LES TEMPS D'AVANT
Ils avaient atteint Cassino, à mi-chemin de Naples. L’habitacle de la voiture ressemblait à un canot de sauvetage balayé par le rayon d’un phare, ombres et lumières l’éclairant par à-coups, au gré de la circulation.
Ils s’étaient tus jusque là, chacun se repassant le film des événements qu’ils avaient orchestrés, dans les Archives de la Forza ou après, quand il avait fallu en sortir dignement, vêtus des costumes mal ajustés des deux lieutenants de della Rovere pour Tom et Leo, de leurs uniformes malmenés et tachés de sang pour Giovanni et Riario. D’ailleurs, l’intérieur de la voiture avait encore cette odeur cuivrée caractéristique des scènes d’accidents ou de combats.
Girolamo n’était toujours pas entièrement “opérationnel“. Jamais de sa vie, en aucune circonstance, sauf peut-être dans son enfance, il n’avait eu aussi peur. En tout cas, jamais dans l’action. Mais là, impuissant dans sa camisole et sous son masque, il avait eu l’impression de revivre les terreurs de sa jeunesse, où, tétanisé, il voyait déjà dans son esprit ce qui l’attendait de l’autre côté d’une porte.
Giovanni décida de mettre un terme à cette ambiance de veillée funèbre. Il se retourna du siège passager où il était assis et apostropha son cousin : « Giro, si tu ne te reprends pas maintenant, je vais commencer à m’inquiéter. Là, tu me fous la trouille.
— Si ça pouvait être un peu ton tour, ce ne serait que justice, grommela Riario. Tu peux t’imaginer un instant ce que j’ai cru ?
— Il fallait que ce soit convaincant, Comte, plaida Leonardo en posant une main sur son épaule, il fallait endormir sa vigilance et celle des deux gardes .
Girolamo essaya un sourire. Raté.
— Qui t’a maquillé ?
À la grande surprise de Leo, il sentit des doigts sur sa joue et Riario testa le fond de teint entre le pouce et l’index.
— Nessa… Tu sais qu’elle fait du théâtre aussi.
Giovanni n’en avait pas perdu une goutte :
— Tu l’as vraiment cru mort ? demanda-t-il avec un léger signe de tête en direction de Leo.
— J’ai tout imaginé… le passage à tabac et… oui, la mort. Et tout ça par ma faute encore bien.
Sa voix était encore incertaine, son cousin ne poussa pas plus avant. Connaissant Giro, il devait déjà être bien assez gêné d’avoir pleuré de soulagement quand Da Vinci l’avait libéré de la camisole.
Sacrée chambre forte ! Chambre froide, diraient ceux qui ne le connaissaient pas.
Au volant, Tom n’avait pas encore pipé mot. Il jetait des regards soupçonneux dans le rétroviseur de temps à autre, mais se serait plus vite fait couper la langue que de paraître s’intéresser au sort du Comte.
Leo sortit une flasque de sa poche et la tendit à son voisin :
— Buvez ça !
— Qu’est-ce que c’est ?
— Pas du poison.
— Artista, j’aimerais juste savoir à quoi m’attendre !
— Vodka.
— Ah ! Excellente idée. Il but et recracha sur-le-champ. Au nom du ciel, qu’est-ce que vous y avez ajouté ?
— Un petit remède maison : des herbes… elles calment la douleur et facilitent la cicatrisation. Vous ressemblez au monstre de Frankenstein.
— ... Dit Mr Hyde.
Ils sourirent. Le premier vrai sourire :
— C’est bon de vous retrouver, Comte.
La voiture fit une embardée.
— Masini ! Regardez la route, je veux rentrer chez moi intact ! gronda Giovanni.
Tom haussa les épaules et fit une grimace en grommelant indistinctement :
“C’est bon de vous retrouver, Comte.“ On croit rêver… Et quoi après ? le dîner aux chandelles ? La promenade au soleil couchant, main dans la main ? Il cracha, de dégoût.
— Et si tu faisais un détour par le Shelter de Salerne, Tom ? dit soudain Leo.
— À cette heure-ci ? Dans deux heures, il sera quatre heures, il sera fermé, je te signale. Tu te souviens, ou est-ce que ton ancienne vie est trop éloignée de ton nouveau monde pour que tu puisses te le rappeler ?
— C’est bien parce qu’il est fermé qu’on pourrait y laisser un petit cadeau à Lucas, ni vu, ni connu !
— Quoi ? s’écrièrent les trois autres.
— Vous comptez laisser le corps du pacha dans l'un des pubs de Webb ? fit Giovanni, stupéfait.
— Et pourquoi pas ? Qu’il se démerde : ça lui fera les pieds.
— Au moins, il saura avec certitude que ses soucis avec la Forza sont bel et bien derrière lui ! Ce n’est peut-être pas une si mauvaise idée ? dit Girolamo.
— Mais… c’est pratiquement signer le crime ! objecta Giovanni.
Leo leva un index :
— Officiellement, je travaille toujours pour lui… Comment pourrait-il prétendre qu’il ne m’a pas payé pour le faire ?
— Non, intervint Tom, catégorique, il va penser que c’est toi ET le Prince des Ténèbres ici présent… Maintenant, si tu veux foutre ton nouveau meilleur ami dans la merde, perso, je n’ai rien contre, hein… Mais je sais que toi tu t’en mordras les doigts. Tu m’excuseras, mais le Leo “c’est ma faute“, “je suis coupable“, on connaît : il est chiant et insupportable. Alors, non, merci beaucoup, choisis autre chose !
— Il n’a pas tort, dit Giovanni… du moins en ce qui concerne le début de son discours. Je ne peux pas juger de la suite.
— Pour la suite aussi, avoua Leo. Pas de Shelter, donc… C’est dommage, j’imaginais déjà le coup de fil : “Patron, à Salerne on a un mort dans le pub. Livré pendant la nuit. Qu’est-ce qu’on en fait ?“
— Salerne… fit Girolamo, songeur.
Giovanni se retourna brusquement :
— Corbelli. Giuseppe Corbelli ! Il nous devait bien un service, non ?
— Oui… Et pour lui, un corps de plus, un corps de moins…
— Qu’est-ce qu’il fait, votre Corbelli ? intervint Leo, il est croque-mort ?
— Légiste. Giro et moi on lui a sauvé la mise dans une histoire d’autopsie d’une victime de la Forza…. Il avait permis à la police de remonter jusqu’à un de nos hommes et mon oncle voulait sa peau.
— Pourquoi l’avez-vous épargné ?
— Parce que celui qui méritait la sanction, c’était celui qui avait laissé des indices sur le corps, pas Corbelli, qui avait bien fait son boulot, dit Girolamo.
— Il pourra le rendre inidentifiable, dit Giovanni.
— Ou mieux, l’expédier à l’incinération ! »
Leo suivait l’échange bouche bée. Il avait quelque chose d’un peu effrayant.
Pour la première fois, la réalité lui sautait aux yeux. C’était comme si, jusqu’ici, le monde des deux cousins était resté dans le domaine de l’abstrait. Mais leur façon de discuter du devenir de la dépouille mortelle de leur parent le rendait vachement plus concret.
Dans son rétroviseur, Tom le vit se rassembler un peu contre la portière et se pincer la lèvre entre le pouce et l'index, regard perdu dans la nuit balayée de phares.
Il sourit.
(Bienvenue au royaume de Sa Majesté Reptilienne… Artista !)
***
Vanessa et Nico étaient déjà de retour sur le chantier des fouilles, ils avaient atterri à Palerme au moment même où Tom, Giovanni, Leo et Girolamo garaient la voiture dans un petit chemin aux abords de Naples pour tenter de dormir un peu.
Dès qu’ils avaient reçu l’appel de Tom disant qu’ils étaient tous saufs, “sinon sains“, Vanessa avait appelé Laura pour la rassurer. Elle aimait bien cette grande femme qui cachait son émotivité sous air un peu revêche. Elle aimait aussi sa passion pour le travail qui se faisait ici et sa façon de regarder le Comte. Comme elle-même, elle le voyait sans doute comme son sauveur… Il devait y avoir eu quelque chose du sauvetage dans leur histoire commune.
« Je n’ai jamais autant voyagé de ma vie, dit-elle, ce matin-là, en rassemblant dans un chignon ses longs cheveux de cuivre, mais je meurs de soif depuis deux jours, comme si les transports m’avaient déshydratée ! Un café, Laura ? Nico ?
— De l’eau pour moi, Nessa, je compte manger des fruits, dit Nico.
— Café pour moi, merci ! Vous n’imaginez pas à quel point cela fait plaisir de vous retrouver ici… Ces trois jours ont été un enfer !
— La Signora della Rovere m’a dévisagée comme si je sortais tout droit d’une benne à ordure, hier soir, dit la jeune fille, elle ne doit pas être la plus cool des compagnes de travail, je me trompe ?
— De travail ? Tu es en plein dans le mille de l’euphémisme, ma belle ! Elle a eu un coup de coeur pour Leo, mais pour lui seul et la vie en mode rustique n’est pas du tout fait pour elle… Mais voyons le bon côté des choses : grâce aux informations de son oncle, nos recherches ont été grandement facilitées et il est maintenant certain qu’elle est bien la descendante de Fausta Montserrat… Girolamo et Leo devraient donc retrouver le sommeil… elle alluma une cigarette et tira une bouffée… si du moins l’interprétation de Leonardo est la bonne.
— Oh ! Vous n’en êtes pas certaine, alors ? fit Nico en ôtant les pieds de la chaise voisine pour se pencher vers elle.
— J’en ai douté dès le départ. Vous voyez, j’ai interprété les messages entrecroisés un peu différemment… même si la forme en était presque identique et je pense que Girolamo aussi.
— Mais… pourquoi ne pas l’avoir fait savoir ? dit Nessa en s’asseyant enfin.
Elle prit un morceau de pain, le tartina de beurre et de cette délicieuse confiture que faisait Laura... orange et citron.
— Parce que mon interprétation aurait mis Girolamo dans l’embarras. Il est même encore trop tôt pour la leur soumettre, à lui ou Leo.
— Hm ! Hm ! Attendez ! Je sais ! Elle parle d’amour ? dit Vanessa en brandissant sa tartine.
— Oui… Ainsi tu as deviné, toi aussi.
— Ça se voit comme le nez au milieu de la figure… il n’y a encore que Leo pour refuser la possibilité. Même Tom, non, surtout Tom, l’a senti tout de suite… Mais… Vanessa rougit un peu… ça doit vous blesser, je ne devrais pas être aussi catégorique.
— J’ai eu le temps d’amortir le choc du jour où vous êtes arrivés pour la première fois, j’ai maintenant l’espoir que Leo ouvrira les yeux, mais seulement de lui-même, sans que quiconque le mette sur la voie, ce serait trop dommage et trop indiscret. Girolamo m’en voudrait à mort, à moi ou à quiconque dirait un mot à Leonardo dans ce sens.
— Oui ! dit Vanessa, avec conviction. Il faut rester en-dehors de ça... enfin... je crois.
— Je ne comprends pas qu’après toutes les grossières attaques de Tom, il n’ait pas encore compris ! dit Nico.
— C’est normal, rit Vanessa, les attaques grossières de Tom se noient dans les milliers d’autres qui les ont précédées à chaque fois que Leo rencontrait un gars ou une fille à son goût !
— Il est terriblement triste, dit Laura, on peut regretter ses assauts trop frontaux, mais on ne peut pas lui en vouloir d’être malheureux.
— Non. À part peut-être le Comte, personne ne lui en tient rigueur.
— Girolamo n’en veut pas à Tom pour ça, Nessa, je ne crois pas… C’est simplement qu’il déteste sa façon d’être et sa grossièreté, dit Nico.
— Hey ! Où as-tu appris à lire Girolamo Riario, Nico ? plaisanta Vanessa, épatée.
— J’ai des yeux et des oreilles et, quoi que tu en penses, je m’en sers, petite guêpe ! », rit Nico, en lui lançant un serviette à la tête.
Laura aurait aimé que ces enfants restent ici pour toute la durée des fouilles. Ils lui faisaient un bien fou.