Code Quantum : les voyages oubliés
Chapitre 3 : 16 et 17 juillet 1977, un morceau de ficelle
1469 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 09/10/2022 14:54
Chapitre 3 :
16 et 17 juillet 1977, un morceau de ficelle
Imaginez que votre vie est un morceau de ficelle : A une extrémité votre naissance, et a l'autre bout votre mort. Imaginez maintenant mettre cette ficelle en boule dans la paume de votre main, de telle sorte à ce que chaque moment de votre vie entrent en contact. Vous pourriez ainsi voyager au travers le temps sur votre propre ligne de vie. C'est cette théorie que je cherchais à prouver en entrant dans l'accélérateur à particules du projet Quantum. Je ne m'attendais pas à me retrouver perdu dans un labyrinthe temporel, et encore moins à devoir démêler le destin d'autres personnes. Très rapidement, Ziggy, l'intelligence artificielle gérant le projet Quantum, a émis l'hypothèse que modifier le passé déclencherai un nouveau saut dans le temps. Modifier les erreurs du passé n'est jamais simple, mais garder un chalutier à flot avec une cheville cassée, en pleine tempête, n'allait pas être une partie de plaisir...
Après avoir enfilé nos cirés et refermé la trappe de la cale derrière nous, nous étions de retour en enfer. Un enfer froid, humide et fouetté par les vents. À chaque rafale, nous buvions la tasse. Kyle partit vers la proue, en contournant les restes de la cabine. Nous ne pouvions plus communiquer au travers le capharnaüm des éléments, mais nous nous étions organisés. Après avoir soigneusement installé Roscoe sur un lit de fortune fait de vêtements et de vieux filets, nous nous étions attribués deux objectifs : Kyle irait à l'avant relancer le moteur, il m'incombait de détacher le dernier filet de la potence dont le poids de la dernière prise devait approcher les quatre cents ou cinq cents kilos, et décentrer dangereusement notre centre de gravité. Malgré l'atèle de fortune qui entourée ma cheville, faites de deux morceaux de bois et un bandage, je cheminai douloureusement. Quelques pas, et je dus me résoudre à ramper jusqu'à l'arrière du bateau. M'agrippant fermement à la roue glissante, je me redressais. Entre le mat et la roue se trouvait une roue dentée. Une poignée gardait en place le piton de la roue dentée, empêchant la roue de tourner en sens inverse. Enlaçant la roue, je tirai sur la poignée, espérant envoyer le filet par le fond. Ce fut sans effet. Les vents et les mouvements du navire avaient enroulé la corde du filet autour de la potence.
Contournant le mat, j'agrippais la corde. Désormais en équilibre précaire au-dessus du bouillon noir rugissant, je fouillais mes poches de ma main libre. Les crocs de l'écume semblaient mâchouiller la poupe. Nous étions littéralement balancés tel un jouet dans la gueule d'un molosse. Un ronronnement familier se fit entendre au travers le hurlement du vent. Kyle venait de réveiller Amélia. Prenant la lame entre les dents, je déployai mon couteau, et commençai à trancher l'épaisse corde. Les muscles de mes bras me faisaient souffrir, et la main qui me retenait également. Par chance, la corde céda avant moi. Amputé de son poids, le cordage me sauta des mains et je fus expulsé en arrière dans les filets détrempés. Sous le choc, le bois de mon atèle craqua, libérant une douleur insoutenable.
Je libérais ma cheville ensanglantée, lorsque la silhouette de Kyle se dessina à quelques mètres de moi :
-Appuis toi sur moi, vieux !
Il m'aida à me relever et à prendre appui sur lui. Nous pûmes rejoindre ainsi les décombres du poste de commande. Une bonne partie de l'équipement avait été dégagée par les flots, mais le gouvernail était toujours présent, bien au centre. Kyle se mit à la barre. Je me laissais tomber, assis au sol. Il suivit autant que possible le mouvement des vagues, poussant le régime du moteur pour éviter les crêtes et ne pas rester sous les ressacs. Au bout de ce qui sembla être éternité, le moteur s'étouffa de nouveau. Kyle se blottit sous le gouvernail. Véritablement à bout de force, nous espérions tous deux avoir passé le gros de la tempête. En boule dans un caisson qui était autrefois un meuble pour les provisions, mon regard ne quittait plus l'unique spot qui éclairait toujours l'arrière du chalutier. Contrairement au moteur, le groupe électrogène ronronnait toujours. Contre toute attente, je finis par m'endormir sous le plan de travail.
C'est la voix de Roscoe qui me tira de ma torpeur :
-Bah alors gamin ? Deux matins de suite que je te retrouve endormi là-dessous.
La tache de sang sur son bandage avait virée au marron, mais notre capitaine, imposant sous le soleil matinal, avait le sourire et les larmes aux yeux. L'émotion de nous retrouver vivant après une telle épreuve effaçait la peine de voir son Amélia ravagée. Il me tendit la main, et je pris appui sur lui. De son côté, avec l'aide de mon couteau, Kyle finissait de raser les poils d'un vieux balai. Il le retourna, me le tendit :
-Tiens, une béquille.
Nous ne savions pas quelle distance nous séparés des côtes. Nous ne savions pas dans quelle direction nous avions dérivés Par chance, mes compagnons avaient retrouvé la radio dans les gravas. La tôle de la machine était un peu enfoncée, mais, grâce à notre courageux générateur, elle ronronnait de toute sa bonne volontée. Roscoe se pencha au-dessus micro et en actionna le petit poussoir à sa base. Notre capitaine appelait à l'aide à variant régulièrement les fréquences de la grosse molette, en vain. C'est à cet instant qu'une voix familière se fit entendre juste à côté de moi :
-Dis lui d'essayer 140.15.
Je ne pus contenir ma joie :
-Al!
Kyle et son père sursautèrent avec de grands yeux ronds dans ma direction.
-Aouch! Tentais-je en indiquant ma jambe blessée.
La douleur était effectivement véritablement insoutenable. En prenant appui sur ma béquille de fortune trop courte, je m'approchai de Roscoe :
-Règle-toi sur 140.15.
Sans trop y croire, il tourna la molette, et reprit ses appels. M'éloignant, j'invitai mon ami à me suivre d'un signe de la tête. Al avait les yeux creux, et les mêmes vêtements que la veille. Il avait dû rester sur le qui vive durant des heures.
En dépit de ces considérations, mon ami était visiblement rassuré. Il tira une longue bouffée triomphale sur son barreau de chaise, et m'annonça :
-Demain dans la matinée, le Amélia sera remorqué et ramené à Kailua Kona, avec trois rescapés à son bord.
Il pianota sur sa calculatrice multicolore, et son visage s'assombrit :
-Daniel sera amputé de sa jambe d'ici la semaine prochaine…
Puis continua d'un ton rassuré :
-Ils vont l'ouvrir leur chenil avec Térésa, et ils auront deux filles ! Elles seront très impliquées dans la protection de la faune locale…
Al tapa du plat de la main sur le côté de son appareil, et précisa en roulant des yeux avec un petit rictus amusé :
-Ça, ce sera d'ici une vingtaine d'années.
-Roscoe et son fils ?
-Ils vont mettre deux ans à réunir les fonds, mais ils remettront le Amélia à flot. Kyle ne tiendra plus jamais rigueur à son ami d'avoir quitté le navire…
Depuis le bastingage sur lequel j'étais maintenant appuyé me parvint les hourras des deux pêcheurs : ils avaient visiblement trouvé un interlocuteur. C'est alors qu'une énergie familière embrasa chaque partie de mon corps. Le saut quantique m'emporta et m'aveugla l'espace d'un instant, puis l'odeur de peinture emplie mes narines.
Le goût du sel sur mes lèvres avait disparu. Il faisait de nouveau nuit, et je me tenais devant un T énorme. Je fis quelques pas en arrière. Le mot GHOST en couleur arc-en-ciel était tagué sur un wagon, avec un œil enchâssé dans le G, un autre dans le O. Tout en reculant, les talons de mes baskets entrèrent en contact avec un sac de sports. Un tintement caractéristique s'en échappa, et mes yeux se posèrent sur la bombe de peinture que j'avais dans la main. De ma main libre, je baissais le bandana que j'avais sur le nez. J'eus du mal à contenir ma surprise :
-Ho bravo…
Le calme de la nuit fut bien vite rompu. De plus bas sur la voie, quelqu'un courrait dans ma direction et m'interpella :
-Paco! Les keufs! Prends ton sac !
Je ne me mis à courir que lorsque j'aperçus les deux silhouettes munies de lampes torches qui lui courraient après.