Les années du silence
- J’arrive tout de suite !
Une voix légèrement chevrotante s’éleva de l’intérieur de la bâtisse en bois traditionnelle du Japon. Miki observa les environs, nota la sublime vue en hauteur que lui procurait ce coin retiré de la ville. Ses valises à ses pieds, elle patientait à côté de l’inspecteur Nogami. L’homme, qui avait insisté auprès de ses supérieurs pour accompagner la jeune fille, se tenait droit, son chapeau feutre à la main. Miki s’interrogea sur les raisons qui l’ont poussé à rester avec elle, à faire plusieurs heures de train simplement pour elle. Elle s’apprêta à lui poser la question lorsque la porte s’ouvrit, dévoilant une vieille dame avec des cheveux gris aux racines blanchissantes. Ses yeux en amande marron clair, en partie cachés derrière une paire de verres grossissants, se posèrent instantanément sur la jeune fille. Elle parut choquée, manqua de chuter, peinant à croire que ce qu’on lui avait dit la veille au téléphone était bien vrai. Sa petite fille était en vie, et elle était devant elle.
L’inspecteur saisit la vieille dame par le bras lorsque celle-ci manqua de tomber. La grand-mère le remercia, les invitant par la même occasion à rentrer. L’inspecteur maintenait fermement la vieille dame, la guida vers un fauteuil et l’aida à y prendre place.
- Merci beaucoup. Veuillez m’excuser pour cette faiblesse, s’enquit la vieille dame.
- Ce n’est rien Madame Satô. C’est plutôt à moi de m’excuser, je n’ai pas pris le temps de retirer mes chaussures, fit l’inspecteur en se grattant l’arrière du crâne.
- Oh ! Mais ça ne fait rien. Allons…
Miki resta prostrée dans le hall d’entrée, ne sachant quoi faire. Madame Satô tourna son visage vers elle, l’invitant par son regard et sans un mot à s’approcher d’elle. De part la brève conversation avec l’inspecteur, elle prit la décision de se débarrasser de ses chaussures et de mettre des chaussons tout chaud et agréables à porter. Elle gravit la marche du hall, se dirigeant, mutique, vers le petit salon. Elle ne savait pas qui était cette femme, n’ayant aucun souvenir d’elle, et pourtant une part d’elle lui disait qu’elle n’était pas une inconnue.
- Kimiko… Ma petite Kimiko… dit la vieille dame, en saisissant une des mains de Miki.
La jeune fille donna un bref coup d'œil à l’inspecteur de police avant de retourner son attention vers sa grand-mère.
- Ce n’est pas elle. Je suis sa fille, Madame Satô, expliqua Miki tendrement.
- Oh, oui… Où avais-je la tête ? Pardonne-moi, ma petite Miki, elle se tut puis reprit : Tu lui ressembles tellement. Tu as ses cheveux, ses yeux marron clair si commun à Fukuoka.
- On me le disait souvent lorsque j’étais enfant. A ce qu’il paraît, j’ai également le caractère de mon père.
- Tu ne dois plus te souvenir de moi. Je suis Miwa Satô, la dernière fois que je t’ai vue, tu étais haute comme trois pommes. Lorsque cette guerre a éclaté, j’ai immédiatement voulu vous retrouver, te retrouver. Tu n’en as sans doute rien su.
Miki déglutit, ignorant quoi répondre. Elle jeta un nouveau regard vers son bienfaiteur. Il était certain qu’elle ignorait qu’elle possédait encore de la famille dans ce bas monde. Elle était persuadée d'être la dernière de sa famille à exister et à pouvoir continuer à faire perdurer son nom. Son cœur se serra si fort dans sa poitrine qu’elle dû réprimer une grimace. L’inspecteur Nogami restait en retrait dans un coin de la pièce, dans un silence respectueux. Il toussota légèrement, regarda furtivement sa montre depuis déclara d’une voix ferme :
- Je vais y aller si je ne veux pas rater mon train. Ma femme et mes filles m’attendent à la maison.
- Mais ! Je n’ai même pas eu le temps de vous proposer un thé, restez-donc un petit peu, insista la vieille dame.
- Haha ! Non merci. J’ai assez manqué de temps avec ma famille.
- Merci Monsieur Nogami d’avoir pris soin de moi.
Miki se redressa afin de mieux s’incliner devant l’homme. Il lui sourit d’une telle manière qu’elle ressentit tout l’amour qu’il devait porter à ses filles.
- C'est naturel, je n’allais pas te laisser tomber tout de même. Désormais, tu vas pouvoir faire plus ample connaissance avec ta grand-mère. Mais s’il y a quoi que ce soit, n'hésite pas à me contacter.
Une pensée lui vint subitement, et elle était tournée vers Falcon. Elle secoua sa tête, se ravisant, ne voulant pas apporter de problème à l’homme qui lui avait sauvé la vie par le passé. Se redressant enfin, lassée de voir ses pieds, elle opina du bonnet.
- C’est promis. Merci du fond du coeur.
- Madame Satô, prenez bien soin de vous et de vôtre petite fille.
- Ne vous en faites pas pour cela, inspecteur. Merci de m’avoir ramené ma petite fille.
- C’est tout à fait mon travail, Madame. Maintenant si vous le voulez bien, je vais disposer.
Il se courba puis se dirigea promptement vers la porte d’entrée. Bientôt, le léger claquement de la paroi se fit entendre, indiquant que l’inspecteur était bel et bien parti. Seul le tic tac incessant de l’horloge accrochée au mur, près d’un poêle, se faisait entendre. Miki ne savait pas quoi dire, laissant planer le silence entre sa grand-mère et elle-même, la déroutant quelque peu. Soudain, Miwa se leva en prenant appui sur les accoudoirs du fauteuil, rejetant l’aide de sa petite-fille.
- Ne t’en fais pas, ça va aller, lui sourit-elle.
- Mais vous êtes encore bien pâle. Vous devriez rester assise encore un moment.
- Ne t’inquiète pas, je te dis. Ça va aller. Et sois gentille, ne me vouvoie pas. Tu me donnes l’impression d’être une étrangère, ce que je suis probablement un peu.
La jeune fille resta muette, se faisant la remarque qu’elle savait désormais de qui elle tenait son caractère têtu que bien souvent Falcon soulignait. Elle laissa un soupir s’échapper de sa bouche, comprenant qu’elle ne pouvait que parler dans le vide.
- Prends tes bagages, suis-moi. Je vais te montrer ta chambre, se hâta de dire la vieille dame en prenant un des sacs de la jeune fille.
- Attendez ! Attends… Je vais le prendre.
- Il en est hors de question jeune fille ! Je suis encore jeune et capable de faire plein de choses, tu sais. Je n’ai que 57 ans !
Miki ne put rien faire d’autre que d’obtempérer. Il était clair qu’elle était incapable de discuter avec une pareille tête de mule. Pourtant, la vieille dame était si blême qu’elle se demanda par quel miracle elle pouvait encore tenir sur ses deux jambes. Elles montèrent une à une les marches l’emmenant à l’étage, traversèrent un couloir et passèrent devant plusieurs portes. Miwa ouvrit l’une d’entre elles, dévoilant avant tout une magnifique vue sur la ville en contrebas, que Miki ne put s’empêcher d’observer avec stupéfaction. La pièce était lumineuse, avec une décoration personnalisée par une tierce personne. Le lit était grand et pouvait accueillir deux personnes tandis que des deux côtés se trouvaient un futon pour enfant et un berceau. La jeune fille fronça les sourcils à se détails.
Déposant les bagages sur le tapis au pied du lit, elle s’approcha doucement du berceau en bois, dans lequel était préparée une couverture tricotée avec une laine douce. Elle ne comprit pas la raison pour laquelle ce berceau était présent.
- Cette chambre… Elle appartenait à ma mère, pas vrai ?
- C’est exact. Je n’ai rien touché, elle est restée telle que ta maman, ma chère petite Kimiko, l’avait laissée.
- Mais… Pourquoi ce berceau ? Je ne comprends pas…
Miwa avança à son tour vers le lit pour bébé et posa ses mains dessus. Des larmes perlèrent dans ses yeux, ce qui amena une pointe de culpabilité dans le coeur de la jeune fille. Elle se dépêcha de se confondre en excuses, mais fut interrompue par sa grand-mère.
- Tu ne te souviens donc pas… Au moment de sa mort, Kimiko attendait un enfant.
Miki sentit ses jambes se dérober sous elle et se retrouva bientôt assise sur le matelas, moelleux au premier abord mais dont les ressorts se faisaient rapidement ressentir. Elle était blême, pensant être replongée en plein cauchemar.
- C’est impossible. Je m’en serai souvenue tout de même !
- Te souviens-tu que vous vous apprêtiez à revenir au Japon ? Ton père avait réussi à obtenir sa nouvelle mutation dans la région.
- Non… Je n’ai pas beaucoup de souvenirs de ce moment, je ne sais pas pourquoi…
Sa grand-mère s’assit près d’elle et s’empara de la main à la peau rugueuse de sa petite fille. Elle ne savait pas par où commencer pour lui expliquer clairement les choses. Elle n’était pas médecin ni même experte en psychologie, mais elle connaissait certaines choses. Elle scruta le visage blanc de Miki, cherchant à plonger ses yeux dans les siens.
- Je suppose que c’est une forme d’amnésie post-traumatique. Ton cerveau est juste en train de te protéger en cachant les détails de ta vie qui pourrait accroître ta douleur.
- Et pour nous épargner de la folie. J’ai vu trop de soldats succomber à une douleur trop grande.
Miwa garda le silence, comprenant que sa petite fille avait déjà vu, malgré son âge, beaucoup de choses qu’elle n’aurait pas dû. Un pincement au cœur vint la secouer brièvement, réalisant qu’elle n’avait pas pu la sauver de l’enfer.
- Maman était enceinte depuis combien de temps ?
- Presque 6 mois.
- Et… C’était un garçon ou une fille ?
- Un petit garçon.
Un haut-le-cœur secoua la jeune fille sans qu’elle ne sût réellement pourquoi. Le moment de la mort de ses parents était flou, revenant seulement par flashs si rapides qu’elle ne parvenait jamais à se souvenir avec exactitude. D’un autre côté, elle savait qu’elle avait été en mesure de tout expliquer à son mercenaire bienfaiteur, et que depuis ce moment, l’amnésie était sa seule meilleure ennemie. Elle déglutit rapidement, réprimant de justesse son écoeurement. Sa grand-mère pressa davantage ses doigts autour de sa main avant de la lâcher et de se relever.
- Je vais ranger le berceau. De toute évidence, il ne sert à rien. Peut-être qu’il te servira plus, dans le futur.
Miwa étira ses lèvres en un sourire, captant l’attention de sa petite fille. Elle se redressa afin d’aider la vieille dame à démonter les barreaux, à ranger les affaires et à démonter le sommier. Le lit fut rangé dans un débarras au fond du couloir.
- Je te laisse prendre tes marques et ranger tes affaires, je vais préparer le déjeuner. Si tu as besoin, je suis en bas.
- Bien, merci… Grand-mère.
- Oh ! Appelle-moi mamie, ou mémé ou n’importe.
- C’est noté, mamie.
Le sourire de Miwa s’élargit un peu plus en entendant Miki la nommer ainsi. Elle se mit à descendre les marches en prenant bien soin de ne pas glisser avec ses chaussons rose bonbon, laissant parfois le parquet craquer sous ses pas. Miki se retrouva seule dans cette chambre qui jadis, était celle de sa mère. Elle en observa la décoration, qui était sobre, avec seulement quelques images découpées de-ci de-là dans des magazines et représentant quelques lieux en Europe. Elle reconnut la Tour Eiffel, qu’elle avait tant vu dans les livres de géographies que ses camarades commandos piquaient dans les écoles désertées pour faire son instruction. D’autres monuments ornaient les murs blancs de la pièce : l’Arc de Triomphe, des châteaux comme elle n’en avait jamais vus, le Colisée, le Tower Bridge…
Haussant les épaules mais intriguée, la jeune fille commença à ranger ses affaires dans les commodes, vides, se promettant de demander à sa grand-mère les raisons d’une telle passion pour l’Europe que semblait avoir sa mère. En ouvrant un placard, elle tomba nez à nez avec un superbe kimono au motif fleuri rose et bleu. Elle n’en avait jamais mis et c’était la première fois qu’elle en voyait un vrai. Ses mains tachées par les armes à feu lissèrent le tissu de soie, savourant la douceur qu’il apportait. Fermant les yeux, elle détailla chaque partie de la tenue traditionnelle, du décolleté à la taille. Il était magnifique et donnait une telle envie à Miki qu’elle se promit de le porter un jour, probablement au détour d’une fête traditionnelle de la région.
La voix douce de sa grand-mère la ramena à elle, l’invitant à venir déjeuner avec elle. Elle termina de ranger ses affaires, rangea le futon pour enfant et descendit les marches deux par deux avant de gagner la cuisine. L’odeur qui lui parvenait était complètement inconnue pour elle, mais eut néanmoins l’audace de réveiller son estomac qui se mit à gargouiller. Elle s’assit autour de la table, observant son bol avec envie.
- Ça sent bon, qu’est-ce que c’est ?
- Une spécialité de Fukuoka, du Tonkotsu ramen. Ce sont des ramen au porc avec une soupe crémeuse. Goûte ! Tu verras, c’est excellent.
La jeune femme saisit ses baguettes avec maladresse, n’ayant eu l’habitude que de manger avec des couverts par le passé, et essaya de manger. Sa grand-mère, face à cette manière de faire, lui apprit à les manier avec patience, et se délecta de voir sa petite fille déguster son repas avec bonheur.
- Il va falloir que je t’inscrive à l’école, tu ne peux pas rester sans aucune instruction.
- Je peux travailler, si tu veux. Je suis grande, je peux t’apporter de l’argent pour t’aider et surtout pour te remercier de m’accueillir.
- Tu es ma petite fille, c’est naturel. Tu iras à l’école, et ne discute pas mes ordres. Je ne sais même pas ce que tu as fait pendant six années consécutives.
La jeune fille cessa de manger. Son regard fixé sur sa grand-mère, elle jugea s’il était bon de lui dire la vérité. N’ayant rien à cacher, elle se décida.
- J’ai été recueillie par des soldats, des mercenaires.
- Mon Dieu ! T’ont-ils fait du mal ? Ces hommes, ces soldats ont toujours des idées malhonnêtes derrière la tête, surtout avec des petites filles !
Miki fronça les sourcils tout en se redressant, voulant paraître plus grande et surtout confiante.
- Je n’ai pas eu à me plaindre. Ils m’ont chaque jour fait grandir un peu plus ; m’ont instruite du mieux qu’ils le pouvaient et m’ont appris des choses que je ne pourrai pas citer ici. L’un d’entre eux m’a particulièrement apporté énormément de choses. Il s’appelle Falcon dans le milieu.
- Je ne peux pas le croire. Je n’ai jamais fait confiance aux soldats. C’est à cause de gens comme eux que j’ai tout perdu.
La jeune fille arqua un sourcil tout en aspirant ses nouilles. Elle était happée par ce mystère qui rodait désormais autour de sa grand-mère. Elle hésita un moment avant de se lancer :
- Que s’est-il passé ?
Un ange passa avant que Miwa ne parvienne à répondre, non sans émotion.
- Je suis originaire de Nagasaki. J’ai eu ta maman alors que je n’avais que 17 ans, en 1936. Elle n’a pas de père, à proprement parlé, puisqu’il est parti lorsqu’il a su que j’étais enceinte. J’étais une fille-mère et mes parents ont à tout prix voulu me marier, ce qu’ils ont réussi à faire. J’étais heureuse. Le 09 août 1945, j’étais partie visiter une maison avec ta mère, qui avait à peine 09 ans, lorsque la bombe américaine a rasé temporairement ma ville chérie. J’y ai perdu ma famille et mon mari. Le pire dans tout ça, c’est qu’il n’y avait aucun corps. J’ai simplement inhumé des cercueils vides.
L’émotion avait submergé la vieille dame. Miki lui tendit un mouchoir en tissu, elle-même touchée par son histoire familiale maternelle. Elle essuya les quelques larmes qui roulaient sur ses joues blanches et prit la décision de ne plus l’interroger sur le passé, pour le moment.
OoOoOoOoOo
Ils étaient désormais assis autour d’une table, ayant complètement délaissé le ménage du café. Tous ces souvenirs pesaient lourdement sur le cœur de la jeune femme, qui ressentit le besoin de s’asseoir un moment au cours de son inventaire. Les mains jointes sur la table et chaudement serrées dans celle de son mari, elle savait que son histoire le touchait plus qu’il ne désirait le montrer.
- Depuis ce jour, nous n’avions pas une seule fois reparlé de cette histoire. Et la seule et unique fois où nous sommes allées à Nagasaki toutes les deux, c’était pour son enterrement, tel était son souhait.
- Tu y es déjà retournée ?
- Pas une seule fois. Je pense que la ville a dû énormément changer.
Umibozû opina du bonnet lorsqu’une question lui traversa l’esprit.
- Comment était ton intégration à l’école ? Tu n’as pas eu de soucis ? Tu sais, on a tous essayé de faire au mieux pour ton apprentissage mais…
- Ne t’inquiète pas, va ! C’était amplement suffisant. Mes années au collège et au lycée font partie des meilleures que j’ai pu vivre.