Les années du silence
Mars 1988.
Le soleil était haut dans un ciel bleu. Les échos marins des mouettes et des vagues se cassant le long des rochers des digues berçaient la jeune femme qui profitait pleinement de ses jours de repos, loin des bruits parasites de la ville. Elle était assise sur sa serviette elle-même posée sur les galets. Un chapeau de paille lui protégeait la tête tandis que des lunettes aux verres teintés cachaient ses yeux de l’intense luminosité de l’astre de feu. Lors de son séjour dans le sud-est de la France, la jeune femme songea qu’elle avait découvert plusieurs spécialités locales, allant de la pâtisserie au vin, en passant par des plats délicieusement appétissants. Elle allait repartir enrichie d’une nouvelle expérience et de nouvelles découvertes dont elle se nourrissait depuis plusieurs mois.
Lorsqu’elle sentit qu’il était temps de lever le camp, elle vêtu d’une robe blanche légère et d’une veste en jean bleue. Plusieurs fois elle fut sifflée par des jeunes gens qui la trouvait à leur goût, ou même complimentée par des italiens en vacances dans cette région de la France. En quittant la plage, elle repassa ses pieds dans ses converses et retourna en direction de l’hôtel dans lequel elle séjournait. Toshi, quant à lui, l’avait quittée pour rejoindre sa fiancée en région parisienne. Le manque se faisait ressentir, la solitude n’étant pas spécialement le fort de la jeune femme. Cependant, elle ne cessait pas de voyager seule pour partir à l’aventure, terminer le tour de France entamée à son arrivée en France avec Toshi. Il ne lui restait plus beaucoup de territoire à conquérir, ayant majoritairement frôlé toutes les terres régionales de la France.
Le sud-est était sa dernière destination. Elle comptait en profiter pour passer du bon temps rien que toute seule, et profiter des paysages marins de la côte est. Une douce brise marine à l’odeur salée vint faire voltiger ses cheveux remontés en une queue de cheval haute. La peau légèrement bronzée, la jeune femme ne cessa pas sa marche et avança à une allure moyenne, profitant de la vue sur la mer. Néanmoins, elle eut l’idée de trouver une boulangerie pour acheter une fougasse à la fleur d’oranger, spécialité locale qu’elle aimait tout particulièrement par son goût fruité. Elle chercha une échoppe le long de la côte, qui n’était pas une boutique souvenirs où les prix étaient effarants. A cette période de l’année, il y avait peu de monde sur les plages et dans les rues, le froid n’étant pas rude mais tout de même convaincant pour ne pas laisser les gens se balader.
Juste avant l’hôtel, elle entra dans une boulangerie où la glycine avait élu domicile le long des pierres de la boutique. La couleur habituellement violette de la fleur n’existait pas, laissant simplement des longues tiges bourgeonnées prendre place le long des bâtiments traditionnels provençaux. La clochette tinta lorsqu’elle ouvrit la porte de l’établissement, heureuse d’être accueillie à bras ouvert par une charmante vendeuse. L’odeur des différents mets caressait son nez fin, lui amenant l’eau à la bouche et lui donnant l’envie de tout déguster.
- Bonjour ! Que désirez-vous ? demanda la femme derrière le comptoir.
- Bonjour, eh bien, j’aimerais une fougasse à la fleur d’oranger, s’il vous plait.
La jeune vendeuse aux cheveux dorés et attachés en nattes tapa plusieurs fois dans ses mains, ravie par la volonté de la jeune japonaise.
- Une fougasse à la fleur d’oranger ? Tout de suite.
Elle se déplaça derrière le comptoir, s’empara d’une brioche somme toute normale bien que tressée et la fourra dans un sac en papier. Après cela, elle saisit un sac en plastique aux couleurs de la boulangerie avant de la tendre à la jeune japonaise qui lui prit des mains sans se faire prier tout en sortant son porte-monnaie de son sac à main.
- Ça fera 78 francs s’il vous plaît.
La jeune femme chercha la monnaie, avança sa main au-dessus de celle de la vendeuse et laissa tomber l’argent dans celle-ci. Elle remercia la jeune femme blonde avant de quitter l’établissement, satisfaite de son achat. Elle pressa le pas, impatiente de regagner sa chambre d’hôtel et de pouvoir profiter du doux goût de la brioche. Elle ne savait pas comment expliquer qu’une seule nourriture puisse lui apporter tout le réconfort dont elle avait besoin. Elle avait beau essayer de se convaincre du contraire, depuis que Toshi était parti, elle se sentait seule. Elle avait perdu son acolyte, tout lui semblait vide. Elle ne l’entendait plus dire des sornettes à propos des français où des italiens mais surtout, il lui était désormais strictement impossible de discuter en japonais, sa langue natale. Elle craignait de finir par en perdre son vocabulaire, de bégayer lorsqu’elle retournerait au Japon, de ne plus savoir comment se comporter en public. Tout était si différent entre les pays qu’elle avait eu l’occasion de visiter qu’elle ne savait plus très bien comment se comporter.
Elle était de retour en France après un bref saut en Italie, auprès des meilleurs baristas italiens pour apprendre à faire différents types de café. Plus aucun d’entre eux n’avait de secrets pour elle, puisqu’elle savait désormais faire la différence entre chacun d’eux. Elle savait également faire des dessins avec le lait, ce qui lui avait valu beaucoup d’échec et de travail, même lorsque sa confiance en elle faiblissait. Il était difficile pour elle de garder la tête haute sans avoir d’épaule sur laquelle se reposer, sur laquelle pleurer, sur laquelle rêver. Avec sa force mentale et sa persévérance, elle était enfin parvenue à faire quelques dessins avec la mousse de lait. Là était sa plus grande victoire et sa plus grande fierté. Après son voyage dans la péninsule italienne, elle était retournée en France pour visiter la Provence puis de se rendre en région parisienne pour retrouver Toshi. Ayant fait le tour de tout ce qu’elle voulait voir et apprendre, elle avait dans l’idée de repartir pour le Japon et ouvrir son café tant rêver. Elle avait suffisamment économisé pour pouvoir louer ou même acheter un petit établissement, dans lequel elle pourrait s’installer et débuter son rêve, sans homme à ses côtés.
Des voix d’hommes attirèrent soudainement son attention. Il s’agissait d’un français et d’un italien qui discutaient entre eux. Ils étaient plutôt bien habillés pourtant Miki sentit son poil se hérisser. Ils portaient chacun une arme à leur ceinture et parlaient en nom de code, ce qu’elle comprit. Elle pouvait remercier ses années d’expérience en tant que soldat et mercenaire pour en saisir le contenu. Elle s’arrêta de marcher, resta derrière un mur et se mit à écouter leur conversation :
- Mammouth est retourné au Japon il y a un moment. Maintenant qu’il est borgne, je doute qu’il soit encore dans le métier, fit l’italien avec son fort accent chantonnant.
- Pourtant j’ai entendu dire qu’il était maintenant en cheville avec ce Saeba, tu sais, celui qui l’aurait blessé il y a quelques années, renchérit le français.
- En tout cas, moi ce que j’ai entendu, c’est que le Mammouth était terrifiant. Je me demande toujours comment il a pu recueillir une gamine avec lui et ses hommes, il marque une pause. En tout cas, si le démon Saeba et le Mammouth sont copains, ça doit faire des ravages à Tokyo !
Miki ouvrit ses yeux en grands, manquant de laisser tomber sa brioche sur le sol. Ce Mammouth dont ils parlaient avec un mélange de pitié et d’estime, était en réalité Falcon. Il était de retour au Japon, et qui plus est à Tokyo ! La jeune femme se persuada qu’il était plus que temps de plier les bagages et de tirer un trait sur sa vie française pour retourner sur ses terres natales, cette capitale qu’elle avait tant oubliée et qu’elle n’avait pas vu évoluer.
Elle se mit à courir, attirant l’attention des deux hommes du milieu de la tuerie à gage française et italienne, se dépêchant de retrouver l’hôtel et de faire ses valises. La joie de retrouver Falcon l’inondait, ignorant volontairement que tout n’était pas encore gagné, qu’une fois à Tokyo, il faudrait encore le chercher. Il était imprévisible, elle le savait, mais elle voulait y croire pour son bien-être personnel mais aussi pour lui montrer quelle femme elle était devenue. Qu’elle était capable de se montrer aussi forte et courageuse que lui et qu’elle pouvait alors être sa femme et sa partenaire. Elle n’avait jamais cessé depuis le collège de travailler sa visée, sa rapidité et sa dextérité, grâce au tir à l’arc puis au tir par arme à feu.
La route serait néanmoins longue avant d’atteindre son ultime objectif, mais elle ne perdit pas espoir. Elle se répétait sans interruption un seul mot qui était gravé au fer rouge dans son esprit : persévérance.
OoOoOoOoOo
- Mammouth ! On m’appelle Mammouth à l’étranger ! Quelle honte ! Est-ce que je ressemble à un gros éléphant avec des poils ?! Pff ! Ces français ont toujours été des ingrats.
- Voyons, ne le prend pas comme ça. ! Vois ça comme un compliment, par ce surnom ils saluent ta force.
- Tu te moques de moi, là ?
- Pas du tout ! Et puis… Au final… ça se rapproche du surnom que Saeba t’a donné. Umibozû, ça veut bien dire « éléphant de mer », non ? Lequel est le mieux ?
- Aucun des deux ! Falcon c’est très bien.
Miki laissa un rire s’échapper de sa bouche. Elle se mit à sourire en repensant à tous ses souvenirs parcourus en un court laps de temps. Elle retint de justesse un bâillement qui la titillait depuis un moment, la fatigue commençant à peser sur ses épaules.
- Finalement, j’ai bien fait de voyager. Grâce à ça, j’ai pu apprendre tout ce qu’il faut pour le café mais pas seulement… J’ai aussi retrouvé ta trace. Et maintenant, regarde où nous en sommes !
Falcon ne pipa mot, se contentant simplement d’acquiescer et de serrer un peu plus sa femme contre lui. Il cassa sa position assise afin de s’allonger et aida Miki à correctement se replacer contre son épaule.
- Tu sais… Pendant longtemps je regrettais d’avoir fait de toi une mercenaire. Aujourd’hui, je réalise que ce n’était qu’une très courte partie de ta vie, que tu en as tout de même profité. Je suis heureux de t’avoir près de moi, même si je ne te le dis pas souvent.
- Tes actes valent bien plus que des mots. Tu n’as nul besoin de parler pour que je te comprenne.
Un sourire étira les lèvres de Mammouth. Le corps de sa femme devint plus lâche, dévoilant qu’elle était tombée dans les bras de Morphée. Il déposa un tendre baiser sur son crâne avant de fermer les yeux à son tour.