Cyberpunk 2051
Appartement d’Hexa
Le soleil passait à peine les vitres blindées de son petit appartement perché entre deux tours de béton. La lumière était pâle, presque hésitante, comme s’il fallait encore convaincre la ville de se lever. Hexa ouvrit les yeux. Pas d’alarme. Pas de vibration. Juste le silence. Il resta couché quelques secondes. Les yeux au plafond. La main sur la tempe, là où les vieilles cicatrices internes de ses implants lui rappelaient encore parfois qui il était.
Kanshisha.
L’Observateur.
Un nom de code qu’il n’avait pas choisi. Mais qu’il avait porté comme une seconde peau, dans le froid métallique des toits, derrière la lunette thermique d’un fusil silencieux. Il se leva. Nu. Silencieux. Sous la douche, il se laissa glisser contre le carrelage glacé. L’eau chaude battait ses épaules, mais il ne bougeait pas. Son front appuyé contre le mur, les yeux fermés.
Dans l’eau, il revit. Des visages qu’il n’a jamais su oublier. Des contrats. Des ordres qu’il n’aurait jamais dû suivre. Des fenêtres. Des cibles. Des départs sans retour. Et puis, il ouvrit les yeux. Se redressa. Et vit son reflet dans le miroir, encore couvert de buée. Il s’y força. À se regarder. Pas l’Observateur. Pas le tireur. Juste Shinji Kurohara Celui qui avait refusé un contrat de trop. Celui qui avait disparu du radar. Celui qui, désormais, partageait des balles pour de l’argent – mais avec des gens qu’il respectait. Des gens qui l’on choisis Il sourit. Pas un petit sourire. Un vrai. Large. Presque idiot. Celui d’un homme encore vivant. Il se sécha. Enfila un pantalon sombre, une chemise parfaitement repassée. Lunettes tactiques sur le front, il ajusta son col, se parfuma d’un spray presque discret. Puis il alluma une cigarette, dos contre la vitre, le regard sur Night City. Un message clignotait sur son implant. Un seul mot. Noxx :
“T’arrives ?”
Il sourit encore. Puis souffla la fumée. Et marcha vers la porte. Le pactole. L’équipe. La fête. Et peut-être un début de quelque chose d’autre.
Atelier souterrain de Fixpic.
L’air sentait le bitume humide et le métal chauffé. Hexa descendait les marches en spirale menant au sous-sol. Il portait son long manteau kaki, les cheveux encore un peu humides de la douche. À la radio interne, il captait encore quelques grésillements de la police en surface, mais rien de leur côté. Mission réussie. Noxx l’attendait en bas, adossée à une vieille bécane démontée.
— Bonjour la snipeuse.
Elle leva les yeux, un sourire aux coins des lèvres.
— T’as mis du parfum ?
— J’viens dans un atelier. Faut faire honneur.
Elle secoua la tête, amusée. Ensemble, ils passèrent la porte dérobée. L’atelier de Fixpic empestait l’huile, l’ozone, et la solitude bien organisée. Les murs étaient couverts de pièces suspendues, d’armes ouvertes en deux, de câbles, d’écrans fracturés qui clignotaient au hasard. Tout vibrait au rythme d’un vieux synthpunk français qui résonnait dans les murs. Fixpic leva à peine les yeux de sa soudure.
— J’vous jure, vous m’avez laissé tranquille vingt-quatre heures, c’est un record.
— C’est l’appel de la fibre optique. répondit Noxx.
— Ou l’appel du "tu peux me vérifier un truc vite fait"…
— Deux trucs, en vrai.
Noxx claqua deux fois dans ses mains et sortit un datapad. Un premier fichier s’ouvrit : les logs de sa bagnole. Un second : les données brutes du protocole CERISE. Fix haussa un sourcil.
— Oh putain. Tu veux quoi cette fois ? Qu’il fasse le café en plus de défoncer des gangs entiers ?
— Je veux battre 8.
— T’es sérieuse.
— Très.
Fix soupira, brancha un câble dans son poignet, attrapa le pad.
— C’est de la folie, tu sais. Ton corps a failli lâcher.
Noxx resta silencieuse. Elle fixait l’écran, concentrée1.
— Je veux que l’IA du protocole comprenne que je suis prête à aller plus loin. Qu’elle anticipe, qu’elle force l’optimisation du ChromaPhase. Qu’elle me déverrouille un niveau plus profond, même si c’est instable.
Fix hocha la tête.
— Va dans la salle, mets toi contre le scanner. Je dois scanner ta colonne à nu.
— Tu regardes pas.
— Toujours pas.
Noxx disparut derrière le rideau noir. Elle ne se montrait jamais. Même à Fix. Même dans l’équipe. Sa peau n’était plus vraiment la sienne. Une couche de chair synthétique dissimulait un réseau d’implants si denses que le métal vibrait sous la surface. Elle se dévoilait à personne. Silence. Puis Fix se tourna lentement vers Hexa.
— Elle t’a parlé de CERISE, hein ?
— À l’Afterlife.
— Et t’es toujours là.
— Elle m’a tendu la main. J’ai pris.
Fix le scruta, curieuse.
— J’te mate depuis un moment. T’es trop propre pour ce monde, Hexa. Trop droit. Ça cache quoi ?
— Juste un type qui sait viser. Et qui commence à croire qu’il a trouvé une équipe.
Fix sourit. Sincère. Premier sourire de la journée
— Pas mal. Pour un sniper de contre-mesure.
— Tu t’es renseignée.
— J’ai des oreilles.
Ils se regardèrent. Pas de tension. Juste de la franchise brute. Fix reprit :
— Elle a besoin de vous tous, tu sais. Même si elle joue les cyborgs détachés. Elle tient à vous comme à ses propres nerfs. Et si elle pousse CERISE plus loin, c’est pas que pour le score. C’est qu’elle sait que ça va devenir plus dangereux.
— Je sais.
Fix posa le pad
— Alors protège là. Même d’elle-même.
Derrière le rideau, le souffle mécanique du scanner vibra.
Puis la voix de Noxx, claire :
— Hé Fix, arrête de séduire Hexa. Il est à moi ce soir.
— Tu rêves, connasse.
— Même pas en rêve.
Hexa sourit. Un vrai sourire. Rare. Fix s’approcha, soudain plus sérieuse. Elle tendit son bras. Lentement. Poignet tourné vers le haut. Hexa comprit. Il fit de même. Leurs poignets se touchèrent. Un clic discret, un échange de données.
Dans l’interface d’Hexa :
>> Autorisation Fixpic [niveau 1]
>> Entrée : Local personnel [FIX_001]
Fix le regarda dans les yeux.
— C’est pas juste une clé. C’est un rappel. Qu’on est une putain de famille. Et que ma porte est toujours ouverte. Il hocha la tête. Et sut, encore une fois, qu’il n’était plus seul.
Scène 10 - Toit de l’atelier
Le ciel de Watson virait au bleu pétrole. Des drones cargo passaient lentement entre les gratte-ciel. En bas, les tuyaux crachaient leur vapeur. Sur le toit, c’était presque calme. Noxx était assise sur le bord, les jambes dans le vide, une bière entamée à la main. Elle fixait un point au loin, là où les lumières devenaient floues. Son manteau tombait en arrière, révélant les lignes métalliques de son cou. Mac arriva sans bruit, comme toujours. Il ne dit rien d’abord. Juste le clac d’une canette qu’il ouvrit, puis s’installa à côté d’elle.
Silence. Long.
— Fix m’a parlé. dit-il simplement.
Noxx ne bougea pas. Mais ses doigts serrèrent un peu plus la canette.
— T’es pas obligée de la croire.
— J’la connais. Elle invente jamais quand ça parle de toi.
Il tourna la tête vers elle. Elle évitait son regard. Il continua, posé :
— T’essaies de rendre CERISE plus dangereux. Tu veux qu’il t’emmène plus loin que la dernière fois. Pourquoi ?
Elle soupira.
— Parce que j’veux pas perdre.
— Contre qui ?
— Le futur. La vitesse à laquelle tout part en couilles. Les corpos. L'inévitable.
Elle baissa enfin les yeux vers lui.
— Parce que je sais que la prochaine fois, on n’aura peut-être pas Cherry. Ou Angel, Raze ou toi. Et que ce jour-là, je devrais être assez pour tous.
Mac la regarda longuement. Puis hocha lentement la tête.
— Tu sais ce que ça coûte.
— Ouais. Et j’suis prête.
Pause. Il prit une gorgée, puis :
— Tu veux plus que battre un score, Noxx. T’essaies de devenir un truc qui ressent plus. Qui calcule mieux.
Elle rit, sans joie.
— Tu crois que c’est nouveau ?
— Non. Je crois que ça date de l’époque où t’étais pas encore Noxx. Quand t’étais Songmoth.
Elle se figea.
— Cherry m’a parlé d’une anomalie. Quelque chose qui nous suit. Quelqu’un, ou pire.
Il se leva, termina sa bière, la posa contre une antenne.
— J’ai besoin d’elle. Pas de toi maintenant. D’elle.
Elle releva les yeux.
— Tu veux dire…
— J’ai besoin de Songmoth.
Ils se regardèrent. Longtemps. Puis elle hocha la tête, très lentement. Quelque chose passa dans ses yeux. Une peur ancienne. Ou un souvenir. Et pour la première fois depuis des années, elle sentit le vertige de redevenir elle-même.
Le ciel avait noirci depuis un moment. En bas, la ville s’agitait déjà sous ses néons de chasse. Le toit, lui, restait suspendu dans un instant rare de silence. Noxx n’avait pas bougé. Toujours assise au bord, la canette vide entre ses doigts. Mac, debout à côté d’elle, lançait des regards vers la ville, puis vers elle. Quelque chose s’était dit. Quelque chose d’important. Mais ni l’un ni l’autre ne parlait plus.
Des pas légers résonnèrent sur l’escalier métallique.
— J’peux ? demanda Hexa, sa voix grave mais douce.
Noxx tourna légèrement la tête. Un sourire discret lui glissa sur les lèvres.
— Toujours.
Hexa arriva, encore en blouson, le col relevé contre le vent. Il salua Mac d’un regard bref mais franc. Derrière lui, Fixpic montait à son tour, clope au bec.
— J’m’incruste juste pour rappeler que si t’as besoin qu’on vérifie ton canon, Mac, t’as qu’à descendre avec moi.
Mac leva un sourcil, mi-amusé.
— J’ai connu plus subtil.
Fix haussa les épaules, désinvolte.
— J’suis pas connue pour ma poésie. Allez, l’ancien.
Mac hésita, puis tapa doucement l’épaule de Noxx.
— Tu sais ce que t’as à faire.
Elle hocha la tête. Il descendit avec Fixpic, sans plus de cérémonie. Le silence retomba. Hexa s’assit à côté de Noxx. Il posa un coude sur son genou, regardant la ville en contrebas.
— Ça va ?
— Mieux.
— C’était tendu, non ?
— Toujours.
Il sourit.
— Il a dit un truc important ?
— Rien que je peux répéter.
Hexa ne répondit pas. Il savait qu’il ne fallait pas insister. Puis Mac revint. Il ne dit rien d’abord. Il s’approcha de Hexa, s’arrêta juste devant lui.
— Fix m’a tout raconté. Ce que t’as vu, ce que t’as fait, ce que t’as accepté.
Hexa le regarda, droit dans les yeux. Mac poursuivit :
— J’en connais, ils se seraient tirés en courant. Toi, t’es resté.
— On laisse pas les siens derrière.
Mac eut un sourire sec.
— C’est ce que je voulais entendre.
Il tendit la main. Ouverte. Solide. Hexa répondit sans hésiter. Poignet contre poignet. Un léger *clic* retentit. Transfert de code. Hexa fronça les sourcils, surpris.
— Les accès à mon appart. Tu les as maintenant.
— Sérieusement… C’est une tradition ici de filer les clefs de son appart à la moindre poignée de main ?
Noxx ricana derrière lui.
— C’est pas une poignée de main.
Il haussa un sourcil.
— Ah non ?
— C’est comme ça qu’on scelle le code MERO.
— Le quoi ?
— Un vieux protocole. T’as le droit de l’activer une seule fois. Pour une seule personne. Tu dis : “C’est lui ou elle.” Et c’est fait. Plus de discussion.
Hexa tourna la tête vers elle.
— Et toi…
Elle répondit avec un demi-sourire.
— J’ai claqué mon unique carte sur toi.
Il la fixa. Longtemps.
— J’devrais me sentir honoré ou flippé ?
— Les deux.
Mac, derrière eux, conclut simplement :
— Bienvenue dans la famille.
Et c’était dit. Pas de drame. Pas de cérémonie. Juste des gens debout au bord du monde, qui savaient ce que ça voulait dire de compter les uns sur les autres.
Plus tard dans la soirée, dans l'atelier de Fixpic
Les lames de lumière des néons se reflètent sur la carrosserie noir mat.
Fixpic est à moitié sous la voiture, jurant doucement en reconnectant une ligne cyberhydraulique.
— Tu sais que ton injecteur d’adrénochrome était en boucle fermée ? Tu roulais avec un délai de réaction de huit secondes. C’est un miracle que t’aies pas fini encastrée dans une vitrine.
Noxx, accroupie à côté, lève les yeux de son écran :
— C’est pas l’adrénochrome qui m’a sauvé. C’est la peur.
— Ça explique l’état du système de freinage.
Fix sort une pièce carbonisée.
— T’as fait fondre un séquenceur.
— Je voulais savoir jusqu’où je pouvais pousser la caisse.
— Bah t’as trouvé.
Elle jette la pièce sur l’établi. Noxx soupire, puis se redresse.
— Tu crois que tu peux intégrer le port du CERISE dans la colonne centrale ? J’veux pouvoir le lancer sans repasser par le module crânien.
Fix grimace.
— Tu veux piloter ton propre mode bourrin depuis le volant ?
— Ouais. Et sans que Cherry panique à chaque fois.
Fix rigole doucement.
— T’as changé.
— J’ai pas changé. J’me prépare.
Un court silence. Fixpic pose les mains sur le capot, l’air plus sérieuse.
— Tu sais que c’est pas que ta bagnole que tu renforces, hein. Tu prépares une sortie. Un truc sale.
Noxx ne répond pas. Fix hausse les épaules, retourne vers son établi. Hexa est là. Assis sur une caisse dans un coin de l’atelier, silencieux depuis le début. Il observe la scène. Les gestes. Les voix. Il n’a rien dit, mais Noxx sait qu’il est là.b C’est à cet instant que Raze entre. Sans bruit. Juste là, dans l’encadrement de la porte du garage. Manteau noir tombant jusqu’aux bottes, queue de cheval impeccable. Son regard balaie la scène — rapide, analytique.
— Vous travaillez à découvert ?
Fix ne se retourne même pas.
— T’inquiète. On a grillé le brouilleur. On le remplace.
Raze avance, sans un mot de plus, jusqu’à la table de données. Elle dépose une puce mince comme une lame.
— J’ai intercepté ça. Il y a moins d’une heure.
Noxx s’approche, récupère la puce. Fix la regarde, soupçonneuse.
— C’est quoi ?
— Une fuite. De l’intérieur. Encryption multiple, structure fragmentée. Mais le type de code…
Elle fixe Noxx.
— …t’as déjà vu ça, non ?
Noxx ne répond pas tout de suite. Elle insère la puce dans son pad. L’écran tremble.
Ce qu’elle voit la fige. Des chaînes de caractères, mais surtout des silences. Des interruptions dans le langage. Trop parfaits. Trop… familiers.
— Je reconnais le motif. Mais je sais pas d’où.
Fix :
— On parle d’un code militaire ?
Raze, posée :
— Non. Ni corpo. Ni IA. Quelque chose… entre les trois. Un truc qui aurait pas dû refaire surface.
Fix grogne :
— Faut que quelqu’un m’explique ou je me fais péter un implant pour comprendre ?
À ce moment-là, Noxx tourne la tête vers Hexa. Il est toujours là, calme, dans l’ombre des machines. Leurs regards se croisent. Elle s’approche un peu. Parle bas. Juste pour lui.
— T’as déjà vu un truc… et t’es plus sûr si c’était réel ?
Il incline légèrement la tête.
— Ça t’obsède. Et plus tu cherches, plus ça disparaît.
Elle hoche doucement la tête.
— J’crois que ça vient de là.
Un silence. Rien d’intime, rien de déplacé — mais une ligne se resserre. Une compréhension tacite. Une présence, simplement. Raze le regarde à son tour. Pas un jugement. Une évaluation terminée.
— T’as pas besoin qu’on t’explique pour comprendre. C’est rare. Quand les questions deviendront trop précises pour les autres… je saurai vers qui me tourner.
Puis elle se retourne vers les autres. Fix :
— Tu crois que ça vient d’où ?
Raze :
— Aucune idée. Mais c’est pas tombé sur mes relais par hasard. C’était dirigé.
Noxx :
— Vers nous.
Raze marque une pause. Son ton se durcit.
— Si c’est vraiment ce que je pense… faut prévenir tout le monde.