L'histoire que l'on veut écrire.

Chapitre 20 : Petites confidences entre amis.

Chapitre final

2562 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/03/2020 18:28

Charmes-sur-Rhône les mettait à une bonne demi-journée de Lyon. C’est là qu’ils s’arrêtèrent pour la nuit, non loin du village, au bord d’une rivière appelée l’Embroye.

La douceur du soir les invitait à jouir de la nature, à attendre le spectacle d’un beau ciel étoilé, le toit que tous les rêveurs aiment à avoir sur la tête.

Lucrezia fut la première à s’assoir auprès du feu de camp préparé par Zo. Les yeux fixés sur les flammes, un léger sourire aux lèvres, elle embrocha un morceau de pain sur une tige de métal fourchue et le présenta au feu.

« Jolie petite fourche, commenta Zo, en s’asseyant à ses côtés.

— Faite pour moi par le forgeron de ma famille… J’ai toujours rêvé de ce genre d’aventure, tu vois et je lui ai demandé de me faire une fourchette à la manière des orfèvres, mais en version plus longue et plus rustique, capable d’affronter les flammes d’un feu de camp ou de l’âtre.

— Alors, notre diable de périple te plaît ?

— Pour ne rien te cacher, je redoute sa fin. Saurai-je encore me plier aux habitudes des dames de mon monde ? Si je trouve un poste de dame de compagnie, ne dénoterai-je pas, avec mes allures de garçon manqué ? Ce voyage les a confortées et, en compagnie exclusive d’hommes, j’ai bien peur que mon attitude se soit tant soit peu relâchées.

Le pain grillé embaumait déjà. Nico vint à son tour s’asseoir et, voyant son regard de jeune homme affamé; Lucrezia lui tendit le morceau au bout de sa fourchette :

— Priorité à l’appétit de la jeunesse !

Il rougit et sourit :

— Vraiment ?

— Oui, allez ! Girolamo a acheté du pain pour un régiment quand nous étions à Bourg-Saint-Andéol. Quand je lui ai fait remarquer que c’était trop, il m’a rappelé que pour les garçons de ton âge, 'trop’ était un concept aussi vague que l’existence des anges.

— Ha ! s’esclaffa le jeune homme en prenant le pain avec précaution, il m’a vu à l’oeuvre sur le nouveau continent : il sait que les doubles rations ne me font pas peur. D’ailleurs, il m’a fallu beaucoup de détermination pour me priver de nourriture au début de notre voyage vers le Nouveau Monde sur le Basilic… Je refusais de manger en signe de protestation, pour montrer ma fureur… et puis, Zita et lui m’ont montré à quel point c’était infantile.

Zo expliqua à l’attention de Lucrezia :

— Ce chien de Riario m’avait fait jeter à la mer pieds et poings liés… J’aurais dû mourir. Nos relations ont toujours été vachement compliquées.

— Rivalité amoureuse .

— Je refusais de l’admettre jusqu’à il y a peu, mai oui, il y avait de ça. Ça et beaucoup de mépris…. Les nobles, pour moi, étaient tous des veaux endimanchés, incapables de se gérer, des foutus lâches même pas dignes de confiance. Je détournais les yeux pour ne pas m’obliger à voir sa valeur et lui faisait la même chose. 

— Comment t’es-tu sorti de ce mauvais pas, de la noyade je veux dire ?

— Les serrures n’ont pas de secret pour moi, ni celles des portes, ni celles des cadenas. Je venais de voler une ceinture très ancienne chez un collectionneur et j’avais eu la bonne idée de la mettre à ma taille. La boucle m’a servi à crocheter le cadenas de la chaîne à mes chevilles… Dans l’eau, quand les jambes sont libres, on est sauvé, hein ! conclut-il avec un clin d’oeil.

— Eh bien, on échange des anecdotes ? dit Leo un peu plus tard, en s’asseyant face à Lucrezia. Dites, ça sent bon par ici !

Elle lui tendit à lui aussi un morceau de pain grillé :

— Nico vient de nous avouer avoir commis un faux en écriture pour que sa belle puisse régner sur Florence en l’absence de mes grands-parents, Lorenzo et de Clarissa…

— Vanessa refusait de faire valoir ses droits, j’ai juste forcé un peu la main, mais en tant que mère de l’héritier des Medici, la régence lui revenait et je savais qu’elle avait le caractère qu’il fallait pour régner.

— Surtout avec toi dans l’ombre, souligna Leo avec un sourire.

— Avec ou sans moi… son bon sens était infaillible… Jusqu’à ce que l’ambition vienne le troubler.

Le silence s’installa entre eux au plus mauvais moment, alors que Girolamo prenait place entre Leo et Lucrezia après avoir à son tour accepté le morceau de pain grillé.

Il observa tour à tour les visages pensifs et se jeta à la merci de la vérité comme David devant Goliath :

« Je comprends, croyez-moi, que mon acte d’aujourd’hui vous plonge dans la perplexité. Je le comprendrai aussi si vous me dites préférer poursuivre votre voyage sans moi…

Les autres se tournèrent vers lui, surpris ou incrédules :

— Quoi ? Non ! Non, ce n’est pas ça, dit Nico. Nous étions en train de partager des souvenirs et le passé nous a pris dans ses rets, c’est tout.

— Oui, c’est cela qui nous rendait songeurs, dit la jeune femme en posant une main sur son bras, nos souvenirs nous ont rendus nostalgiques.

Le Comte relâcha l’air qu’il retenait dans ses poumons :

— Ha ! Sa voix se fit plus rauque, il baissa les yeux : alors, pour la première fois face à certains d’entre vous, je vais jouer le jeu des souvenirs. Je vais museler ma pudeur et enfreindre tous mes principes de retenue… Il prit un morceau de fromage dans son sac, et se mit à le triturer : Leo le sait déjà, j’ai été abandonné à ma naissance et, dans un premier temps, recueilli dans un monastère de Bénédictines. Lorsque j’ai atteint l’âge de cinq ans, des moines sont venus me chercher dans le but de faire de moi l’un des leurs. Dans l’ensemble, ils me traitaient décemment, voire avec affection, et je nous fais grâce à vous comme à moi, du récit des comportements d’autres membres de la congrégation. J’étais, aux dires de ceux-là, un joli garçon. Je leur plaisais un peu trop. Par bonheur, mon père, Alessandro della Rovere finit par me retrouver. Oui, j’étais bien son fils, mais il m’ordonna de toujours l’appeler « oncle ». Comme il avait d’autres vues pour moi que le monastère, il y envoya chaque jour un maître d’armes, tenu de me livrer à quinze ans, convenablement préparé à l’école militaire vaticane et, si possible, bien mieux que d’autres. Je devais exceller, pour lui faire honneur.

J’étais frêle, étant enfant. J’ai dû me battre comme un diable, de toutes mes forces et, pour supporter la discipline et les sanctions, étouffer ce qu’il restait de tendre en moi. me montrer suffisamment imperméable et résistant pour plaire au père que je venais miraculeusement de retrouver. 

Voilà comment je me suis construit, une couche de carapace après l’autre. L’original erre encore quelque part, au plus profond, mais il ne se montre que dans des circonstances propices et seulement avec certaines personnes. 

Il y a quatre ans, j’ai rencontré un homme étrange qui m’a confié une clef en me disant que l’histoire n’était qu’un mensonge et que je devais me mettre en quête du Livre des Feuilles, dont le contenu bouleverserait ce que nous prenions pour des connaissances, qui n’étaient parfois que superstitions ou inventions. Il me prévint que je rencontrerais un rival que je reconnaîtrais immédiatement et qu’ensemble, bien qu’avec des buts opposés, nous partirions à la recherche du précieux Livre. 

Il osa un regard de biais et un léger sourire à l’attention de Leonardo, puis en revint au problème du jour :

Je ne demande à aucun d’entre vous de m’excuser. Je n’ai pas besoin que l’on me pardonne mes péchés. Plus maintenant. Même pas Dieu. Ce temps est révolu où je courais le monde en compagnie de mes adversaires d’alors dans l’espoir stupide d’une absolution.

Mais nous voyageons ensemble, c’est pourquoi j’ai mis ma fierté de côté pour vous livrer au moins ça. Cependant, ne vous méprenez pas : si la même scène se reproduisait demain, j’agirais de même. Notre prétendue supériorité d’être humain est à prouver à chaque instant, et plus encore devant les êtres plus faibles ou en situation de dépendance envers nous. C’est ce que je crois et voilà au moins une croyance qui me collera à la peau jusqu’à la mort. »

La nuit les étreignait à présent de fraîcheur, mais ils n’y prêtaient guère attention. Les crapauds et leur rengaine lancinante, les appels des oiseaux de nuit et les frémissements de l’eau toute proche n’étaient qu’un bruit de fond indistinct, un orchestre qui jouait en sourdine derrière les images dans leur esprit. 

Pris d’une torpeur propre à la méditation, ils goûtaient la saveur de leurs échanges et retrouvaient les sensations que l’on éprouve lors de toute découverte. Comme la surprise d’un plat très épicé après un plat suave. L’homme le plus distant et le plus secret qu’ils connaissaient venait de leur montrer les contours flous d’une enfance gâchée, d’une vie tracée par autrui sur laquelle jusqu’à présent il avait eu très peu d’emprise. Ils comprenaient que seule la rencontre du rayonnant et conquérant Leonardo lui avait fourni les clefs — encore des clefs ! — de ses aspirations propres.

Lucrezia fut la première à émerger de cette réflexion partagée :

— Je crois savoir ce qui nous a volé les mots après l’incident de ce matin, dit-elle en fixant le Comte. Ce ne sont ni la stupéfaction, ni des reproches à votre égard, Girolamo, mais bien une tentative de positionnement personnel. Je crois que nous nous demandions tous où nous en étions du point de vue éthique et philosophique devant cette réaction que vous avez eue : la condamnions-nous ou l’approuvions-nous ? Et pourquoi ? Quelle valeur attribuons-nous à un homme ? Peut-il, doit-il, même, tout se permettre ? D’où lui vient sa suprématie et que doit-il en faire ? 

— Lucrezia a raison, dit Zo. Moi aussi je me demande toujours où j’en suis. Putain, Riario, vous venez de prendre une vie et je ne parviens pas à vous le reprocher ! Ça fait de moi un putain de complice passif. Du moins sur le plan moral. C’est une idée qui me chamboule sacrément la cervelle, je vous jure ! 

Le Comte eut un de ses petits sourires tendus à la commissure des lèvres : 

— Je sais. J’en suis désolé. Pour toutes les injures que j’ai pu vous servir, il y a au moins une chose dont je n’ai jamais douté : comme Leo, et peut-être plus encore que lui, vous êtes foncièrement généreux et altruiste. Vous l’avez soutenu dans toutes ses folles entreprises parce que vous voyiez le bien qu’elles pouvaient apporter aux hommes. L’humain est au centre de votre philosophie, le crime est donc inadmissible.

— Alors, putain ! s’écria Zo, pourquoi je ne me jette pas sur vous, comme je l’ai fait si souvent, pour vous le faire payer ?

— Ça, c’est une question à laquelle toi seul peut répondre, intervint Nico. Comme chacun de nous. Il fronça les sourcils et trancha : pour moi, on n’est humain que si on se conduit en tant que tel, avec raison et coeur. 

— Ce n’est pas toi, protesta Leo, qui disais l’autre jour que dans l’idéal un dirigeant devait être aimé et craint et que si les deux n’étaient pas possibles, il valait mieux être craint ? Si tu transposes ce principe au paysan, il était le maître du cheval et devait donc se faire craindre de lui, non ?

— Non. D’une part, nous ne savons pas s’il a jamais tenté de se faire aimer de l’animal et, d’autre part, la crainte ne recourt de préférence pas aux coups, mais bien à une attitude ferme, mais honorable… Vous souriez, Girolamo. Vous reconnaissez votre griffe dans ce principe, non ?

— Mais tu as sensiblement amélioré les prémisses du raisonnement en y ajoutant la notion d’amour.

— Comme vous l’avez fait vous même plus tard, dans l’action, sourit le jeune homme.

Riario rit :

— J’ai eu une révélation !

— La même qui n’a pas encore mis sa pierre à l’édifice ? taquina Nico en dardant son regard de ciel provençal sur Leo.

— Shit ! J’espérais passer mon tour, dit ce dernier, doux-amer.

— Alors... Artista, ton ressenti ? Girolamo baissa les yeux et se mit à observer les lignes de sa main avec insistance, jouant machinalement avec la bague qui ne quittait jamais son doigt.

Leo se leva pour faire quelques pas en rond et soutenir ses propos de gestes éloquents :

— Je suis comme Zo, partagé et perdu dans le puzzle de mes pensées. Comment le fait que je tolère cela — la pièce vagabonde du puzzle — va-t-il s’insérer dans l’ensemble, dans l’image idéaliste, dans mon respect de l’homme et de la nature ? Sommes-nous supérieurs aux animaux et si oui est-ce une raison suffisante pour se comporter avec eux comme bon nous semble ? D’un autre côté, la faiblesse manifeste d’une victime de mauvais traitements justifie-t-elle la mise à mort de celui qui les inflige ou bien toute vie, y compris celle du bourreau, est-elle sacrée ? Et quand il y a décision, qui a le droit de la prendre ? Tout humain est-il l’égal de son semblable ou bien un comportement bestial le disqualifie-t-il d’office ? Je suis perdu… Il donna un coup de genou dans le dos de Riario : merci pour ce casse-tête, Comte !

— En gros, si on ne parvient pas à dormir cette nuit, on te le fera payer au petit matin, Ta Seigneurie ! fit Zo en se levant.

Girolamo leva les mains et les yeux au ciel :

— Que Dieu me vienne en aide, je suis cerné de barbares ! »

Ils riaient doucement en allant se blottir les uns contre les autres pour dormir.

Alors que la lune les fixait avec son insistance habituelle, entraînant Leo sur le chemin tortueux des découvertes encore à faire, il murmura à son compagnon :

« Tu ne m’avais jamais dit que tu avais toi aussi rencontré Al-Rahim !

— Hmm… pas Al-Rahim, Artista, mon oncle, Francesco. C'est lui qui m'a donné la clef. Il se retourna pour poser les lèvres sur celles de Leo : mais maintenant, Satan aimerait dormir, si tu le permets. »


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