LES TEMPS D'AVANT

Chapitre 20

2285 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 22/05/2020 03:04

Le 4X4 soulevait une telle poussière qu’ils l’avaient repéré depuis dix minutes déjà, des minutes qui ne cessaient de s’étirer, sadiques comme tout temps que l’on voudrait déjà révolu.

Les nerfs de Laura et Leo menaçaient de les lâcher, cordes trop tendues d’une guitare mal accordée, et leurs muscles étaient de pierre.

Personne n’osait parler, même pas Tommaso, parfaitement indifférent à cette attente, mais le coeur bien trop lourd de voir l’angoisse de Leonardo. Si son ami le faisait encore, lui ne se leurrait plus, il savait ce qui se passait. Mais la lucidité n’empêche en rien le chagrin, au contraire, elle le dépouille de tout voile et vous le montre bien en face, tout nu, dans la violence et la laideur de sa cruauté.

Enfin, le véhicule s’arrêta au milieu du camp.

Quand la jeune femme en descendit, les yeux s’agrandirent : c’était comme si leur Fausta venait à leur rencontre en chair et en os après les avoir hantés.

Quand Giovanni descendit, Laura chancela, Leo murmura un “non !“ furieux et Vanessa se cacha la bouche d’une main tremblante. 

Ils espéraient depuis trois jours.

Leo vint poser son bras sur les épaules de Laura.

« Où est-il, demanda-t-il à Giovanni, la gorge sèche, sans se soucier de stériles civilités.

— Je l’ignore. Je suis désolé, dit le Commandant. J’ai reçu un message codé de ses complices florentins pour m’avertir que Graziella était libre, mais que Giro n’était jamais ressorti de l’Arsenale. C’était un piège.

— Je l'avais dit ! s’écria Leo. Je lui avais dit de ne pas y aller ! Il leva la main : je suis désolé, Giovanni, ça n’a rien contre vous, mais, merde ! il aurait quand même pu trouver autre chose ! Il donna un coup de pied dans un seau qui traînait là, fit un tour sur lui-même et tenta de retrouver un minimum de courtoisie : pardon, Signora, pour cet accueil, mais…

— Mais vous êtes mort d’inquiétude pour votre ami et il faudrait être idiot pour ne pas le comprendre.

Il se contenta d’un “oui“ de la tête, lèvres serrées.

Il ne savait pas ce qui, de l’absence de Riario ou de sa propre panique, le déstabilisait le plus. Ils n’étaient pas amis, bon dieu ! , même pas camarades !

Mais il n’y avait pas de temps à perdre à analyser cette rage, il fallait interroger Giovanni, trouver une solution.

— Venez, dit Laura, nous n’allons pas vous laisser là, sous ce soleil brûlant. Venez prendre quelque chose à l’intérieur.

— Je ne peux pas m’attarder, mais j’aimerais discuter avec vous d’un plan pour tenter de tirer mon cousin de ce mauvais pas, dit Giovanni.

— On ne vous aurait pas laissé repartir à moins, dit Vanessa. Pas question de le laisser tomber.

Ils se dirigeaient vers la plus grande des tentes.

— Ce ne sera pas facile, vues toutes les options dont mon oncle dispose pour le cacher, prévint-il.

— Oui, mais, objecta Leonardo, vous les connaissez toutes ! Vous êtes proche des décisions qui se prennent, vous connaissez les lieux…

Sous la tente, Alberto et Audrey les attendaient avec des rafraîchissements et de quoi se restaurer. Ils prirent place autour de la table.

Au fil du temps, Giovanni semblait de plus en plus mal à l’aise. Vanessa, qui l’avait observé, repoussa soudain son assiette et interrompit Laura au milieu d’une phrase :

— Avouez que vous ne savez même pas s’il est vivant, lança-t-elle au grand homme.

Il baissa les yeux :

— Je… je n’ai aucune certitude.

— Vous croyez qu’il tuerait son propre fils ? fit Nico, bouche bée.

— Cet homme n’a pas ce genre de valeurs, jeune homme : soit on sert, soit on ne sert pas, voilà le seul critère. Toute sa famille en a fait les frais : mon père, son frère, est mort pour avoir cessé d’être utile et mes tantes ont été vendues à des chefs de section de la Forza pour bons et loyaux services à celle-ci, quant à Giro… C’est un accident de parcours, rien d’autre. Puisqu’il existait, le pacha a simplement choisi d’en faire une arme redoutable, mais là s’arrête sa valeur à ses yeux. C’est pour ça que je dois retourner à Rome, là où se trouve mon oncle depuis deux jours, pour tenter d’en apprendre davantage.

— Je ne comprends pas, dit Leo : si vous et Girolamo êtes censés être adversaires, pourquoi Della Rovere présupposait-il qu’il irait au secours de votre épouse ?

— Oh ! Il n’envisageait rien de tel. Quand il a su que Girolamo avait été averti et avait à son tour l’intention d’enlever Graziella, il y a vu deux raisons : la première étant de me faire chanter pour que j’abandonne la lutte pour la succession au poste de Maître de Forza, la seconde n’étant qu’une petite vengeance de plus contre lui-même… Ça fait longtemps que Girolamo lui joue de petits tours de cette sorte, fort de son importance en tant que Capitaine de la garde rapprochée.

— Donc, il ne vous fera pas payer cette évasion ? C’est déjà ça : vous conservez votre influence.

— En principe, oui. Pour lui, je ne suis pour rien dans l’histoire, il y voit un coup des anarchistes de Florence, qui auraient aidé Giro en le prévenant d’abord, en le secondant ensuite.

— Dans ce cas, intervint Audrey, on va faire en sorte qu’il continue à y croire… Je peux demander de faire passer un article jubilant dans notre journal… Une victoire sur Forza fait en général la une.

— La une est peut-être trop, dit Giovanni, mais une page deux ou trois… Oui, ça pourrait le conforter dans son opinion.

— Très bien ! Je contacte le directeur de rédaction tout de suite.

Elle alla s’installer à l’un des ordinateurs.

— Mais, comment allez-vous justifier votre ignorance ? demanda Laura.

— L’histoire est la suivante : hier, au téléphone, j’ai demandé à mon oncle un congé spécial pour me rendre à Rome, moi aussi. C’est là que Graziella vit, chez sa mère, quand je suis hors d’Italie. J’étaIs censé, pour lui, être toujours à Londres. J’ai prétexté un appel désespéré de sa mère disant que Graziella ne lui avait plus donné signe de vie depuis quelques jours — inutile de vous dire que j’ai omis de préciser combien. J’ai prétendu être inquiet de son sort et désireux de rejoindre mon oncle tout en me rapprochant de ma femme. Il a marché et a bondi sur l’occasion pour me suggérer que mon cousin était sous cette histoire, vu qu’il utiliserait toutes les options pour éliminer le rival que je suis… J’étais sûr qu’il dirait cela. Il m’a même recommandé la plus grande prudence, ce cancrelat ! Je l’ai évidemment remercié avec toute l’obséquiosité requise — vous savez, vous, Da Vinci, combien nous pouvons être soumis. Je l’ai retrouvée à Florence, au lieu prévu, et voilà.

Leo avait rougi. Son insulte avait marqué les hommes de Della Rovere.

— Donc, pour lui, vous êtes toujours à Rome, à la recherche de votre épouse, résuma Nico.

— Oui. Et bien entendu, je vais rentrer bredouille et encore plus pétri de haine envers Giro qu’auparavant. 

— Ça pourrait marcher ! jugea Leo.

— Ça DOIT marcher, Da Vinci, car c’est le seul subterfuge pour retrouver mon cousin… Sans ça, je vous l’ai dit, autant chercher une coccinelle dans un champ de coquelicots… Mais, tel que je le connais, mon oncle aimera beaucoup me confier la charge et le plaisir de le châtier pour ce qu’il m’a fait et là, tout devient possible.

— Il vous faut de l’aide. Je veux vous aider.

Pour la première fois, Giovanni laissa l’ombre d’un sourire passer sur ses lèvres.

— Quoi ? s’exclama Tom.

— Moi aussi ! disaient Nico et Vanessa, en choeur.

— Si vous le faites, il vous faudra voyager séparément, recommanda Giovanni, chacun un mode de transport différent si possible.

— Vanessa ? demanda Leo.

— J’ai aimé l’avion, mais je pense qu’il faut te réserver l’avion… tu dois être le premier sur place… Donc, ce sera le train pour moi, elle rougit : je n’ai pas encore passé mon permis.`

— Ça me laisse la voiture… si on veut bien me prêter l’argent de la location, parce que je suis à sec !

— Aucun souci, dit Laura… Je prends vos frais en charge. De toute façon, je dois rester ici, ce sera une modeste participation... j'aimerais tant pouvoir en faire plus !

— Merci ! dit Leo. Alors, ça roule : je prends le premier avion et j’attends votre visite ou un message pour les nouvelles plus fraîches, Giovanni… Je serai à cette adresse. Il nota sur un morceau de nappe l’adresse d’une pension de famille où il avait séjourné un an auparavant à l’occasion d’une exposition.

— Putain, vous êtes tous complètement barrés !

— Tom, on ne va pas… commença Leo.

Mais son ami s’était levé en renversant sa chaise et pointa un index accusateur sur lui puis sur Giovanni :

— Ces hommes-là sont la Forza, merde ! Ils tuent, rackettent, trafiquent et vendent même des êtres humains… C’est même à ça qu’à échappé la dame. Et toi, tu veux entraîner tout le monde dans ce putain de train des horreurs, juste pour sauver un de ces salopards ? Il se frappa le front à plusieurs reprises : tu deviens con ou quoi ?

— Je n’entraîne personne. Nico et Nessa ont pris leur décision seuls et moi, je fais ce que je fais depuis toujours ; je prends mes options sans écouter les bien-pensants d’occasion et selon ce que me dicte mon jugement.

— Eh bien, laisse-moi te dire que ton jugement n’est plus placé au bon endroit depuis un certain temps !

— Si tu le dis, je te fais confiance, tu t’y connais en la matière, après tout !

— La paix ! cria Vanessa. Moi, en tout cas, on ne me fera pas changer d’avis. J’y vais !

— Pareil ! fit l’écho.

— Allez tous en enfer ! ... Je vous suis. » dit Tom .


***


Dans une camisole et sous un masque digne d’Hannibal Lecter, Girolamo suivait des yeux les allées-venues de son père dans la salle des archives de la Forza, à Rome.

Cela sentait le vieux carton et un peu le plastique fondu. L’un des câbles électriques de l’aération ou du déshumidificateur devait agoniser… Bientôt, il y aurait un incendie ici, il l’aurait parié.

Le long entrepôt était gris du sol au plafond, fonctionnel, sinistre. Seul le bureau de style de l’archiviste en chef, face à lui, signalait que quelqu’un n’avait pas oublié tout raffinement. L’homme l’avait fait apporter de chez lui, ainsi que la célèbre lampe Quadrifoglio de couleur ambre, sans doute une réplique. À moins que le salaire du chef des archives soit à la hauteur d’un Aulenti original ?

Le pacha n’était jamais resté muet aussi longtemps. Il semblait encore chercher sur la pointe de ses mocassins la punition qu’il jugerait à la hauteur de la trahison de son bâtard de fils. Cela n’augurait rien de bon. D’habitude, l’inspiration lui venait vite en cette matière.

De temps en temps, faute d’un coup de poing — malaisé à cause du masque — il le frappait de sa cravache, à hauteur d’yeux, mais sans rien dire encore.

C’est comme cela que Girolamo savait qu’il avait atteint le point de rupture, là où plus rien ne pourrait inciter le grand maître de Forza à prendre encore une fois patience.

Comment finirait-il ses jours ?

Les chiens ? Non. Spectaculaire, mais trop rapide au goût de son père.

L’acide ? Peut-être. À doses modérées, on pouvait faire durer le spectacle longtemps.

Ce ne serait en tout cas rien qui exigeât un contact : pas de couteau donc, car la lame qui pénètre la chair transmet une sensation trop concrète.

Le fouet devenait trop fatigant pour lui. Il se faisait vieux, malgré tout, quoi qu’il en i

Ce que Girolamo s’avouait redouter le plus, c’était ces longues mises à mort du Moyen-Âge, genre écartèlement ou éviscération… On ne pouvait pas s’abstraire de son corps pendant qu’on vous prélevait vos organes, de ça, il était sûr, autant que du dégoût que lui inspiraient ces pratiques… 

L’avait-il dit, par mégarde, devant son père ? Il espérait bien que non, sinon le souvenir lui reviendrait tôt ou tard et il jubilerait d’avoir enfin mis un nom sur ce qu’il cherchait.

Alessandro n’avait encore rien dit quand les pistons et le câble de l’ascenseur résonnèrent dans le silence des cartons et des papiers.

« J’’avais dit personne ! » ronchonna-t-il enfin, contrarié, en se tournant vers l’entrée de la grande salle. Mais il se réjouit de voir qui venait là, furibond et déterminé. Il écarta les bras pour une accolade : "Giovanni ! Vous ne pourriez tomber plus à propos, mon neveu !"


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