Cyberpunk 2051
Chapitre 4 : Ceux qui brillent, ceux qui traquent.
3050 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour il y a environ 1 mois
Dehors, la ville grondait sous la pluie acide. Dedans, la nuit ne s’arrêtait jamais. Pas vraiment. Les murs suintaient d’histoires non dites, les lumières étaient sales — vert toxique, rouge sang, mauve glitché. L’air sentait le chrome chauffé, la sueur, et les mégots d’un monde qui avait oublié comment s’endormir. Ils étaient là. Tous. Réunis dans un recoin du bar, autour d’une table marquée par les balles et les années. Silhouettes familières dans un monde qui ne l’était plus. Mac, le vétéran, droit comme une lame. Son regard balayait la salle sans urgence, mais rien ne lui échappait. Il portait encore sa veste tactique, usée, mais entretenue. Dans son dos : un fusil désactivé mais prêt. CherryBit, le chewing-gum coincé au coin des lèvres, fixait son écran projeté à la paume, deux câbles plantés dans la nuque. Elle portait ses lunettes fluo en permanence, même ici, même la nuit. Angel, torse découvert sous sa veste entrouverte, la peau tatouée jusqu’aux clavicules, croisait les bras avec ce sourire trop large, trop calme. Il semblait toujours prêt à rire — ou à tuer. Raze, massive, silencieuse, appuyée contre le mur comme s’il la tenait en place. Ses yeux étaient ceux qui ont vu la guerre… et qui ont décidé de rester. Dye, l’éclair. Il changeait de position toutes les deux minutes, les yeux irisés, les vêtements translucides, le style trop bruyant pour être ignoré, trop instable pour être suivi. Il vibrait au rythme de la ville, mais jamais au même tempo que les autres. Et Noxx. Assise, jambes croisées, la capuche rabattue sur ses cheveux blancs. Les bras chromés jusqu’aux épaules, la peau scintillante comme une interface vivante. Elle ne parlait pas. Elle observait… Et maintenant…
Fixbit.
Elle arriva comme une ombre solide. Pas de frime. Pas de pause dramatique. Juste… elle. Un hoodie noir, trop grand, troué aux coudes. Un sac à dos écrasait ses épaules, gonflé à craquer de pièces mécaniques et de souvenirs crasseux. Des bottes lourdes, pleines de boue séchée. Des câbles dépassaient de ses manches. À sa main gauche, un gant renforcé, customisé à la va-vite — pour réparer vite, frapper juste. Ses cheveux étaient tirés en arrière, attachés en un chignon haut, pratique, mal fait, comme on s’attache quand on bosse plus qu’on vit. Quelques mèches s’en échappaient, collées à sa tempe par la sueur. Elle avançait comme on revient d’un long détour. Pas comme on entre. Pas un mot. Pas un cri. Juste un regard circulaire, qui embrassa toute la salle. Elle les vit. Et eux, la virent. Un bref battement. Comme si, malgré toutes leurs fissures, l’équipe venait enfin de se refermer. Fixbit posa son sac dans un coin, fit craquer son cou, puis soupira. Son visage était fermé mais franc, marqué par les nuits sans sommeil et les jours à se battre contre la rouille, les bugs et les douleurs qu’on soigne à l’alcool de contrebande. Elle avait l’air de quelqu’un qui avait mal… mais qui tenait. Elle s’approcha. S’assit. Et dit, d’un ton calme, avec ce foutu accent français qui tranchait dans l’air saturé de synthétiseur :
— J’ai raté quoi ? demanda Fixbit, en s’asseyant sans cérémonie, le dos encore chargé de la route.
— Rien d’important, t’inquiète, répondit Dye en haussant les épaules. Juste la guerre, le chaos, la résurrection d’un démon cyborg et un pactole à six chiffres.— Ah. Tranquille, souffla Fixbit avec un demi-sourire, comme si elle venait de demander la météo.
Les verres s’entrechoquèrent. Les blagues fusèrent. Fixbit s’assit, et CherryBit lui lança un paquet de chips comme si c’était un lingot. Ils riaient. Pas comme des gens qui survivent. Comme des gens qui vivent encore malgré tout. Plus tard. La fête avait ralenti. Angel dormait à moitié sur l’épaule de Raze, bras tatoué pendu sur le dossier. Mac envoyait des messages cryptés sans lever les yeux. Fixbit et Dye parlaient tech, implants, et doigts manquants. Et Noxx, elle, était vautrée contre le bar. Tête posée sur son bras, les yeux mi-clos. Un verre à moitié vide devant elle.
Hexa s’approcha. En silence. Il s’accouda. Juste à côté.
— Tu tiens encore debout, super-soldate ?
— Je suis assise. Et je saigne que de l’intérieur, donc tout va bien, murmura Noxx, la voix plus rauque que d’habitude, presque avalée par le bourdonnement grave de la musique.
Son souffle sentait encore l’alcool bon marché, et un vieux goût d’acier lui collait à la langue — celui des munitions brûlées, ou peut-être de son propre chrome surchauffé. Son bras gauche vibrait faiblement, engourdi par les contrecoups du protocole. Mais elle ne bougeait pas. Juste cette phrase lancée comme une évidence, un constat clinique, usé.
Face à elle, Hexa sourit en coin, sans ironie.
— Belle victoire, répondit-il doucement, comme on pose un pansement sur une plaie qu’on ne peut pas refermer.
Un silence flotta entre eux. Le genre de silence qui pèse un peu plus que l’air, qu’on entend même sous les basses de l’Afterlife. Noxx haussa une épaule, lentement, sans tourner la tête vers lui. Son regard était figé sur les reflets d’un verre vide, les pupilles comme noyées dans la lumière rouge des néons. Elle ne sentait plus vraiment ses jambes. Son dos collait contre le cuir usé du tabouret, tiède d’un autre corps. L’odeur dans l’air était un mélange de sueur séchée, d’électronique chauffée, de sang discret et de parfums trop agressifs portés par des clients qui pensaient encore avoir quelque chose à prouver. Elle ne répondit pas. Juste ce petit geste, cette épaule qui se soulève, comme une vague fatiguée. Et Hexa, lui, ne dit rien non plus. Il resta là, accoudé près d’elle. Silencieux. Présent. Parce que parfois, c’est ça qu’il faut. Juste rester.
— Ouais… Merci à… CERISE, murmura-t-elle, la voix voilée par l’épuisement. Elle traîna sur le nom comme on appuie sur une plaie, juste assez pour vérifier si ça saigne encore.
Le néon au-dessus d’eux clignotait par intermittence, baignant son visage dans une lumière blafarde, presque chirurgicale. Elle ne bougeait pas. Seule sa main droite tournait lentement le verre entre ses doigts, laissant des traces grasses sur le cristal, mêlées de sang sec et d’huile chromée. L’odeur âcre du bar – sueur, métal, désinfectant bon marché – semblait soudain plus présente. Hexa l’observait. Il ne disait rien. Mais son regard était une question à lui seul.
— Justement, souffla-t-il enfin. C’était quoi, ça ?
Elle ne répondit pas tout de suite. Ferma les yeux. Un soupir s’échappa, long, contrôlé, comme si elle relâchait enfin la pression contenue depuis des heures. Puis un rire. Léger, rauque. Un son brisé, entre la moquerie et la fatigue nerveuse.
— T’es pas le premier à demander, lâcha-t-elle, le sourire tordu, presque triste. Elle se redressa un peu, ses épaules craquant sous la tension.
Elle releva lentement les yeux vers lui, et dans ce mouvement, il vit tout : la lassitude, la colère sourde, la fierté d’avoir tenu. Mais aussi cette chose fragile, tout au fond — ce fil de doute qui vibrait encore malgré les victoires. Et pendant une seconde, Hexa eut l’impression de regarder quelqu’un qui avait survécu à l’enfer… mais qui ne savait plus exactement pourquoi.
— CERISE, c’est un protocole d’urgence. Programmée avec CherryBit, activable que par nous deux. Une IA d’adaptation tactique avancée.
Elle parlait d’une voix basse, posée, presque distante. Comme si elle récitait quelque chose d'appris par cœur, mais dont le sens la dépassait encore un peu. Ses doigts effleuraient le bord du verre, traçant des cercles dans la buée. Autour d’eux, l’Afterlife vivait encore dans un murmure de basses étouffées et de néons battants, mais cette bulle autour d’eux semblait ailleurs. Suspendue.
— Elle scanne la situation, et… elle choisit.
— Choisit quoi ? demanda Hexa, sans brusquerie. Pas par curiosité malsaine. Par besoin de comprendre.
— Ma forme. Mon fonctionnement. Mes priorités.
Elle marqua une pause. Le silence entre eux s'épaissit, comme la fumée qui flottait paresseusement au-dessus des verres. Son regard restait fixe, un peu au-dessus du sien. Comme si elle voyait encore autre chose — une rémanence, une image d’elle-même dans la frénésie de combat, le corps en surchauffe, les muscles mécaniques sous tension.
— Chaque activation est différente. Parfois j’ai des lames. Parfois des ailes. Parfois… une cage thoracique qui explose.
Elle eut un petit rire, sec, sans joie. Une manière de garder le contrôle. Mais ses mains, elles, disaient autre chose. Légèrement crispées. Un tremblement à peine perceptible au poignet gauche. L’adrénaline n’était pas encore redescendue. Ou peut-être que c’était autre chose. La peur. Le vide après la rage.
— La Noxx que t’as vue aujourd’hui, c’était sa version la plus agressive. Elle a estimé que c’était nécessaire.
— Et toi, t’étais où, là-dedans ?
La question flotta dans l’air, légère comme un fil, mais tendue jusqu’à la rupture. Il ne la lâchait pas des yeux. Pas pour la juger. Mais pour être sûr qu’elle existait encore. Qu’elle n’était pas restée coincée quelque part dans cette version d’elle qui tuait sans trembler.
Elle tourna lentement le visage vers lui. Son regard était fatigué, creusé. Plus noir que d’habitude. Plus loin, surtout.
— En arrière. Très loin derrière.
Elle n’expliqua pas. Elle n’avait pas besoin. C’était comme ça. Quand CERISE prenait le dessus, elle… reculait. Et dans cet espace qu’elle quittait, quelque chose d’autre s’installait. Quelque chose d’efficace. De froid. D’inhumain.
Un silence les enveloppa. Le genre de silence qui n’a pas besoin d’être rempli. Un silence où même les néons semblaient retenir leur souffle. La buée du verre se mêlait à la moiteur ambiante du bar. L’odeur d’alcool bon marché, de câbles chauds et de peau fatiguée emplissait l’air.
— C’était impressionnant, dit-il enfin. Flippant.
— C’était… utile.
Elle haussa légèrement les épaules, comme pour balayer le compliment. Ou peut-être qu’elle ne savait juste pas quoi en faire. Son ton n’était ni fier, ni détaché. Juste… lucide. Comme si elle savait exactement ce qu’elle valait — et ce que ça coûtait.
Hexa hocha lentement la tête. Il détourna brièvement les yeux, comme pour avaler ce qu’il venait d’entendre. Puis il sourit. Un de ces sourires vrais, fatigués, qui viennent du fond de la poitrine.
— Cette équipe… c’est une vraie famille, hein ?
Elle plissa un peu les yeux, méfiante par réflexe. Puis, doucement, elle esquissa un sourire. Léger. Vrai. Il étira les coins de sa bouche sans effort. C’était rare chez elle, et ça n’en avait que plus de poids.
— Presque. Mais ouais… ça s’en rapproche.
Il s’inclina un peu vers elle, posant son coude sur le bar. Il avait ce petit rire en coin, ce ton à la fois sincère et joueur.
— Et toi ? T’en fais partie ?
— Peut-être. Quand j’ai pas la flemme.
Elle se permit une gorgée. Le liquide lui brûla la gorge, fit vibrer quelque chose dans sa poitrine. Un rappel qu’elle était encore là. Encore vivante. Et qu’elle pouvait encore rire.
Elle reposa le verre avec soin. Pas de geste brusque. Comme si tout pouvait se briser à tout moment. Même elle.
— Tu parles trop, l’Observateur.
— T’es pas assez claire, la snipeuse.
Il répliqua avec un sourire tranquille. Pas pour la piquer. Pour la rejoindre. Sur son terrain. Elle le regarda, doucement. Quelque chose passa entre eux. Puis, sans prévenir, elle tendit la main.
— Donne.
— Quoi ?
Il haussa un sourcil, mais elle ne répondit pas. Elle prit sa main. La retourna d’un geste calme. Posant la sienne dessus. Sa peau était froide, marquée par des lignes d’implant fins. Il sentit un déclic discret sous sa paume.
Un clic. Une vibration douce. Transfert d’accès.
— C’est ma clé. De mon appart. Tu peux venir. Quand tu veux. Jour, nuit, pluie, fin du monde.
Elle ne plaisantait pas. Chaque mot tombait avec un poids précis. Inamovible. Hexa ne bougea pas. Il entendait encore le fond musical du bar, lointain. Mais ici, maintenant, il n’y avait qu’eux. Un fragment d’abri.
— Parce que si on est une famille, alors les portes doivent toujours rester ouvertes.
Ils se regardèrent. Un long moment. Et cette fois, ce n’était pas une invitation. C’était un pacte. Une promesse silencieuse. Un fragment de paix, dans la ville la plus bruyante du monde. Et peut-être, au milieu de cette cacophonie numérique et humaine… une forme rare de confiance. De celles qui tiennent.
Plus tard dans la nuit...
Pacifica, 3h du matin. La lumière des néons peinait à traverser les rideaux sales de l’appartement suspendu. Des drones passaient loin, comme des lucioles métalliques. Une musique assourdie flottait depuis une fête voisine — ou peut-être un enterrement. CherryBit était affalée dans son fauteuil préféré, un hoodie trop grand sur les genoux, ses ongles tapotant nerveusement la surface de son deck personnel. Elle ne dormait jamais vraiment après une mission. Encore moins après une soirée. Le pactole avait été bon. La fête, encore meilleure. Mais maintenant, seule, elle se connectait. Par habitude. Par paranoïa. Par instinct. Ses doigts activèrent les derniers logs de la mission. Des trucs normaux. Des envois. Des validations. Des traces de vente. Mais quelque chose coinçait.
Une ligne réseau revenait trop souvent. Trop propre. Trop régulière. Un paquet de données pingait en boucle un relais fantôme, à intervalles presque parfaits, comme un battement cardiaque caché dans le trafic. Cherry fronça les sourcils. Elle connaissait les traces habituelles — corpos, militech, agents de bas niveau, flics en surveillance… mais là, c’était autre chose. Un flux passif. Furtif. Qui se fondait dans les couches mortes du Net. Invisible pour un œil non averti. Inhabituel. Pas corpo. Pas militaire. Autre chose. Une autre méthode. Un autre souffle.
Elle recula légèrement, les épaules tendues. Inspira. Une bouffée d’air chaud, vicié, chargé des odeurs de l’appartement : câbles chauffés, nourriture froide, vieux plastique. Puis elle replongea plus profond. Ses doigts dansaient sur la surface sensible de son deck. Interfaces ouvertes, couches dépliées, failles sondées. Un écho. Un rebond. Quelqu’un — ou quelque chose — suivait leurs signaux. Discrètement. Avec méthode. Et pas seulement depuis la dernière mission. Depuis bien avant.
Son cœur accéléra, tambour battant contre ses côtes. Elle ferma une partie des flux en urgence. Claquement de ligne, chute de paquets. Puis, sans hésiter, elle envoya un ping direct à Mac. Pas via la console principale. Pas via le canal comm’ de l’équipe. Une vieille ligne. Une ligne dormante. Sécurisée. Cachée. Elle n’était censée l’utiliser qu’en cas d’urgence absolue.
Il répondit presque aussitôt. Juste en voix. Aucune image. Grognement rauque, typique de sa ligne d’attaque. À peine sorti du sommeil — ou du silence de ceux qui dorment les yeux ouverts.
— Quoi.
Elle parla vite, les mots précipités, bousculés par l’urgence.
— J’ai repassé les logs. Quelque chose ou quelqu’un trace nos sorties net. Pas juste la dernière mission. Depuis avant. C’est pas du flic, pas du corpo. J’sais même pas si c’est… humain.
Silence. Long. Dense. On aurait dit que le monde avait cessé de tourner quelques secondes. Même le bruit de la fête lointaine s’était étouffé.
— Mac ?
Toujours rien. Puis, une inspiration. Et sa voix, plus grave. Plus lente.
— Ferme. Tout. Tout de suite.
Elle n’hésita pas. Obéissance réflexe. Son deck se referma dans un souffle étouffé. Les lignes de code se figèrent. Les connexions tombèrent une à une comme des dominos. Autour d’elle, les lumières ambiantes passèrent en mode nuit. Le violet s’effaça. Le vert s’éteignit. Il ne resta qu’un seul néon, bleu pâle, qui vibrait faiblement au plafond, jetant des reflets liquides sur les murs.
— Mac… c’est quoi ce bordel ?
Un soupir. Lourd. Vieux.
Puis, sans émotion :
— C’est au-dessus de notre ligue, Cherry. Touche plus à rien. Tu dors, tu bouges pas, et demain, t’en parles à personne.
— Mais—
— C’est un ordre.
Et là, elle le sentit. Pas dans le ton. Pas dans les mots. Dans l’absence de tout le reste. Il n’était pas en train de l’engueuler. Il ne la sermonnait pas. Il avait peur. Mac. Celui qui n’avait jamais flanché. Celui qui avait traversé les pires zones de feu sans jamais détourner les yeux. Lui, il avait peur. Et ça, ça ne lui était jamais arrivé.
Cherry resta figée. La gorge nouée. Le souffle court. Elle regarda l’écran noir de son deck, encore chaud de ses doigts. Sa main tremblait un peu, sans qu’elle puisse la retenir. Le silence s’étira autour d’elle, s’infiltra sous sa peau, dans ses circuits. La nuit n’avait jamais semblé aussi dense à Pacifica