Les années du silence
Octobre 1974
Le miroir lui renvoyait une image qu’elle ne connaissait pas d’elle-même. Dans son uniforme scolaire, elle semblait être une poupée de porcelaine qu’on avait déguisée. Les cheveux lâchés seulement maintenus par un bandeau aux couleurs pourpres de son uniforme, elle ne se reconnaissait pas. Le cœur battant à la chamade dans sa poitrine lui rappelait qu’elle allait bientôt entrer dans un nouveau chapitre de sa vie. Elle redoutait malgré elle le moment où elle passerait les portes de sa salle de classe, alors qu’une hiérarchie était sans doute déjà établie.
Elle descendit les marches, s’installant autour de la table de la cuisine pour prendre son merveilleux petit-déjeuner traditionnel préparé par les soins de sa grand-mère. La bonne odeur d’une omelette juste prête et du riz blanc agrémenté de natto lui mettait l’eau à la bouche. Elle se servit sous le regard attendri de son aînée.
- Tu ne paniques pas trop à l’idée d’aller à l’école ? Tout ça doit être nouveau pour toi, tu es en droit de stresser.
- Ne t’en fais pas, mamie. Tout va bien se passer, la rassura-t-elle. Merci pour ce petit-déjeuner, avec ça, je serais repue jusqu’au déjeuner.
Miwa lui sourit, restant tout de même inquiète pour sa petite fille dont la vie l’avait privée de beaucoup de choses. Elle craignait notamment que les autres élèves ne se comportent méchamment avec Miki. Les brimades et bizutages étaient courants dans les établissements scolaires, mais étaient souvent tus pour ne pas élimer la réputation des écoles. La vieille dame resta silencieuse jusqu’au moment du départ de sa petite fille, le cœur serré. Elle épia sa petite fille jusqu’à temps qu’elle ne puisse plus la voir, rentra dans sa maison et partit travailler à son tour.
Miki errait dans les couloirs de son collège. La matinée s’était écoulée sans encombre, même si elle avait senti beaucoup de paires d’yeux indiscrets se poser sur elle. Dans son dos, elle entendait des messes basses. Elle se sentit comme une bête de foire. Pendant les temps de pauses, elle fut alpaguée par des groupes de filles à qui elle devait rendre des comptes sur la raison pour laquelle elle était arrivée en cours d’année. Miki se doutait que des rumeurs commençaient déjà à circuler sur elle.
Les mains liées derrière le dos, elle prenait le temps de lire toutes les affiches qui décoraient l’allée vitrée, à la recherche d’un club dans lequel aller. Le théâtre, la danse, un club de lecture, rien ne l’attirait réellement. Elle cherchait, en vain, quelque chose qui pourrait lui faire travailler sa visée, comme lorsqu’elle apprenait à manier les armes aux côtés de Falcon. Seulement, elle le savait, ce n’était pas dans un établissement scolaire qu’elle allait trouver un stand de tir. Néanmoins, ses yeux se posèrent soudainement sur une affiche de tir à l’arc. Elle lut les détails de l’inscription, le lieu et l’heure de rendez-vous et se promit d’aller y faire un tour. Ayant débarqué dans cette école après la rentrée scolaire du printemps, elle se devait de se faire une place au sein d’une communauté, pour ne pas se retrouver seule. Les clubs étaient un excellent moyen d’apprendre à faire connaissance avec d’autres personnes, et le tir à l’arc était un sport parfait pour travailler sur son tir.
Le mercredi suivant son arrivée, à la fin de son dernier cours de mathématiques, elle se hâta d’aller derrière le gymnase de l’école. Le temps était radieux, le soleil caressait son visage et faisait ressortir la couleur pourpre de son uniforme scolaire. Elle ignorait où aller lorsqu’elle s’aperçut que des cibles étaient placées de-ci de-là sur terrain de basket extérieur. Elle nota la présence uniquement masculine pour cette discipline et se fit la remarque que ça ne devait pas être anodin. Elle s’approcha d’un des garçons qui était dans sa classe et qui lui paraissait être le meneur.
- Toshi ? l’appela-t-elle.
Le garçon, en entendant son prénom, se retourna et la dévisagea un moment avant de lui répondre.
- Qu’est-ce que tu viens faire ici, la harpie ?
La jeune fille ne releva pas le surnom dont l’avait affublé le jeune homme aux cheveux noir de jais.
- Je viens pour m’inscrire au tir à l’arc.
- C’est pas du tir à l’arc, c’est du Kyudo. Et puis ce n’est pas pour les filles dans ton genre. Ça demande de la dextérité et de la force, c’est du tir à l’arc guerrier. Les femmes ont-elles une place dans la guerre ? La réponse est non. Maintenant va-t’en.
Miki le regarda, sidérée de voir un tel comportement chez un garçon de son âge. Elle, qui avait passé une partie de sa vie sur les fronts et qui savait utiliser une arme à feu, se sentit vexée et touchée en plein cœur de comprendre combien la vision des japonais était encore biaisée sur les femmes. Elle posa son sac de cours sur le sol, prenant garde à ne pas le balancer dans sa colère naissante.
- Et si je te prouve le contraire, tu me laisses m’inscrire à ton club ?
Toshi haussa les épaules, dédaigneux. Il savait pertinemment qu’il avait raison, que ce n’était pas la petite nouvelle qui allait bouleverser toutes les règles préétablies. Il croisa les bras sur son torse, donna un coup de menton sur l’avant et leva la tête. Ses copains le regardèrent, curieux de connaître l’issue de cette prise de tête avec une fille.
- Vas-y. Je te laisse trois flèches pour viser le centre de la cible. Si tu y arrives, alors tu pourras intégrer le club. Si tu échoues, tu pourras peut-être intégrer le club des Geishas !
Ses camarades pouffèrent de rire à cette remarque, qui n’eut que la prétention d’envenimer la colère que ressentait la jeune femme. Elle mit le bracelet que lui tendait, rieur, un autre garçon qu’elle ne connaissait pas avant de saisir l’arc. C’était la première fois qu’elle en voyait un en vrai, et il était vrai qu’elle ne savait pas en faire. La boule au ventre, peu confiante, elle saisit une première flèche, la plaça entre l’encoche et la poignée, ferma un œil avant de relâcher la corde. La flèche se planta devant la cible. Miki grimaça, pendant que les rires des garçons augmentèrent. Soupirant, elle refit le même geste, se concentra une nouvelle fois mais rata de nouveau sa cible. Derrière elle, Toshi la brima sur son incapacité à mettre une flèche sur une cible, répétant une nouvelle fois son discours.
Elle ferma les yeux, mit sa nouvelle et dernière flèche entre la corde et la poignée, étira la corde et les mots de Falcon lui revinrent à l’esprit.
“ Baisse les épaules, bombe le torse, le dos bien droit. Respire en cadence, fixe ta cible avec le viseur et tire lorsque tu le sens. Tes pieds doivent bien rester ancrés dans le sol.”
- Cette flèche est pour toi, Falcon.
Elle ouvrit les yeux, se concentra sur les paroles en résonance dans son esprit avant de lâcher la corde. La flèche pivota plusieurs fois sur elle-même avant d’aller se planter en plein coeur de la cible. Les garçons cessèrent brusquement de se moquer d’elle, bouche-bée par la scène. Miki, fière de son petit effet, bomba le torse et passa devant eux, la tête haute.
- Alors ? Je peux intégrer le club maintenant ?
Il fallut un peu de temps à Toshi pour reprendre ses esprits et lui répondre. Bégayant, il chercha à comprendre par quel miracle elle était parvenue à un tel résultat.
- C-Comment tu as fait ça ?
- Il se pourrait que j’étais une femme commando avant de me retrouver dans ce collège. Et oui, il y a des femmes dans l’armée.
Le groupe de garçon se lança des regards penauds avant de scruter la jeune fille, qui fit balancer ses cheveux châtains derrière sa nuque. Toshi, piteux, lui fit remplir une feuille de renseignements. Il se gratta l’arrière du cou, ne sachant pas quoi dire de plus, se sentant affreusement bête d’avoir ainsi réagi avec elle.
- Ecoute, je m’excuse… Il est vrai que nous, les hommes, n’avons pas le monopole de cet art. Je n’avais pas à te juger sans te connaître.
- Tu es tout pardonné ! fit-elle, un grand sourire aux lèvres. Je suis plutôt ravie que vôtre égo ait été remis à sa place.
- C’est vrai, ça ne peut pas nous faire de mal. Amis ?
Le jeune homme lui tendit sa main. Miki posa ses yeux dessus et ne mit pas longtemps avant de réagir. Elle s’en empara avec joie.
- Amis ! Quand sont les entraînements ?
- Mercredi après le cours de maths. Tu nous apprendras ta technique pour viser aussi bien.
- Oh ! C’est un secret que je détiens d’un homme bon et fort, je ne sais pas si je peux le divulguer.
Elle lui fit un clin d’œil taquin, ce qui eut le mérite de faire rougir son camarade. Tandis qu’elle se détourna, le jeune homme la retint par le bras. Il fit signe à ses camarades de déguerpir, voulant se retrouver seul avec la jeune fille, qui le parcourait des yeux, surprise. Il l’attira vers des gradins en bois à la peinture blanche écaillée, mutique et l’invita à s’asseoir. Miki arqua un sourcil, désireuse de connaître les raisons de ses agissements. Le jeune homme avait les joues et les oreilles rouges, ce qui lui décrocha un sourire.
- Qu’est-ce qu’il y a Toshi ? Tu veux boire quelque chose ? J’ai de l’eau dans mon sac, si tu veux.
- N-Non. Miki… Tout à l’heure, je n’ai pas été très sympa avec toi.
- Je te l’ai dit, tu es déjà pardonné.
- Ce que je veux dire, c’est qu’une rumeur dit que tu as déjà tué quelqu’un… Ce… C’est vrai ? Enfin… Vu que tu as dit que tu as déjà servi dans l’armée… Je…
Toshi se grattait le bras, nerveux et ne savait plus où se mettre. Miki le toisa un moment sans mot dire avant de partir dans un fou rire incontrôlable. Le jeune homme releva ses yeux noirs pour la scruter à son tour, surpris de sa réaction.
- Bien sûr que j’ai tué plein de gens ! J’ai même abattu mes propres parents alors que je n’avais que huit ans ! Il faut bien apprendre à se défendre dans un pays en guerre, non ?
L’adolescent chercha à démêler le vrai du faux dans la réponse de la jeune femme. Il cligna des yeux plusieurs fois, légèrement inquiet avant de comprendre que l’adolescente avait simplement utilisé du sarcasme.
- Rassure-toi, je n’ai pas de sang sur les mains.
Miki prit appui sur ses mains sur le bord du banc, plongeant son regard brun dans l’horizon. Ses cheveux lâchés voletaient avec la douce brise d’un été approchant.
- Lorsque j’ai perdu mes parents, je n’avais nulle part où aller. C’est un mercenaire qui m’a trouvée, alors que j’étais cachée dans les bois, pieds nus. Il m’a recueillie avec ses camarades. Avec lui, j’ai appris à manier les armes à feu, mais jamais il n’a accepté que je l’accompagne sur les fronts. Il me laissait toujours à l’arrière, aux camps, et j’avais plutôt tendance à étudier sinon je me faisais houspiller à son retour. Il ne voulait pas me mettre en danger, et c’est certainement pour cette raison qu’il m’a laissée seule à l’aéroport, il y a quelques semaines.
La jeune femme se tut. Au loin, les sonorités de la rue retentissaient. Le jeune homme mangea des yeux l’adolescente qui était à ses côtés. Il ne pouvait s’empêcher de la trouver forte et courageuse, tout en culpabilisant de l’avoir mal jugée et d’avoir cru aux rumeurs.
- Alors tu n’as vraiment tué personne. Comment s’appelait cet homme dont tu parles avec des étoiles dans les yeux ?
- On l’appelait Falcon. Mais moi, je connais sa véritable identité.
- Tu sais où il est en ce moment ?
- Non, mais je me jure de le retrouver un jour, et je l’épouserai comme il m’a promis.
OoOoOoOoOo
Falcon se laissa retomber le dos contre le dossier de la chaise. Plus le discours de sa femme avançait, plus il comprit combien il avait manqué de détails importants de sa vie. Une pointe de jalousie à l’énonciation du prénom de ce Toshi. Il se doutait qu’en quatorze années, Miki n’était pas restée la jeune fille prude qu’il avait laissée à l’aéroport, qu’elle avait vécu des aventures diverses et variées. Il déglutit, remettant de l’ordre dans toutes les informations que son épouse lui avait fourni en un court laps de temps.
En dehors du café, la nuit était bien installée et les véhicules se faisaient légèrement plus rares. La ville était illuminée de mille feux, des jeunes sortaient pour faire la fête lorsque des travailleurs rentraient chez eux. Il s’éclaircit la gorge, détourna ses yeux de Miki pour fixer une étagère, les joues chaudes de gêne.
- Ce Toshi…
- On a vécu une grosse aventure ensemble. tu es jaloux ?
- P-pas du tout ! Tu pouvais bien faire ce que tu voulais, je n’étais pas là.
La jeune femme posa son menton sur ses mains posées à plat. Taquine, elle interrogea son époux :
- Et toi alors ? Tu as certainement d’autres femmes que moi ? Ose juste prétendre le contraire, je ne te croirai pas.
Falcon ne put rien répondre, les oreilles et les joues rouges. Il toussota, alla se préparer un verre d’eau qu’il but d’une traite.
- Au fait… Comment as-tu fait pour me retrouver ? demanda-t-il dans l’espoir de détourner la conversation.
- J’étais en Provence à ce moment-là. Tu savais que tu te faisais appeler “Mammouth” en France ? Il m’a fallu du temps avant de comprendre que ces mafieux parlaient de toi.
- Je ne le savais pas… Mais comment as-tu fini en France ?
- Je te l’ai dit, j’ai vécu une énorme aventure avec Toshi. Mais avant de t’en parler, il y a d’autres choses que tu dois savoir.