Les années du silence
Allongée sur le canapé, l’adolescente patientait calmement que sa grand-mère vienne prendre place à ses côtés. Les mains posées sur son ventre, elle se concentrait sur sa respiration ventrale, cachant ainsi sa nervosité. Miwa s’approcha d’elle, poussant un pouf avec ses mains et s’assit à côté du canapé. La vieille dame, ressentant l’anxiété de sa petite fille, posa délicatement une de ses mains légèrement ridées sur celle de Miki.
- Détends-toi. Tu verras, ça se passera bien, la rassura-t-elle.
Miki tourna ses yeux vers elle, peu certaine de ce qu’elle s’apprêtait à faire. Elle ne songeait pas que l’hypnose pouvait être réelle, que cela était simplement une croyance comme une autre. Elle haussa les épaules :
- Comment ça va se passer ? demanda-t-elle.
- Pour hypnotiser quelqu’un, il y a plusieurs étapes. En premier, je vais essayer d’établir un rapport avec toi – c’est ce que nous faisons actuellement. Puis lorsque je te sentirai prête, j’introduirai une induction hypnotique et les suggestions.
La jeune fille fronça les sourcils, fixant son aïeule d’un œil sceptique. La grand-mère, voyant la réticence de sa petite-fille, se leva une nouvelle fois, désireuse de créer un environnement idéal à l’hypnose. Elle alluma quelques bougies parfumées, indiquant implicitement à Miki qu’elle pouvait se relâcher et lui faire confiance. Miki, quant à elle, ne bougeait pas. Le doux parfum de rose qui s’élevait dans la pièce lui caressait les narines, rendant l’endroit plus agréable. Elle ferma les yeux, se laissant doucement portée par la senteur.
- Je vois que tu te détends, c’est une bonne chose. Lorsque tu te sens prête, nous pourrons commencer, indiqua Miwa.
- Je pense que c’est bon. On peut essayer, assura Miki, d’une petite voix.
La grand-mère revint auprès de sa petite fille, se rassit une nouvelle fois sur le pouf et attendit quelques secondes avant d’introduire la suggestion, qui se devait d’être claire et précise pour aller droit à l’essentiel.
- Lorsque je dirai le mot « cauchemar », tu te replongeras dans celui qui te hante chaque nuit. Tu en noteras tous les détails afin que je puisse t’en libérer.
Miki observait discrètement sa grand-mère qui avait elle-même les yeux fermés, persuadée de sa puissance hypnotique. La jeune fille joua néanmoins le jeu, ne voulant pas vexer Miwa, qui mettait tout son cœur à l’ouvrage. Soudain, la vieille dame rouvrit les yeux sans prévenir, le plongeant doucement dans les iris brunes de Miki.
- Tes paupières sont lourdes, tu sens la fatigue qui s’empare de toi et tu as du mal à lutter. Laisse-la t’emporter doucement dans les tréfonds du sommeil, inutile de te battre contre elle car elle finira par gagner.
Un poids pesait désormais sur les épaules de Miki, qui se sentit soudainement lasse, sans énergie. Elle bâilla, une somnolence persistante ne la quittant plus. Elle qui ne croyait pas au pouvoir de l’hypnose revoyait son jugement, certaine que son état de fatigue actuel n’était pas une coïncidence. Ses paupières s’abaissèrent lentement, plongeant progressivement dans un sommeil artificiel et sans rêves. La voix de Miwa se faisait plus lointaine, et pourtant, un mot résonna tout de même dans son oreille. « Cauchemar ». Elle n’était pas prête, pas maintenant. Elle voulut rejeter cette suggestion directe, elle ne voulait pas se replonger dans ce souvenir atroce qui lui arrachait sauvagement ses parents. Elle refusait de revoir ces images qu’elle pensait effacées de sa conscience, archivées loin, très loin dans sa mémoire. Et pourtant elle revivait ce cauchemar, pour mieux s’en débarrasser.
Les larmes roulèrent malgré elle sur ses joues pâles, avant d’être prise de spasmes. Elle secouait sa tête de gauche à droite avec violence, voulant à tout prix faire disparaître les images de massacre qui la hantaient tant. Brusquement, elle ouvrit les yeux et fixait le plafond sans le voir. Aucun son ne sortait de sa gorge bien qu’elle eut envie de hurler sa douleur au monde entier. Les mains de Miwa vinrent se poser sur ses joues blanches, l’invitant calmement à retrouver le chemin de sa voix. Les yeux plongés dans les siens comme elle l’avait fait plus tôt, la vieille dame tenta de rester tranquille même si la culpabilité l’étreignait malgré elle.
Miki retrouva peu à peu la voix de la raison, se tranquillisant au fil des paroles douces et rassurantes de son aînée. Lorsqu’elle sortit de son état hypnotique, elle se sentit vide et ne désirait que prendre un bain bien chaud pour se détendre et ne plus penser à rien. Les perles d’eau salée continuaient leur descente, finissant par s’écraser sur le coussin qui reposait sous la tête de l’adolescente. Lorsque Miki retrouva ses esprits, elle s’empara de la main de sa grand-mère avant de fondre en un torrent de larmes, qu’elle ne parvenait pas à maîtriser. Miwa la serra contre elle, lui demandant pardon de lui avoir fait revivre un traumatisme passé précédemment enfoui. Ses mains se baladaient dans les cheveux doux de Miki, cherchant inconsciemment à l’apaiser.
- Je suis désolée ma chérie… J’aurais dû me douter que ça n’allait pas être facile pour toi, que ce cauchemar devait être lié à ton traumatisme, s’excusa Miwa.
Miki eut simplement le courage de secouer la tête négativement, sachant pertinemment qu’elle n’y était pour rien. Elle avait aussi désiré tenter l’expérience, elle était en partie responsable. Elle se recula légèrement de la poitrine chaude et rassurante de son aînée afin de pouvoir plonger ses yeux rougis et gonflés d’avoir trop pleuré dans ceux larmoyants de Miwa. Reniflant brièvement puis se râclant la gorge plusieurs fois afin de s’éclaircir la voix, elle s’exprima :
- Ce n’est pas de ta faute. Dans le fond, je crois que je suis soulagée d’avoir pu revoir ces images oubliées. Maintenant, je ne vis plus dans le néant, je sais ce qu’il s’est passé le jour de la mort de papa et maman.
Miwa arqua ses sourcils, se demandant ce que sa petite-fille pouvait lui apprendre sur ce passé douloureux. Elle-même ignorait tout des événements, les policiers n’ayant pas souhaité lui dévoiler le moindre détail de cette affaire. Elle savait que ce n’était pas joli, que c’était même quelque chose d’atroce seulement sa curiosité n’avait jamais été assouvie. Jamais elle n’avait su les réelles raisons de la mort de sa fille unique et de son gendre. Elle entrouvrit la bouche, prête à demander à Miki ce qu’il s’était passé avant de se raviser, considérant que la jeune fille était déjà assez choquée pour en rajouter.
- Je sais ce que tu veux… Que je te dise ce qu’il s’est passé. Je peux te le dire, maintenant. Il faut juste que tu saches une chose : ils ont tous les deux soufferts. Je n’ai pas vu grand-chose, car maman m’avait enfermée dans le placard de la cuisine lorsqu’elle a vu les mercenaires ennemis arriver. Elle m’a protégée au péril de sa vie.
Miki baissa les yeux. Ne se sentant pas à l’aise en position semi-assise, elle se redressa et s’assit en tailleur dans le canapé. Ses yeux se plantèrent dans l’horizon, fixant l’hôtel sur lequel reposait la photographie du mariage de ses parents. La bougie qui était tout le temps allumée était désormais éteinte, comme si la flamme avait été balayée en même temps que les images aient retrouvé le chemin de la mémoire de la jeune survivante du massacre. Elle soupira, regarda ses mains un moment, contenant à nouveau les larmes qui menaçaient de se frayer un chemin au-delà de ses paupières.
- Lorsque j’étais dans ce placard, j’entendais à peine ce qu’il se passait dans la pièce voisine, parce que seuls les battements de mon cœur et ma respiration bouchaient mes oreilles. J’avais peur, je n’ai jamais vraiment aimé être dans le noir, cet événement a provoqué une véritable phobie chez moi.
- Ces soldats… ils…
- Ils ont tués maman et papa. Maman a été abattue de plusieurs balles, papa lui, a presque été décapité dans notre jardin. Je n’ai rien vu, j’ai seulement entendu les cris étouffés de chacun d’eux. Ils sont morts, et moi je suis là…
Miwa saisit la main de Miki. Elle pouvait se douter de la culpabilité qu’elle devait ressentir, cet événement n’était pas anodin dans la vie d’une petite fille. Elle la déplaça calmement pour la déposer sur sa joue, lui ôtant les quelques larmes qui coulaient dessus d’un geste du pouce.
- Miki… Ma puce… Je suis terriblement désolée.
- Ce n’est rien, mamie. Maintenant que je sais, je vais pouvoir lutter contre ce cauchemar.
La vieille dame lui sourit tristement avant d’amener sa petite fille dans une embrassade chaleureuse et rassurante. Elle caressa les longs cheveux châtains de Miki lorsqu’elle la sentit resserrer son étreinte, pressant leur poitrine entre elle. La petite voix timide de l’adolescente s’éleva au creux de son oreille, hésitante :
- Dis… Tu m’apprendras l’hypnose et l’autohypnose à moi aussi ?
Miwa se recula, voulant scruter attentivement la jeune fille, incertaine de ce qu’elle venait de lui proposer. D’un air faussement surpris, la vieille dame ne tarda pas à lui répondre :
- Bien sûr ma chérie… Tu transmettras cette faculté à ta fille, plus tard, qui sera aussi belle et intelligente que toi.
OoOoOoOoOo
La jeune femme posa une main sur le bas de son ventre à l’évocation de l’arrière-petite-fille tant rêvée de sa grand-mère. Malgré son passé plus ou moins chaotique, Miki comprit qu’il était peut-être temps pour elle d’avancer, de vivre une vie normale et de laisser une chance à cette petite vie qui allait croître au plus profond d’elle-même. L’idée d’avoir une fille créa un beau sourire sur son visage, sourire que ressentit Falcon et qui était communicatif.
- Peut-être que c’es ta grand-mère qui a la clef de notre futur… Cet enfant… On pourrait…
- Le garder. Ma grand-mère aurait été si heureuse de me savoir en train de reconstruire ma vie.
- Alors… On peut essayer…
La jeune femme ne se faisait pas d’illusion, que ça n’allait pas être facile tous les jours, mais elle se sentait prête. Pour sa grand-mère. Pourtant, son visage se referma subitement :
- Hayato… Ce jour-là, tu as vu le corps de ma mère. Je le sais puisque tu sortais de notre maison lorsque je t’ai rencontré. Tu avais vu qu’elle était enceinte, pas vrai ?
Son mari ne dit mot, se contentant uniquement d’opiner du chef. Il serra un peu plus la main de sa femme dans la sienne.
- Et ce jour-là, les soldats ne l’avaient pas uniquement tuée. Ce que je veux dire… Je n’étais sûre de rien lorsque j’étais gamine mais maintenant j’ai besoin de savoir… Est-ce qu’elle a été violée ?
Le colosse se mot à déglutir, ne sachant quoi répondre. Il savait qu’il n’était plus face à une enfant de huit ans, qu’il subsistait encore des zones d’ombre dans son passé et qu’elle avait ce besoin pressant de les éclaircir. Seul un mot parvint à s’échapper d’entre ses lèvres, un seul petit mot qui fit voler en éclat la stabilité émotionnelle de sa femme, qu’elle était parvenue à contenir jusqu’à ce moment-là.
- Oui.
C’était la goutte de trop pour Miki. Les larmes se déversaient de ses canaux lacrymaux tel un déversoir d’orage trop plein.