Les années du silence
L’eau ruisselait sur sa peau blanche, rencontrant quelques fois des larmes fraîches. La chaleur accompagnant la cascade artificielle lui fit un bien fou, détendant ses muscles avec lenteur et bien-être. Miki balança ses longs cheveux mouillés dans son dos, dessinant la pointe parfaite de son dégradé. Elle ferma le conduit d’eau, s’empara d’une serviette qu’elle enroula autour de son corps avant de se déplacer dans l’espace de la salle de bain, gagnant le lavabo. Elle scruta son reflet dans le miroir qui lui faisait face, notant les rougeurs de ses pommettes, dues à la chaleur de l’eau mais aussi au torrent de larmes qui l’avait emportée plus tôt. Elle soupira, saisit une serviette pour les cheveux et les tapota légèrement pour ne pas les casser. Ils étaient si fins qu’ils devenaient fragiles au moindre contact brusque.
Elle avança sur la pointe de ses pieds nus dans l’appartement, tourna dans une pièce et vit son mari qui l’attendait, prêt à aller se laver lui aussi. Sachant que malgré sa vue manquante, ses autres sens fonctionnaient parfaitement bien et que son intuition était en béton, elle tenta tant bien que mal de garder la tête haute afin de lui montrer que tout allait bien. Elle marcha lentement vers le lit où était assis Falcon, sans faire le moindre mouvement.
- Tu n’as pas besoin de cacher tes failles avec moi, tu sais, dit-il.
La jeune femme s’arrêta net dans ses pas, examina attentivement le visage concerné de son époux puis alla prendre place à ses côtés, se laissant tomber sur le matelas sans ménagement. Les épaules affaissées, elle déclara forfait face à lui, se doutant qu’il était décidément impossible de lui cacher quoi que ce soit.
- Je ne me cache pas…
- Ton aura vacille encore.
- Ça ne veut pas dire grand-chose, peut-être que je suis juste fatiguée.
- Je ne suis peut-être pas comme la petite Sara, mais je te connais comme si je t’avais faite.
Miki dut chercher au plus profond de sa mémoire qui était Sara. Elle avait rencontré tellement de monde grâce aux deux zigotos de City Hunter qu’elle ne savait plus très bien de qui Falcon parlait. Pourtant, des enfants il n’y en avait pas eu beaucoup. Son index posé contre ses lèvres, elle réfléchissait activement lorsqu’une image lui revint à l’esprit. Elle s’exprima, incertaine :
- Sara… C’est bien la petite qui pouvait voir dans le cœur de Saeba, non ?
- Exactement, et c’était aussi la première fois que je travaillais au café avec toi, le jour où nous l’avons rencontrée.
Les joues et les oreilles du colosse commençaient à le brûler, gêné de reconnaître qu’il avait imprimé autant de détails dans sa mémoire. Il n’était pas du genre à oublier les choses, bien au contraire. Il restait néanmoins discret quant à cette faculté, préférant rester dans le silence plutôt que d’admettre cela. Miki laissa tomber sa tête sur son épaule musclée, épuisée d’avoir trop pleuré. Pourtant, elle se redressa puis se mot debout sur ses deux pieds avant de s’étirer les bras et le dos.
- Bon, tu devrais aller prendre ta douche, toi aussi. On a encore quelques années de ma vie à parcourir avant de dormir.
- Tu as raison, j’y vais tout de suite. Je ne serai pas long.
- Oh ! Mais prends tout le temps qu’il te faut, ne t’inquiète pas.
Falcon se leva à son tour, frôla le corps de sa femme et se dépêcha de quitter leur chambre pour se diriger vers la salle de bain. Miki en profita pour laisser tomber la serviette à ses pieds, observant son corps nu dans le miroir, réalisant que bientôt son ventre plat allait bientôt s’arrondir. Tout en enfilant un sous-vêtement, ses yeux se posèrent sur le petit faucon dessiné dans le creux de ses reins, presque invisible mais bel et bien présent. Dans leur début de vie commune, Falcon lui avait demandé l’origine de ce tatouage, sans qu’elle ne lui donne la réponse directement. Bientôt, celui-ci disparu sous les tissus de son pyjama, laissant simplement la place aux souvenirs.
Une fois prête, la jeune femme alla s’asseoir sur le tabouret de sa coiffeuse, brossa avec délicatesse ses cheveux soyeux et brillants avec une brosse en poil de sanglier héritée de sa grand-mère. Elle prit également soin de nettoyer la peau de son visage avec de l’eau micellaire au doux parfum de rose, appliqua un masque de nuit dessus puis alla s’installer sous les draps propres du matin. Elle n’entendit plus l’eau couler, ce qui était l’indication que son mari n’allait pas tarder. En attendant, elle prit un livre et commença à lire.
Les pas légers de Falcon résonnaient à peine dans l’appartement, ce qui était opposé à sa carrure. Il pénétra dans la chambre uniquement vêtu d’un caleçon, avança vers le lit et prit place à côté de sa femme. Celle-ci reposa son livre sur la table de nuit, tapota son coussin pour qu’il reprenne une forme gonflée puis se mot à parler :
- Tu sais, mon tatouage en forme de Faucon… Celui qui t’avait surpris la première fois que tu l’as vu… C’est un souvenir de la France.
- Il n’y avait pas d’autres souvenirs en France ?
- Si, bien sûr. Mais tu sais, au Japon les tatouages c’est presque interdit. Et comme je voulais toujours avoir un souvenir de toi, lorsque je suis allée en France, je me suis dit qu’avoir l’oiseau qui te désigne dans le milieu gravé à tout jamais en moi, c’était une bonne chose.
- Tu ne le regrettes pas ?
- Pas du tout.
La jeune femme se mit à sourire, signifiant qu’elle était même fière de son choix. Bien sûr, elle avait réfléchi en amont aux conséquences que ce tatouage pouvait avoir dans son pays d’origine, ce qui explicitait la décision de le faire de petite taille. Adossé à la tête de lit, le couple marqua un temps de pause lorsque Falcon reprit :
- Pourquoi es-tu parti en France ?
- Parce que je n’avais plus d’attache au Japon. Lorsque j’avais 23 ans, j’ai perdu ma grand-mère d’un cancer du sein. J’avais fini mes études de langues étrangères et je travaillais au café de Monsieur Takeda. Et puis… Toshi m’a convaincue de partir avec lui en Europe pour réaliser ce rêve, qui était, comme tu le sais, celui de ma mère.
- Encore ce Toshi…
Falcon grinça des dents, une vague de jalousie le submergeant. Miki pouffa gentiment de rire devant sa réaction inattendue.
- Tu n’as pas fini d’entendre parler de lui, il était mon petit-ami à l’époque. J’étais perdue dans mes sentiments pour toi et pour lui. En réalité, vous êtes tous les deux mes premiers amours : avec lui, c’était un amour fou, un amour où on ne réfléchit pas. On fonce, tout simplement.
- C’est débile !
- Mais réel. Avec toi, c’est une forme d’amour réfléchi, tendre et paisible. Il était l’immaturité pure, tu es totalement l’opposé.
L’éléphant de mer marmonna un moment dans sa barbe, ne sachant pas comment réagir. Miki, quant à elle, ne le quittait pas des yeux. Elle s’abaissa légèrement, déposa sa tête contre son torse aux tablettes de chocolat bien tracées qu’elle caressa instinctivement de ses doigts de fée.
- La France est un magnifique pays. Là-bas, j’ai découvert de nouvelles choses, de nouvelles cultures et de nouvelles façons de vivre. Ça n’a rien à voir avec le Japon.
Falcon ne pouvait pas le voir, mais il savait que sa femme parlait de ce voyage avec des étoiles plein les yeux. Sa culpabilité de lui avoir volé sa jeunesse s’atténuait devant son enthousiasme. Il n’avait pas tout raté après tout puisque Miki semblait avoir eu une vie normale l’espace de quelques années. Une question le turlupinait sans savoir comment la poser. Finalement, il opta pour la version directe :
- Mais à quoi cela t’a servi d’aller en France ?
- A énormément de choses, crois-moi. Mais j’ai surtout appris une chose qui est essentielle aujourd’hui : la gastronomie et plus particulièrement la pâtisserie française.
OoOoOoOoOo
1985
La jeune femme se leva tout en prenant bien soin de ne pas réveiller son compagnon qui dormait à poings fermés à ses côtés. Elle l’observa un moment dormir, le trouvant irrésistiblement mignon ainsi. Elle chercha ses vêtements, envoyés de-ci de-là la veille au soir lorsque le couple s’apprêtait à passer une merveilleuse énième nuit d’amour, dans leur petit appartement qui, par chance, n’était pas une chambre de bonne. Une fois retrouvés, elle s’en saisit et alla dans la salle de bain pour prendre une douche et se préparer pour aller travailler.
Toshi se réveilla lorsqu’il ne sentit plus que le froid à la place de Miki. Il se leva, ramassa son sous-vêtement, le remit en pensant à le changer plus tard puis se dirigea dans la cuisine. Il sentit immédiatement la bonne odeur du savon de Marseille de sa conjointe mélangée à l’odeur des croissants chauds. Miki était occupée à préparer le petit-déjeuner à la française lorsqu’il la saisit par les hanches, l’embrassant dans le cou sensuellement.
- Tu m’ouvres l’appétit avec toutes ces odeurs. Bien que ces croissants sentent délicieusement bons, c’est toi que j’aimerais dévorer tout cru, lui susurra-t-il dans le creux de l’oreille.
Miki se mit à rire doucement, mi-gênée, mi-excitée par sa proposition. Elle ne savait que répondre, le bol de la cafetière à la main. Ne se laissant pas distraire, elle versa le liquide noir dans leur tasse respective, le reposa sur son support puis pivota sur elle-même pour se retrouver face à son amant. Dans un élan de fougue, elle passa ses bras autour de son cou, capturant ses lèvres dans les siennes et échangea un long baiser avec le jeune homme. Des papillons s’étaient installés dans le creux de son estomac, et s’intensifièrent lorsque Toshi la pris par les cuisses pour la déposer sur le plan de travail. Elle se retrouvait piégée dans les bras musclés de son petit ami, ce qui ne lui déplut guère. Se laissant faire, elle soupira de plaisir lorsque les lèvres de son amant se déplacèrent de ses lèvres à son cou, de son cou à son épaule dénudée. Elle ne pouvait plus rien faire, se sentant comme paralysée par un plaisir grandissant.
Les mains de son conjoint se baladaient elles-aussi sur ses cuisses, remontant légèrement vers ses fesses, les malaxant délicatement. Miki, impuissante, tentait tant bien que mal d’expliquer à son partenaire qu’ils ne pouvaient pas faire l’amour, qu’elle devait aller travailler et qu’ils n’avaient pas le temps. Rien n’y faisait, Toshi était inarrêtable, commençant à faire voyager sa main droite sur sa poitrine. Miki plaça la sienne sur son poignet, l’empêchant d’aller au bout de son envie. Il plongea ses yeux surpris dans les siens lorsque la jeune femme descendit du plan de travail.
- Je suis désolée, mais je vais vraiment être en retard si je ne me dépêche pas, fit-elle, sûre d’elle. Ce n’est pas contre toi, j’aurais vraiment adoré passer ce moment d’amour avec toi… Vraiment.
Toshi lança un rapide coup d’œil à l’horloge qui ornait le mur de leur salon. Miki disait vrai, il avait failli lui créer des soucis simplement pour assouvir son plaisir personnel. Elle but son café d’une seule gorgée, manquant de s’étouffer en avalant de travers. Elle se mit violemment à tousser sans s’arrêter, peinant à retrouver son souffle. Toshi lui donna de petites tapes dans le dos, désireux de l’aider à retrouver son calme.
- Doucement, quand même. Ne meurs pas avant d’aller au travail, car là tu seras définitivement en retard.
Il se mit à rire nerveusement, se grattant le derrière de la tête comme il en avait l’habitude lorsqu’il était gêné. Il sentit le froid glisser sur son corps presque nu, se faisant la remarque qu’il n’était pas du tout vêtu. La jeune femme l’examinait en silence, des larmes aux yeux tant elle toussait. Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’elle ne puisse retrouver un semblant de calme, puis elle courut faire sa toilette matinale, mit son menton et saisit son parapluie ainsi que son sac à main. Furtivement, elle s’empressa de déposer un baiser sur les lèvres de son conjoint avant de sortir de l’appartement, croisant les doigts intérieurement de ne pas avoir réveillé les voisins.
La cloche de l’église sonna les coups de sept heures du matin lorsqu’elle franchit le seuil de la boulangerie-pâtisserie dans laquelle elle était vendeuse, tout en apprenant la pâtisserie française. Marc, le boulanger, avait une quarantaine d’années et était un petit bonhomme un peu enrobé. Murielle, sa femme, l’aidait à la gérance de la boutique mais était également une pâtissière en herbe qui se transformait tantôt en vendeuse, tantôt en professeure pour la jeune japonaise.
La petite clochette de la boutique tintinnabula lorsqu’elle passa la porte, signalant son arrivée.
- Bonjour ! s’exclama Miki avec un léger accent japonais.
- Tiens ! Bonjour Miki ! Tu as failli être en retard ce matin, qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? demanda Murielle.
- Oh. Une panne de réveil, rien de bien méchant. C’est gentil de vous inquiéter, Murielle.
- Combien de fois vais-je devoir te dire de me tutoyer ? s’enquit la femme du boulanger.
- Autant de fois qu’il le faudra !
Les deux femmes se mirent à rire en chœur. Miki ôta son manteau, l’accrochant sur un portant derrière la porte qui menait de la boutique au plan de travail avant de déposer son sac à main dans un casier à son nom. Elle ne parlait pas encore très bien le français, son accent refusant de la lâcher. D’un autre côté, elle avait la chance de comprendre ce qu’on lui disait, ce qui lui permettait d’engager une conversation et de travailler sur la langue. La boulangerie-pâtisserie était le lieu parfait pour discuter avec les gens, en plus de s’enrichir sur ses connaissances en gastronomie locales, la rapprochant un peu plus de son rêve ultime né de son job étudiant chez Monsieur Takeda.
Que devenait son ancien patron ? Celui qui l’avait convaincue de partir en France pour profiter de sa vie et de sa jeunesse ? Elle avait souvent une pensée pour lui, car il lui avait tant apporté en l’espace de quelques années. C’est grâce à son travail comme serveuse à ses côtés qu’elle avait sentit qu’elle voulait faire ça toute sa vie, accompagnée de l’homme qu’elle aimait, sans trop se prendre la tête. Avoir un café à elle était un rêve incroyable, qui lui permettrai de côtoyer des gens et de les rendre heureux simplement en leur apportant leur café et viennoiserie le matin ; de leur faire des chocolats chauds avec quelques gâteaux lorsqu’ils déprimeraient ou tout simplement de les écouter lorsqu’ils se confieraient à elle.
Cependant, pour arriver à bout de cet idéal, elle devait encore en apprendre beaucoup. Cela commençait par la cuisine – principalement la pâtisserie – et c’était l’une des raisons pour lesquelles elle avait accepté de venir en France, reconnue dans le monde entier pour sa gastronomie et ses viennoiseries. C’est après lui avoir expliqué ses aspirations que Murielle avait accepté, en commun accord avec son mari, de la prendre avec eux à la boutique. En supplément, la gérante proposa à la jeune japonaise à pâtisser afin qu’elle puisse repartir au Japon avec son savoir-faire. Avide d’apprendre, Miki accepta la proposition sans réfléchir, sentant qu’elle était proche de toucher son but. Son fantasme allait un jour devenir réalité, et elle le savait au plus profond d’elle-même.
OoOoOoOoOo
- C’est donc de là que ton envie d’ouvrir un café t’est venue ? C’est incroyable quand on y pense, c’est surtout peu commun, fit Falcon.
- Et pourtant c’est réel. Lorsque je faisais mes études, tout le monde m’imaginait déjà enseignante ou quelque chose comme ça. Mais moi, je ne vivais que pour le café, c’était là qu’était ma vraie place.
- Et Toshi ? Il faisait quoi lui ?
- Il était ingénieur en aéronaval. Il a plutôt bien réussi sa vie.
- Pourquoi vous vous êtes quittés ?
- On a simplement compris qu’on était mieux en étant amis. Il a rencontré une française qu’il a épousé et moi, je t’ai retrouvé toi… Et je t’ai épousé comme tu me l’avais promis !
Falcon se tut, déposant simplement un baiser sur le font de la jeune femme. Un ange passa entre les deux avant que l’éléphant de mer ne se remette à parler, sans chercher ses mots.
- Et du coup ? Tu as dit que tu étais en France quand tu as retrouvé ma trace… Comment tu as fait ?
- C’est mon secret…
Le nez du colosse se retroussa sous la réponse de sa conjointe. Elle se mit à rire gentiment avant de se reprendre :
- Mais à toi, je peux bien le raconter…