L'histoire que l'on veut écrire.
Chapitre 19 : Bourg-Saint-Andéol
1468 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 04/03/2020 17:41
La logorrhée colérique de la cascade ne couvrait aucune voix. Les cinq cavaliers, frappés de stupeur, hypnotisés par les remous de la cascade du « petit goul » essayaient encore, pour la plupart, d’assimiler un accident survenu sur le chemin de Bourg-Saint-Andéol, lieu de leur rendez-vous avec Carlo de’ Medici.
Ce n’était pas chose aisée.
Leo se remémorait la scène en boucle, tâchait de discerner l’instant précis où il aurait pu intervenir. Peut-être, absorbé par l’idée de rendre la précieuse page du Livre des Feuilles aux Fils de Mithra, avait-il manqué de vigilance ou de psychologie ?
Niccolò Machiavelli, plus détaché malgré son jeune âge, tentait de peser chaque action. Comme à l’époque où son Maestro disséquait les corps que Zo et lui avaient déterrés au cimetière, il avait rangé sur la longue table de son esprit chacune des données de l’événement et les observait une à une dans le but d’y mettre de l’ordre et une étiquette.
Lucrezia de’ Pazzi gardait le silence par respect des réflexions intenses de ses compagnons, mais s’étonnait de voir des hommes d’action comme eux se laisser ébranler par si peu. Après tout, la peste était partout, prélevant tous les jours et dans chaque ville son quota d’enfants et d’adultes… Alors, où était le drame ?
Zoroastre, soucieux, triturait tour à tour les rênes et la crinière de son cheval. Depuis qu’il s’était découvert capable d’empathie envers Riario, d’autres barrières étaient tombées et cela ne lui plaisait pas du tout. Il n’aimait pas la perspective de perdre toute objectivité à son égard. Un meurtrier reste un meurtrier et un voleur comme lui était bien placé pour savoir qu’il faut en tout une hiérarchie, qu’il y a des limites à ne pas franchir.
Girolamo, bien loin de toutes ces considérations, s’appliquait à soigner un cheval. Il avait déchiré l’une de ses chemises et en trempait les lambeaux dans l’eau, nettoyait les plaies et les saupoudrait ensuite de la poudre d’argent que Leo lui avait tendue sans un mot…
***
Au sonner de la sixte dans le village le plus proche, ils se sont arrêtés pour manger un peu de pain et de fromage. Ils n’ont pas très faim, le pot-au-feu maison de l’auberge leur pèse encore un peu sur l’estomac et le vin amélioré leur martyrise la tête.
Pour Leonardo et Girolamo, c’est un rappel des lunettes de torture que les bourreaux du « Labyrinthe » fixaient étroitement à leurs yeux pour y déverser goutte à goutte de l’eau de la mer des Carpates, à si forte concentration de sel qu’aucune vie ne s’y développait.
Ils ne quittent même pas leur selle, mais en cette journée printanière, le soleil blesse leurs yeux et ils guident leurs chevaux sous trois oliviers, poussés là comme pour complaire aux voyageurs.
Alors qu’entre eux un silence fort désirable s’est installé, leur parviennent, de plus en plus forts, les cris et injures d’un homme sur le sentier. Il tient un cheval à la bride, un de ces animaux qui clopinent, déjà bien engagés sur la voie de la vie, presque trop las pour lever les sabots en marchant.
Or, voilà que le rustaud se met à donner de puissants coups de pied à la bête puis s’écarte et la frappe de son bâton en la maintenant bien ferme au licol.
Encore et encore.
L’animal hennit, autant de révolte que de douleur, le Comte l’entend, il connaît les chevaux et leur langage.
Ses compagnons le voient se lever d’un bond et marcher d’un pas furieux jusqu’à l’endroit où l’homme, inconscient de son approche, continue à frapper. De plus en plus fort, s’étranglant de grossièretés et de colère frénétique.
Dans un seul geste, qu’aucun de ses compagnons n’a le temps de décomposer, Riario saisit le licol au-dessus de la main qui le tient déjà et, de la main droite, dégaine sa rapière pour trancher net le cou du paysan d’un geste large et précis.
L’homme porte les mains à sa gorge ouverte, les yeux éperdus de stupeur. De la semelle de sa botte, le Comte le pousse à hauteur de la poitrine, vers une chute dont il ne risque pas de se relever.
Déjà, le soldat s’en est détourné pour ausculter le cheval. Il le caresse et lui parle avant de le tirer doucement par les rênes. La bête le suit sans rechigner.
Leo et Zo sont descendu de cheval. Debout, la bouche entr’ouverte, ils réalisent ce qui s'est passé sous leurs yeux et qu'ils ont à peine eu le temps de comprendre.
Quand Girolamo les rejoint, il ne regarde personne et ne dit rien. Nico lui tend l’outre de vin : « la force est juste, quand elle est nécessaire. » Le Comte lui sourit et le remercie d’un battement de cils.
Le jugement de leur cadet plonge Zo et Leo dans une perplexité plus grande encore.
***
« Je vous ai connu plus pointilleux en matière de montures, Capitaine Général ! ricana Carlo de’Medici , le regard fixé sur le cheval rescapé que le Comte tenait aux rênes.
— Je vous ai quant à moi connu plus circonspect sur vos fréquentations, De’ Medici.
Ils se regardèrent un instant avec défi, puis l’homme se tourna vers Leo :
— Que dites-vous de notre lieu de rendez-vous, signor Da Vinci ? Cette clairière accueillait autrefois un temple dédié au Dieu Mithra, mais le temps et les guerres ont eu raison de lui.
La voix de Leo était tendu à l’extrême :
— Nous ne sommes pas ici pour discuter de croyances ou d’architecture. Finissons-en une fois pour toutes avec ce foutu Livre des Feuilles. Vous vouliez la page, la voici. Il tendit un cylindre en carton : ne croyez pas un instant que je fais confiance aux Fils de Mythra pour en faire bon usage, mais une promesse est une promesse. Puisque notre libération était à ce prix…
Carlo de’ Medici sortit la page de son étui et la déroula. Son regard s’alluma.
— Pour vous prouver que nous ne sommes pas aussi pervers que vous le pensez, je vais faire un geste supplémentaire en votre faveur… Il ferma les yeux, passa la paume de la main sur la feuille et la montra à Leo : tenez, regardez vous-même.
Le peintre s’approcha et retint un moment son souffle :
La liste. La liste a disparu, murmura-t-il en se tournant vers Zo, ton nom n’y est plus, ni aucun autre d’ailleurs.
Et grace aux pouvoirs du livre, ils ont disparu de toutes les autres listes existantes, précisa De’ Medici, vous êtes désormais à l’abri des poursuites de l’Inquisition. Il n’en est hélas pas de même pour vous, Comte, vous êtes toujours sous le coup de la loi vaticane bien entendu. Allez savoir pourquoi , votre père a toujours sa strangulation en travers de la gorge et bizarrement le nouveau Pape ne vous est guère reconnaissant d’avoir fait place nette en sa faveur.
J’y survivrai… ou pas, en tout cas cela ne gâchera ni mes jours ni mes nuits.
Très bien. Alors, Madame et Messieurs, il ne me reste plus qu’à vous laisser poursuivre votre périple vers Lyon… Faites attention tout de même, la peste y règne, comme presque partout ailleurs.
Et sur ces mots faussement bienveillants, il remit le précieux document dans son étui, glissa le tout dans son sac de selle et remonta sur son Alezan.
Un signe de tête et il était parti.
Bon vent, vermine ! commenta Zo.
Et que faisons-nous à présent ? demanda Leonardo.
Lucrezia a toujours besoin d’un refuge, remarqua Nico, pourquoi ne pas prendre contact avec votre ami de Moulins , comme prévu, Maestro ?
Oui ! Excellente idée, la crevette, dit Zo.
Machiavelli fronça les sourcils et, d’un air excédé, secoua sa belle chevelure d’ange :
Si Girolamo n’y voit pas d’inconvénient, c’est avec toi que je prendrai ma prochaine leçon : j’ai assez envie de tester ma rapière sur ton cuir épais ! »
Tous sourirent de cette passe pour rire, mais pas le Comte. Il fixait le cours du ruisseau, le regard plongé bien profond dans ses eaux tumultueuses.