L'histoire que l'on veut écrire.
Chapitre 18 : Lâcher-prise.
1484 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 18/02/2020 17:45
De l’enseigne qui battait au vent, Leo n’entendait rien. Elle grinçait pourtant comme un jour mal levé, de mauvaise humeur, toute disposée à s’envoler pour peu que l’une de ses fixations rendît l’âme.
Elle rêvait de campagne, ou d’autres rues ; elle rêvait d’autres lettres, de se parer d’autres couleurs que ce vert délavé et ce jaune assagi…
Cet étranger, là, sur les marches descendant vers le lavoir, ne pouvait-il avoir l’envie soudaine de la décrocher et de l’emporter en souvenir ?
Mais non. Qui la regardait encore, une fois passé le premier coup d’oeil ? Personne. Son propriétaire encore moins que les autres. Souvent, il la laissait couverte de fientes de pigeon ou de moineau pendant une éternité et sans la pluie, il y a bien longtemps que son nom serait illisible.
« Saint-Saturnin », qui était-il donc celui-là pour mériter une enseigne à son nom ? Mais quel ennui ! Quel ennui !
Leonardo observait une femme qui frappait son linge à grands battements de bras. Elle n’était pas jeune, elle aurait dû être dispensée d’une tâche aussi fatigante. L’ombre d’un instant, il regretta de ne pas être à la place de ce drap ainsi malmené. Parce qu’il le méritait. Parce qu’il avait été crédule et naïf et aussi, aveuglé par une confiance en soi aussi criminelle que méprisable.
Il avait cru en la sagesse des hommes… Ou plutôt non, plus grave que cela, il ne s’était même pas posé la question de savoir ce qu’ils feraient de ses armes « défensives ».
Un volet s’ouvrit, derrière la lavandière, à l’autre extrémité de la place et un homme apparut à la fenêtre. Il se mit à chanter, tonitruant :
« Je m’y levai par un matin,
La fraîche matinée,
Et m’en entrai en un jardin
Pour cueillir giroflée… » *
Non loin de là, Girolamo sortit d’une rue étroite, marchant à côté de Dante. Il fit une halte et leva le nez vers l’homme-coq puis murmura quelque chose à l’oreille de son cheval. Ses cheveux dansaient comme une flamme noire sur sa tête. Il n’était plus tout à fait ce Comte à port hautain, à l’uniforme impeccable et conservait pourtant cette distinction glacée qui le coupait d’autrui.
Comme il avait eu raison, lui, au sujet du Livre des Feuilles ! Le monde n’était pas prêt pour accueillir trop de nouvelles connaissances. Le serait-il jamais ? Si on leur offrait de la poudre, certains hommes en faisaient des feux d’artifice pour faire la fête avec leurs semblables, tandis que d’autres en chargeaient leurs arquebuses et canons pour en tuer le plus possible.
Oh ! bien sûr, ce n’était pas par souci de paix qu’Alessandro della Rovere avait voulu conserver la page du précieux livre dans les archives du Vatican, il n’avait vu là qu’une manière de conserver au service du pouvoir papal une connaissance sans limites, hors de portée de ses adversaires. Mais Riario, lui, avait pressenti le danger. Indéniablement plus méfiant que Leonardo, il savait ce que les hommes feraient d’un déferlement de nouvelles techniques et de savoirs encore cachés.
Si Leo avait daigné l’écouter, au lieu de ne voir en lui que le bras armé de Rome, il se serait méfié des Fils de Mithra et aurait sans doute évité la mort à plus de huit cents hommes, parmi lesquels son père.
Le passage de la femme du lavoir le sortit de sa sombre rêverie. Elle se pencha vers lui dans un souffle de savon qui vint lui caresser les narines et posa une lourde main rouge et fripée sur son épaule : « Lâche prise, mon garçon. Il y a des moments où c’est encore la meilleure solution. »
Elle se retourna sans ôter sa main de l’épaule de Leo pour observer le cavalier noir qui les avait à présent rejoints et ajouta à l’oreille de son protégé : « Celui-là sera ta perte ou ton salut. Rien de moins.
— Rien entre ces deux extrêmes ? sourit Leo.
— Non. Ce sera l’un ou l’autre.
Elle lui sourit encore puis reprit son chemin.
— Pour paraphraser Da Peretola, remarqua Girolamo, “ Là où Leo tombe, les coeurs succombent “.
Leo se remit debout et donna une généreuse claque à l’épaule de son compagnon :
— Tu seras ma perte ou mon salut, selon elle.
— Oui… eh bien !, on s’en doutait déjà, non, que nous étions tous les deux damnés ? Il avait ce petit sourire retenu que Leonardo adorait. Il l’embrassa et Girolamo aussi passionnément en retour. As-tu pris une décision, Artista ? murmura-t-il, le regard avide.
— Oui. Je ne veux plus avoir affaire de près ou de loin avec ce maudit livre. Le monde peut bien être détruit, je vais donner la page à Carlo de’ Medici. Qu’ils aillent se faire pendre ! Nous partons pour Lyon aujourd’hui même.
— Enfin ! Je pensais que tu ne lâcherais jamais prise ! »
***
Au Saint-Saturnin, ce soir-là, l’ambiance était, pour user d’euphémisme, plutôt à l’allégresse. Pour célébrer leur départ et leur souhaiter bonne route, le patron avait en effet concocté un pot-au-feu à sa manière et sorti ses meilleures bouteilles de vin. Ce n’était pas tous les mois que l‘on avait la chance de recevoir des hôtes si bons payeurs et dans ce domaine, le Comte s’était montré généreux avec tout le personnel.
De la porte de sa cuisine où il faisait une pause en s’éventant avec une serviette, l’aubergiste, rouge de labeur mais surtout de plaisir, contemplait son oeuvre si bien orchestrée.
Au bout d'une demi-heure seulement, tous les clients avaient été invités à s’asseoir à la table des cinq voyageurs italiens et l’on y avait très vite chanté et plaisanté avec entrain.
Mais on n’en était plus là, tant s’en fallait !
Le plus surprenant était naturellement le Comte Riario, qui pour une fois avait laissé dehors sa rigueur et sa froideur. Car lui aussi subissait les effets des épices bien choisies et autres « embellissements » apportés à la recette traditionnelle du pot-au-feu : assez de sauge pour rassasier un veau, une poignée de clous de girofle, du millepertuis et de l’ail à volonté… de quoi faire crever le plafond aux appétits charnels de tous… sans oublier juste ce qu’il fallait d’herbe du diable — mais pas de quoi les empoisonner, bien-sûr, là n’était pas le but.
Ainsi, en ce moment même, Lucrezia de’ Pazzi délaçait son corsage et implorait le jeune Machiavelli de lui caresser tout le corps. « J’ai besoin que l’on me touche, Nico, longtemps et partout ! » Ce à quoi il s'appliquait de très bonne grâce.
Da Peretola embrassait le Comte avec furie, pour le bâillonner, car Da Vinci avait décrété : « je veux passer sous la table et te faire crier tous les noms du ciel et des enfers ! »
Parole tenue !
(Oui, pensa le patron en caressant sa bedaine, on pourrait dire qu’à côté de mon auberge, le « Palais des jouissances » de la belle Madame Deléglantier passe ce soir pour un monastère.)
Et l’on recommandait du vin, et l’on donnait de généreux pourboires à Jeannette… Et pas seulement pour le service ordinaire.
De plus, entendant l’ambiance en passant, d’autres clients étaient à leur tour tentés et comme l’aubergiste avait fait suffisamment de bouillon pour rassasier un régiment, ils en burent, eux aussi, tout disposés au bout de deux écuelles à prêter leur partenaire à qui en était dépourvu.
C’est bien à regret que l’homme abandonna son poste d’observation pour ses fourneaux. Mais déjà, hochant la tête, il se promettait de renouveler l’expérience sans tarder.
***
Au petit matin, réveillés par la chanson de l’homme-coq de la place, les cinq compagnons de voyage se dévisagèrent d’abord longtemps, navrés de voir sur les traits des autres le naufrage de leur propre bonne mine.
« Pas un mot sur la soirée d’hier, prévint Girolamo en se levant comme un vieillard, je coupe la langue au premier qui m’en parle. »
Ce qui fit naître à la bouche de ses amis le premier sourire de la journée.
* https://fr.wikisource.org/wiki/Je_m’y_levai_par_un_matin