la rage.
— Ceux-là même ! Et vous ne devinerez jamais pourquoi… Pour tout vous dire j’ai peine à y croire moi-même, alors que je me doute d’une tromperie depuis longtemps.
— Pourquoi ?
— Figurez-vous, que mon cousin a des visions… Des appels de l’au-delà qui lui ont dit de fouiller le sous-sol de l’endroit. Et bingo ! On y a trouvé des vestiges d’un village très ancien… Le terrain était bel et bien constructible et propice au tourisme, mais Monsieur a lancé une équipe de fouilles sur l’affaire. Ils sont à l’oeuvre depuis cinq ans… Mais, bien sûr, des fouilles archéologiques ne se font pas sans expert.
Girolamo sent à présent qu’un noeud de corde épaisse et sèche se forme dans sa gorge… Non, il ne peut pas s’être trompé à ce point !
— Savez-vous qui est chef de chantier ? Une dame que vous pensiez morte, qu’il était chargé d’éliminer !
— Quoi ? s’exclame le pacha en fusillant Girolamo du regard. Qui ?
— La Signora Laura Cereta.
— La femme de mon ancien commandant ? Cette vipère en tailleur ?
— Tout juste !
Della Rovere montre du poing à son prisonnier :
— Si votre cousin ne vous fait pas la peau, ce sera moi, Riario !
— Mais ce n’est pas tout ! reprend Giovanni.
Et là, Riario sait qu’il est perdu. Il vient de sortir ses deux portables.
— Comme je le soupçonne depuis un bon moment, je suis entré dans son jeu quand il m’a proposé d’avoir un portable qui serait réservé aux appels entre nous… Même sonnerie pour ne pas vous mettre sur la voie, mais poche différente… Un téléphone pour Forza, un pour les magouilles. Et je vous jure qu’on en découvre de belles, quand on fouille un peu les activités de mon cousin…
Tandis qu'Alessandro se remet de cette nouvelle, Giovanni siffle, des pas s’approchent. Deux hommes entrent, deux lieutenants, qui traînent…
Qui traînent un homme inerte…
Sous son masque, il ne peut s’empêcher de crier. Même si ça ne sert à rien, même si ça ne leur fera pas remonter le temps, même si Leo, de toute évidence, ne peut pas entendre.
Les hommes jettent le corps au sol, comme un sac. Les cheveux de Leonardo sont collés de sang, son visage est tuméfié.
Alessandro della Rovere regarde l’homme à terre puis Riario tour à tour, à plusieurs reprises. Il voit les larmes. La lumière se fait. Il éclate de rire.
Giovanni triomphe :
— Et voilà le nouvel associé du Capitaine de la Forza, mon oncle : un peintre obscur et débauché, obligé de servir dans un pub pour gagner sa croûte !
Riario a un haut-le-coeur, il est mort de trouille, comme tant de ses victimes avant lui, mais pas pour lui-même…
— Mon oncle, laissez-moi me venger et venger la Forza devant témoins : qu’il soit clair aux yeux de tous qu’un Capitaine n’est pas plus à l’abri des sanctions qu’un sous-fifre !
Toujours très amusé, Alessandro abonde dans ce sens :
— Bonne idée ! Qu’avez-vous en tête ?
— J’ai pris la liberté de convoquer les commandants au QG de notre centre de formation de la garde… Cela vous semble-t-il adéquat ?
Le pacha donne une grande tape dans le dos de son neveu… Pour une fois, une initiative qui n’est pas des siennes lui plaît. Sa haine pour son fils oblitère jusqu'à son orgueil de grand maître :
— Vous ferez un excellent second, Giovanni ! Vraiment ! »