Les années du silence

Chapitre 5 : Chocolat Chaud

3715 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 28/10/2024 17:24

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           Miki ouvrit les yeux abruptement. Les battements de son cœur étaient si rapides et puissants qu’elle pouvait les entendre dans ses oreilles. Des gouttes de sueur perlaient sur son front, glissant le long de ses tempes, mouillant ses cheveux châtains avant de s’écraser sur son oreiller. Elle ne parvenait pas à bouger, tétanisée par le même cauchemar mystère qui la secouait depuis plusieurs jours. Recouvrant petit à petit ses esprits, elle se redressa. Le soleil était déjà levé et des rais traversaient l’espace des rideaux opaques de sa chambre, lui chatouillant le nez et réchauffant délicieusement la pièce. 

           Elle pivota son visage pour regarder l’heure, comprit qu’elle son réveil n’allait pas tarder à sonner et l’éteignit avant de poser ses pieds sur le parquet froid. Se levant, elle étira ses membres et son dos tout engourdis, les jambes tremblantes et se dirigea vers la salle de bain. Sa grand-mère, au rez-de-chaussée, était déjà levée et s’affairait à préparer le petit déjeuner. Elle pénétra dans le vestiaire, retira son pyjama humide qu’elle plaça dans le panier à linge sale avant d’entrer dans la sous-pièce humide et fit couler l’eau de son bain. Elle lava son corps nu, assise sur son tabouret, à l’aide d’une simple bassine et d’une pomme de douche puis se hâta de prendre place dans la baignoire où l’eau chaude caressa sa peau. Désireuse de se détendre, elle fut déçue de constater que rien n’y faisait, que seule la peur ressentie lors de la précédente nuit l’envahissait. Elle n’osait pas fermer ses yeux, fixant un point dans la pièce, dans le vide. Une petite voix la tira de sa torpeur, l’invitant à venir prendre son petit-déjeuner. La jeune fille sortit de l’eau, enfila un peignoir couleur lavande, enroula ses cheveux dans une serviette et se dépêcha de sortir de la pièce pour regagner sa chambre. 

           Son uniforme était accroché à un cintre sur l’armoire, fraîchement repassé et prêt à être enfilé. Elle s’en empara une fois ses sous-vêtements mis puis se vêtit de sa jupe grise plissée jusqu’aux genoux, de sa chemise blanche, de son nœud papillon aux mêmes couleurs pourpres que sa veste. Elle s’approcha de sa coiffeuse, attacha ses cheveux en une haute queue de cheval et maquilla brièvement ses yeux dans l’objectif de masquer un maximum les cernes. Une fois préparée, elle attrapa son sac pour les cours et descendit les marches menant à la cuisine. 


-       Bonjour, mamie, dit-elle, la voix fatiguée. 

-       Bonjour ma chérie, répondit-elle. Tu as une mine blafarde encore aujourd’hui, tu es sûre que ça va ? 

-       Oui, ne t’inquiète pas. J’ai juste mal dormi, encore… 

 

           Miwa se tourna vers elle, perplexe. Les sourcils légèrement froncés, elle observa sa petite-fille prendre place en face d’elle. 


-       Tu as encore fait ce même cauchemar ? Celui où tu ne te souviens de rien ? 

 

           Miki se tut, hochant simplement la tête et prit son omelette qu’elle déposa dans son bol de riz. Sa grand-mère, se sentant concernée et inquiète pour sa petite fille, ne vit qu’une seule façon de faire disparaître, ou au moins faire diminuer, la fréquence de ses mauvais rêves. Elle hésita quelques instants, buvant une gorgée de son café avant de s’exprimer : 


-       Ecoute, ma puce… J’ai peut-être une solution pour soulager tes nuits. 

 

                       Miki leva la tête pour observer sa grand-mère, impatiente de savoir ce qu’elle allait proposer. 


-       Cela va te paraître un peu particulier, peut-être même que tu n’y croiras pas mais… 

-       Mais ? N’aies pas peur, je suis ouverte à tout. 

-       Mais c’est une pratique que je tiens de mes ancêtres. Feue de ta maman maîtrisait également cette maîtrise traditionnelle. 

-       De quoi s’agit-il ? 

 

           Miwa marqua un long temps de pause, jaugeant la réceptibilité de sa petite fille. Voyant ses yeux bruns grand ouverts, elle saisit qu’elle pouvait lui faire confiance et qu’elle n’allait pas la juger comme d’autres l’avaient fait avant elle. 


-       De l’hypnose et de l’autohypnose. Je pourrai t’aider à trouver de quel cauchemar il s’agit puis je pourrai t’apprendre à t’auto-hypnotiser afin que tu puisses dormir sereinement. 

 

           Miki cessa tout mouvement, cherchant à comprendre si ce qui lui avait été dit juste avant était réel. Elle ignorait que ses aïeux savaient hypnotiser, que cet art ancestral était véridique. Elle se mit à réfléchir rapidement, se sentant prête à tout pour enfin passer une bonne nuit. Elle opina plusieurs fois du bonnet, indiquant à Miwa qu’elle était d’accord. 


-       C’est d’accord. De toute manière, je ne suis pas contre essayer de nouvelles choses, si ça peut me permettre de mieux dormir. 

 

           Un sourire étira les lèvres de sa grand-mère, heureuse de percevoir combien l’ouverture d’esprit de sa petite fille était grande. Elle jeta un coup d’oeil à la pendule, finit de boire son café en une gorgée et se leva. 


-       On essaiera ce soir, d’accord ? Je risque de rentrer en fin d’après-midi, ça te va ? 

-       Bien sûr, mamie. Quant à moi, j’ai rendez-vous avec Toshi pour réviser les mathématiques pour notre prochain devoir. 

 

           Miwa se mit à sourire en coin, lançant des regards soupçonneux à Miki. La jeune fille fit en sorte de ne pas les voir, se doutant que sa grand-mère s’inventait des choses qui n’existaient pas. Pourtant, il était vrai qu’elle se posait des questions sur les sentiments qu’elle ressentait envers le jeune homme. Mais elle le savait, elle n’aimait qu’un seul homme, et celui-ci l’avait lâchement abandonnée. 


-       Je trouve que tu passes beaucoup de temps avec ce jeune homme… 

-       Ne… Ne t’invente pas n’importe quoi ! On est juste amis, lui et moi. 

-       C’est aussi ce que ta mère m’avait dit lorsqu’elle a commencé à côtoyer ton père. 

 

           Les joues rougissantes, Miki ne savait plus où se mettre, se cacha derrière son bol de riz lorsque sa grand-mère disparut, rieuse. 


-       J’en ai marre de travailler ! Ça te dit qu’on aille se dégourdir les jambes ? se mit à geindre le jeune homme. 

-       Pour aller où ? Monsieur Sakamoto va nous tuer si nous n’avons pas une bonne note. 

-       Aller quoi ! Ça fait des siècles qu’on est assis à cette table. Tu es beaucoup trop sérieuse, Miki.

 

La jeune fille poussa un soupir en fermant ses cahiers, s'avouant vaincue. Le jeune homme, quant à lui, sauta de joie en voyant sa camarade capituler face à son insistance, formant un V avec son index et son majeur de la main droite. Fourrant ses affaires dans son sac de cours en cuir, il se mit debout et pressa Miki. 


-       Aller Miki… Dépêche-toi ! 

-       Tu ne m’as même pas dit où tu voulais aller. Je ne vois pas pourquoi je devrais te suivre. 

-       Je connais un petit café dans le coin. Le propriétaire est hyper sympa, il me fait toujours des prix. 

-       Bon… C’est d’accord mais à une seule condition. 

-       Laquelle ?

-Que tu m’emmènes au cinéma la prochaine fois. 

 

Les joues et les oreilles de Miki se mirent à lui brûler. Elle ne s’attendait pas elle-même à faire cette proposition à son ami. Toshi la scrutait sans mot dire, bégayant lorsqu’une sirène se mit à sonner à l’extérieur du bâtiment, retentissant dans toute la ville. L’entièreté du bâtiment commençait à trembler, les livres peinaient à rester en place sur les étagères de la bibliothèque scolaire pendant que les lustres vacillaient. Le bruit des stylos qui tintinnabulaient dans les pots à crayons, se substituant au grondement de la terre. La panique s’empara de la jeune fille qui ignorait tout de ce qu’il se passait. La voix chevrotante, Miki s’adressa à son camarade : 


-       Toshi ! Qu’est-ce qu’il se passe ?!  

-       Vite ! Sous la table !  

 

Toshi la prit par la main, l'emmenant avec lui sous la table sur laquelle ils avaient travaillé. Le sol continuait de trembler, accentuant le malaise de la jeune fille, qui se bouchait les oreilles de ses mains. Un tremblement de terre. C'était le premier que Miki ressentait pour de vrai. Elle n'en avait connu que dans les livres de géographie et de sciences de la vie et de la Terre. Elle savait que le Japon était souvent secoué par des séismes, seulement elle ne s’attendait pas à ce que cela arrive maintenant. Quelques secondes puis tout redevenait normal. La vie reprenait dans la bibliothèque scolaire. La panique s’amenuisait lentement lorsque l’angoisse augmentait avec le son de la sirène, qui était en boucle malgré l’arrêt des secousses. Ce signal lui rappelait les champs de batailles avec les bombardements aériens qui menaçaient chacune des troupes et des civils. Dans ces instants de crainte, Falcon avait le même réflexe que Toshi : la mettre en sécurité. En cela, ils se ressemblaient, ce qui mêla davantage ses sentiments entre eux. Seulement, elle n'avait pas les bras forts et protecteurs de son bienfaiteur qui l’enserraient.

La main du jeune homme était posée sur son dos, ce qui lui paraissait être un agréable contact, elle aurait voulu que ce moment s’éternise. Lorsque la fin de l’alerte sonna, Toshi sorti le premier de sous la table, invitant Miki à faire de même. Il lui sourit gentiment, désireux de la rassurer, alors qu’elle semblait tenir à peine sur ses jambes.


-       Ça va ? Tu es toute pâle et fébrile. 

-       Oui, oui… C’est simplement que ça m’a rappelé des mauvais souvenirs, cette alerte. Ne t'inquiète pas pour moi, ça va aller. 

-       Tu… tu veux toujours m'accompagner au café ? Ou… 

-       On y va. Ne t’en fais pas. J’ai besoin de me changer les idées. 

 

Un beau sourire étira les lèvres de la jeune fille, se voulant rassurante. Le garçon l’observa, néanmoins inquiet, et la prit par la main pour l’attirer avec lui.

 

Ils arrivèrent au Takeda’s Café après une demi-heure de marche. Lorsqu’ils pénétrèrent dans le petit bâtiment, ils furent immédiatement accueillis par le gérant, qui essuyait une tasse de café. 


-       Bienvenue chez moi ! S’écria le gérant. Tiens ! Bonjour Toshi ! Tu n’es pas venu seul aujourd'hui, c’est la petite dont tu me parles souvent ? 

-       Bonjour Monsieur Takeda ! Oui, c’est bien Miki… mais il ne fallait pas le dire. 

-       Allons bon ! Cesse donc de faire ton timide, nous savons très bien que ce n’est pas le cas. 

 

Miki se tut, laissant la scène se dérouler sous les yeux, la détendant après la frayeur passée. Le propriétaire leva complètement les yeux et les posa sur la jeune japonaise, se figeant immédiatement. Miki sentait son regard insistant, ne sachant où se mettre. Elle osait à peine ouvrir la bouche pour parler, lorsque son camarade s’en chargea pour elle : 


-       Monsieur Takeda ? Vous allez bien ? 

-       Oui, c’est juste que j’ai l’impression de voir un fantôme… 

 

           Miki comprit ce qu’il insinuait. 


-       Vous avez connu ma mère, pas vrai ? 

-       Comment s’appelait-elle déjà ? 

-       Kimiko. 

-       Ah oui ! C’est ça ! Kimiko Satô. Une brave petite. Tu lui ressembles tant… 

-       C’est ce qu’on me répète souvent, rit-elle. 

 

           Toshi suivit l’échange en restant mutique. Lorsqu’il sentit la conversation s’essouffler, il attira Miki à une table. Monsieur Takeda vint leur apporter la carte des boissons et des desserts puis s’éloigna pour leur laisser le temps de sélectionner ce qui leur paraissait être le meilleur pour eux. Les deux collégiens ne tardèrent pas à choisir, alertant gentiment le gérant du café. 

-       Nous prendrons deux chocolats chauds, s’il te plaît, fit Toshi. 

-       Je vous offre un petit dessert ? ajouta le gérant. C’est pour vous être déplacés dans un vieux café comme le mien. 

-       Oh ! Ne prenez pas cette peine ! S’enquit Miki, gênée. 

-       Allons les enfants, ça me fera plaisir. 

 

Le jeune homme observa attentivement sa partenaire, la dévisageant longuement sans rien dire. Il jeta un nouveau coup d’œil à la carte, choisissant une glace au thé matcha, rapidement suivi par Miki. La jeune fille hésita un moment avant de s’adresser une nouvelle fois à Monsieur Takeda : 

-       Excusez-moi… j'ai juste une question : comment était ma mère ? Je veux dire… Je ne l’ai pas beaucoup connue, je ne sais pratiquement rien d’elle. 

 

Le gérant plaça son plateau le long de son bras, sous son aisselle et se mit à réfléchir. Un sourire s’installa sur son visage aux traits tirés par l’âge. 

 

-       Kimiko était une jeune fille pétillante et pleine de vie. Elle venait m’aider au café après ses cours au lycée, elle voulait économiser pour partir en France comme jeune fille au pair. 

 

Miki eut un petit rebond, saisissant alors la raison pour laquelle la décoration de sa chambre actuelle était si française. 


-       Je comprends mieux plusieurs choses… Dîtes-moi, Monsieur Takeda, avez-vous besoin d’une serveuse en ce moment ? 

-       J'aimerais bien mais quel âge as-tu ma petite ? 

-       14 ans… mais bientôt 15, bredouille Miki. 

-       Reviens me voir lorsque tu auras 15 ans, d’accord ? 

 

Miki hocha tristement la tête. Toshi posa une main sur la sienne, cherchant à attirer son attention. 


-       Tu sais, ce n’est pas peine perdue, Monsieur Takeda te l’a dit, tu pourras venir lui demander lorsque tu auras 15 ans. Il suffit de quelques mois… 

-       Je sais Toshi. Je sais. 

 

           Le garçon ne la quitta pas des yeux, connaissant parfaitement sa camarade. Il se doutait qu’elle avait une idée en tête mais qu’elle n’osait pas lui en parler. Il ne voulut pas la brusquer, la laissant aborder elle-même le sujet si elle le souhaitait. Finalement, le regard posé sur sa main recouverte de celle de Toshi, Miki se mit à nouveau à parler : 


-       Ce rêve, je le réaliserai pour elle. Un jour, j’irai en France et je parcourrai ses terres, je longerai ses côtes et je gravirai chacune de ses montagnes. 

 

Toshi cligna rapidement des paupières. Il échangea un rapide coup d’oeil avec le propriétaire du café, lorsque la jeune fille retourna son attention vers ce-dernier : 


-       Monsieur Takeda ? Pourquoi ma mère n’a jamais réalisé ce rêve ? 

-       Parce qu’elle a rencontré un jeune, brave et beau garçon. Elle est tombée éperdument amoureuse de lui et ensemble ils ont fini par avoir une petite fille. 

 

Un léger sourire s’afficha aux coins des lèvres du gérant, ému de plonger dans ses souvenirs. Miki l’observa en silence, touchée par cette histoire à la fois belle et triste. Toshi, commençant à comprendre combien ce qu’il se passait devant lui était puissant, ne savait quoi dire, ne se sentant pas légitime à bavarder avec eux. Néanmoins, il ouvrit la bouche pour remercier Monsieur Takeda lorsque celui-ci déposa devant eux une tasse de chocolat chaud et une coupelle de glace au thé matcha.


OoOoOoOoOo

 

Les yeux dans le vague, la jeune femme se tut. Son mari ressentit les émotions qui la submergeait de plus en plus, qu’elle peinait à contenir au fur et à mesure que son récit avançait dans le temps. Il s’apprêta à parler lorsque sa femme le prit de court : 

 

-       Toute cette histoire doit te paraître folle, pas vrai ? 

-       Pas du tout, répondit la voix grave. En quatorze ans, c’est normal de vivre plein de choses et d’en apprendre tout autant. 

 

Miki lui sourit. Falcon se redressa sur sa chaise puis se leva pour se diriger vers le bar. La jeune femme, étonnée, l’examina de ses yeux, se demandant ce qu’il faisait. Le colosse s’abaissa, sortit une bouteille de lait du frigidaire et le fit chauffer dans une casserole. Il prépara le chocolat qu’il mit au fond de deux tasses puis déversa le lait chaud dans le contenant. Avec délicatesse, il apporta les chocolats chauds à la table où ils étaient installés. 

 

-       Tu as toujours aimé le chocolat chaud. Tu disais que… 

-       Qu’il n’y a rien de plus réconfortant que du chocolat chaud, je m’en souviens, compléta Miki. Merci Hayato. 

-       De rien. Il marqua un arrêt, réfléchissant puis poursuivit : Alors comme ça, c’est grâce à ta grand-mère que tu as appris l’hypnose ?  

-       Oui… Mais parfois j'aurais aimé ne pas le savoir. 

 

           Falcon étudia attentivement l’aura de sa femme, qui était complètement trouble. Délicatement, il reposa sa main sur celle fine de son épouse, lui indiquant qu’il était présent pour elle.

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