Rien qu'une apparence
Je venais d'avoir 7 ans. C'était il y avait très longtemps, et pourtant je m'en souvenais comme si c'était hier. A vrai dire, non, je ne m'en souvenais pas totalement. Mais Papa me le rappelait souvent ce jour, lorsque nous nous retrouvions rien que tous les deux et qu'il trouvait enfin un peu de temps à me consacrer. D'ailleurs j'avais l'impression que c'était le seul souvenir qui lui restait en mémoire... Sans doute parce qu'il avait été nos dernières minutes aux côtés de Maman. J'ignorais comment elle était. Et pour une raison que je n'étais jamais parvenue à comprendre véritablement, Papa refusait de me parler d'elle alors qu'il savait que j'en avais besoin : je n'avais pu connaître ma douce maman que pendant sept ans dont les trois premiers étaient quasiment partis en fumée. J'en pleurais infiniment, mais lui ne semblait pas le voir. Ou ne voulait simplement pas le voir : j'étais persuadée que Maman lui manquait autant à lui qu'à moi. Je l'avais déjà surpris quelques fois ressortir des milliers de photos d'elle. D'eux. De nous trois réunis. Elle nous manquait tellement. Pourquoi était-elle partie si tôt ?
Une fois, j'avais convaincu Papa de faire un effort. Pour moi. Je ne trouvais pas le sommeil et me réveillais toutes les dix minutes en pleine nuit sous le prétexte que Maman me manquait. Papa s'était alors senti un peu coupable de me laisser vivre dans cette souffrance et avait bien été obligé de ramener quelques souvenirs, sachant que je n'arrêterais pas avant d'obtenir ce que je voulais. Il m'avait d'abord dit que Maman avait été la personne la plus merveilleuse qui soit entrée dans sa vie. Je n'en avais pas douté un seul instant. D'après ses descriptions elle était très belle, avec sa longue chevelure noire retombant dans son dos, sa claire couleur de peau, ses yeux étincelants et tout plein de choses encore que je n'avais pas parfaitement retenu... Il avait surtout beaucoup insisté sur le fait qu'elle n'avait aucun sens de l'humour (comme moi à vrai dire), qu'elle était très méticuleuse et très souvent lunatique, et qu'elle se mettait sans cesse la pression pour tout et pour rien. Mais je l'avais trouvée géniale quand même ; nous nous ressemblions énormément elle et moi, et pendant un moment, je m'étais sentie vraiment très proche d'elle. Le regard de Papa aussi pétillait. On comprenait tout de suite qu'il aurait aimé qu'elle vive plus longtemps à nos côtés. C'était trop injuste qu'elle nous ait abandonnés, elle n'avait pas le droit.
Pour la fête de mes 7 ans, Maman avait tout organisé. J'avais eu droit à la plus belle fête d'anniversaire jamais vécue. On avait invité tout le monde ; toute la famille et tous mes amis. Emy aussi y avait été. Emy était ma meilleure amie, nous avions le même âge mais elle était née un mois avant moi. Je l'avais connue en accompagnant un jour Maman voir une de ses copines. Depuis nous étions devenues inséparables, de vraies amies, se considérant presque comme des soeurs. On avait grandi ensemble, rit ensemble, comploté ensemble, des fois nous nous fâchions mais nous nous réconcilions très rapidement, et peu importe ce que pensaient les autres, nous restions ensemble. Elle était ma seule amie. Je n'en avais pas d'autres tellement je m'étais attachée à elle.
J'étais la plus heureuse des petites filles. Grâce à Maman. J'adorais Maman. Elle était mon héroïne.
Toutes mes journées, je les passais auprès d'elle. Nous allions au cinéma, au cirque, à des concerts, à la piscine, aux parcs d'attraction, à des fêtes foraines... Nous montions sur la grande roue, mangions de la barbe à papa et des glaces jusqu'à ne plus pouvoir avaler autre chose, nous amusions à toutes sortes de jeux auxquels elle me rapportait toujours une adorable peluche (que je perdais deux jours après)... Tous ces moments passés à ses côtés, blottie dans ses bras, son doux parfum me faisant oublier le reste du monde, je ne pouvais vivre une journée sans qu'ils ne me reviennent en mémoire.
Et puis elle avait commencé à me dire des tas de belles choses : elle disait qu'elle était chanceuse de m'avoir pour fille, que mon bonheur faisait aussi le sien, que je comptais énormément pour elle, qu'elle ne regrettait pas d'avoir une famille comme la nôtre pour qui elle donnerait tout...
Elle disait que j'étais sa princesse, que sans moi elle ne pourrait plus vivre, qu'elle serait toujours à mes côtés... Jusque-là je m'étais laissée bercer par ses rassurantes paroles avant de remarquer les larmes qui s'écoulaient discrètement de ses yeux étincelants. Mais dès que je lui demandais pourquoi elle pleurait, elle me répondait seulement d'un hochement de tête... Puis elle avait prononcé ses quelques mots qui avaient pourtant basculé ma vie entière : "Et même si je pars, il ne faut pas abandonner... Montre-toi forte ma princesse...". Même si elle partait ? Ca avait été la première question qui avait traversé mon esprit.
Pour le moment rien de dramatique... mais les choses avaient très vite chaviré : le lendemain, en me réveillant, j'avais entendu des pleurs qui provenaient de la chambre de mes parents. Mon doudou à la main, je commençais à me diriger vers elle. Et lorsque j'avais atteint la porte, j'apercevais Papa recroquevillé sur lui-même en train de verser des torrents de larmes. Maman n'était pas dans le lit, mais je supposais qu'elle s'était peut-être déjà levée.
J'entrais donc lentement. Papa m'avait entendue et avait levé ses yeux devenus rouges vers moi. J'avais tout de suite voulu connaître la raison de sa peine (curieuse que j'étais), mais au lieu de me répondre, il m'avait serrée très fort dans ses bras en continuant de pleurer à chaudes larmes. Je ne voulais pas rester sans rien dire, il fallait que je comprenne. Alors je lui avais demandé une nouvelle fois ce qui se passait et surtout... où était Maman. Et là, avec colère et chagrin naissant vivement en lui, il m'avait regardée dans les yeux et m'avait dit d'une voie rouillée : "Maman... tu ne pourras plus la revoir chérie... Elle nous a quittés...".
Mes yeux avaient alors été à leur tour baignés de larmes. Les battements de mon coeur s'étaient brutalement stoppés, je venais de comprendre...
Maman était partie...