Code Quantum : les voyages oubliés
Chapitre 4
8 octobre 1983, fantômes
Le picotement du saut quantique parcourait mon corps, et je faisais désormais face à un gigantesque tag : le mot GHOST en couleur arc-en-ciel était peint sur un wagon, avec un œil enchâssé dans le G, un autre dans le O. La peinture fraîche coulait par endroit.
Je fis quelques pas en arrière.
Le regard dans le dessin semblait me regarder comme si j'étais moi-même le fantôme de ce message coloré.
Tout en reculant, les talons de mes baskets entrèrent en contact avec un sac de sports. Un tintement caractéristique s'en échappa et mes yeux se posèrent sur la bombe de peinture que j'avais dans la main. De ma main libre, je baissais le bandana que j'avais sur le nez.
J'eus du mal à contenir ma surprise :
-Ho bravo…
Au-dessus du wagon abandonné, le ciel était dégagé sur une nuée d'étoiles découpée le long de l'horizon par de sombres gratte-ciel. Le calme de la nuit fut bien vite rompu. De plus bas sur la voie, quelqu'un courrait dans ma direction et m'interpella :
-Paco! Les keufs! Prends ton sac !
Je ne me mis à courir que lorsque j'aperçus les deux silhouettes munies de lampes torches qui lui courraient après.
-Ho bravo !
Emprunter la vie d'un autre vous ramène souvent à cette simple question : qui suis-je ? C'est un exercice digne d'un détective privé (ce que, soit dit en passant, j'ai été). À ce moment-là, je n'avais que peu d'éléments : j'avais pris la place du jeune Paco et je fuyais la police après avoir tagué un wagon de métro aérien. Mon partenaire avait un très bon sprint :
-Allez bouge Paco ! Me lança-t-il hilare en me dépassant sans problème.
C'était un jeune afro-américain, d'à peine une vingtaine d'années, simplement vêtu, comme moi, d'un t-shirt crop-top trop large et d'un jean usé. Un look caractéristique des années quatre-vingt. Heureusement, j'avais de bonnes baskets et en dépit du gros sac de sport que j'avais enfilé sur le dos, je gardais les deux agents loin derrière moi. Au bout du quai, mon complice sauta, avec l'assurance de l'habitude, par-dessus le portique. Je l'imitais, avec moins d'aisance, en jetant un œil à mes poursuivants. Le métro suivant venait de déposer une poignée de badauds sur le quai de bois et de métal, parmi laquelle s'embourbèrent les policiers. Mon camarade et moi-même devalère le large escalier piqueté de rouille, pour atterrir dans un bus quelques mètres plus loin.
Après avoir payé nos places avec quelques pièces, je pris le temps de me retourner pour inspecter mon reflet dans le miroir rond de surveillance au-dessus de ma tête. J'avais la tignasse en bataille, un léger bouc, les traits fin, typé hispanique, et devait également avoir la petite vingtaine. L'ami de Paco avait déjà rejoint la banquette du fond pour s'y installer comme si eut s'agit d'un trône. Le mouvement du véhicule redémarrerant m'enjoignit à rejoindre ce jeune homme dont je ne connaissais pas le nom.
-Allez Pac-Man ! M'appela-t-il. Viens rejoindre Herb le Grand !
Voilà qui était chose faite. Merci, l'univers.
Nous roulions en direction de Mott Haven. Si ma mémoire ne me jouait pas de tour, nous remontions donc vers le Bronx. En dehors de Herb le Grand et moi-même, le bus n'accueillait que trois personnes. À mon passage, les regards d'un homme en costume-cravate, d'une personne âgée, et d'un étudiant qui avait levé le nez de son bouquin, me fixèrent comme si j'avais été un animal sauvage. Rejoignant mon camarade, je glissais mon sac de sport sous la banquette et m'installa à côté de Herb.
Il se blottit alors contre moi, posant sa main sur ma cuisse et plongea ses yeux dans les miens :
-Oublie-les, me conseilla-t-il calmement. Pour ces gens-là, on n'existe pas, mais on leur fait quand même peur…
C'est alors que l'image du graffiti me revint :
-On est des fantômes…
À ces mots, Herb déposa un baiser sur mes lèvres puis se leva, victorieux, tout en se tenant à l'une des sangles qui pendait au-dessus de nos têtes :
-Exactement ! S'enthousiasma-t-il. On est des fantômes ! J'aimerais voir la tronche des passants devant ton graff' !
Je n'avais pas réagi à son baiser. J'étais tétanisé, je venais de relier quelques points : j'étais un jeune homosexuel dans le New York des années 80. Ma mémoire en gruyère n'avait pas effacé le souvenir de cette période : toute une communauté pointée du doigt, le décompte des décès aux informations, les manifestations…
Le SIDA.
Le bus s'arrêta doucement et mon compagnon de voyage se pencha vers moi :
-Tu te tapes encore deux arrêts ou tu descends avec moi ?
-Je suis fatigué, tu sais, Commençais-je à mentir.
Herb m'embrassa de nouveau avant de s'éloigner. Se pressant vers la sortie, il sembla se souvenir :
-C'est vrai : tu bosses demain ! Bonne soirée Pac-Man !
Puis, il ajouta en haussant la voix pour être sûr que les autres passagers l'entendent :
-Je t'aime mon bichon !
Et la porte se referma sur lui.
Le sourire, un peu bête, que m'avait laissé son impertinence n'eu pas l'air de plaire aux autres passagers.
Il me restait donc deux arrêts. J'avais largement le temps de fouiller mes poches, d'y trouver mes papiers et mon adresse dans un petit portefeuille à velcro.
Ce fut au quartier de Port Morris, deux arrêts plus loin, que je descendis du bus, m'extirpant par la même occasion du poids des regards des passagers.
Certains lampadaires étaient cassés. Ceux qui éclairaient encore la nuit dévoilaient un décor irréel. L'arrêt de bus n'était qu'un simple poteau planté dans le bitume fissuré du trottoir. Face à moi s'étendait un terrain vague au milieu duquel se dressait une tranche d'immeuble. Un morceau de bâtisse comme abandonné lors d'une démolition avortée. Une lumière vacillante émanait de l'un des étages, comme un espoir au milieu des décombres. J'eus beau chercher une image poétique à cette triste vision, j'imaginais sans peine quelques sans-abris se réchauffer autour d'un feu de fortune.
C'est alors que Al, mon ami holographique, se manifesta. Le son de sa voix m'apporta un peu de réconfort, en dépit de son ton :
-C'est pas joyeux, hein?
Il était là, les mains dans les poches. Sur sa poitrine, un cigare dépassait de la pochette de son costume orange fluo. Il y avait des soleils sur la cravate qui retombait sur sa chemise mauve. Al ne me regardait même pas. Il était absorbé par l'environnement. De l'autre côté de la rue, face au terrain vague, s'étendaient des immeubles de briques rouges, de peu d'étages. Aux pieds de l'un des halls, une poignée de jeune riait fort.
Al repris, amère, tout en pointant du doigt les habitations :
-Les propriétaires laissent mourir ces quartiers dans le but de toucher les assurances lorsque ça s'effondrera. Ce n'est pas vraiment un New York de carte postale.
-Al, je suis gay, annonçais-je comme s'il eut s'agit d'un problème majeur.
-Et alors ?
-Je suis homosexuel.
-Ça arrive à des gens très bien, figure-toi, me lança-t-il, comme piqué au vif, avant de préciser : tu me déçois, Sam si ça te pose un problème.
-Dis-moi que je ne suis pas là pour sauver quelqu'un du sida.
Non pas que la cause aurait manqué de noblesse, bien au contraire, simplement l'idée me paraissait insurmontable.
Al resta silencieux. Il n'avait même pas envisagé ce scenario. Sortant de sa poche sa calculatrice multicolore, il y focalisa son attention, tout en pianotant sur son gadget.
-Tu t'appelles…
-Paco, coupais-je, impatient.
Al me jeta un regard sévère :
-Tu veux faire mon boulot ?
Il me tendit l'appareil lumineux, puis le fit traverser mon torse afin de bien me signifier que j'avais besoin de lui. Il reprit en se focalisant de nouveau sur son outil :
-C'est moi l'hologramme, tu me laisses faire s'il te plaît. Tu t'appelles Paco Sandoval. Tu as 21 ans, et nous sommes le 8 octobre 1983. Tu es infirmier au Lebanon Hospital.
-Et je travaille demain matin.
Il me jeta un œil sévère, mais adouci le ton de sa voix :
-On va essayer de trouver des informations là-dessus.
Il frappa du plat de la main sur l'appareil tout en pestant, et sa calculatrice sembla lui répondre sur le même registre d'un sifflement. Il me regarda, gêné :
-Je suis désolé Sam, on a très peu de données.
Son attention fut de nouveau portée sur l'engin clignotant, et son regard s'assombrit. Il releva les yeux pour les plonger dans les miens :
-Paco sera condamné pour le meurtre d'un certain Herbert Morton, assassiné le 10 octobre 1983. Sam, c'est dans deux jours…
L'information me laissa perplexe :
-Herb? Mais c'est impossible.
-Je suis désolé Sam, c'est écrit là, insista mon ami en m'indiquant son écran.
-Mais Paco et Herb sont ensemble. Pour ce que j'en ai vu, Herb tiens à Paco. Et je sens que c'est réciproque.