Les années du silence
À travers le hublot, la jeune femme apercevait les lumières de la capitale japonaise qui remplaçaient les étoiles. Cela annonçait l'atterrissage prochain à l’aéroport international de Tokyo Haneda, comme le lui avait expliqué un steward plutôt grand et menu. L’angoisse de cette nouvelle vie seule lui nouait l’estomac, lui coupait le souffle. Et puis, qui était cet inspecteur qui allait la recueillir ? Qu’allait-il faire d’elle ? Des tas de questions traversaient son esprit embrumé. Elle avait la sensation qu'un typhon était en train de tout emporter sur son passage, ne lui laissant que le strict minimum pour survivre.
- Mesdames, Messieurs, nous allons atterrir à l’aéroport international de Tokyo Haneda dans quelques minutes. Pour votre sécurité, veuillez attacher vos ceintures et relever vos tablettes. Il est actuellement 21 heures 47, la température extérieure est de 15°Celsius avec un léger vent d’est. Veuillez rester assis durant le roulage et jusqu’à l’arrêt complet de l’appareil. Merci de votre compréhension.
La voix féminine cessa d’énoncer ses indications. Miki se hâta d’enfiler sa ceinture autour de sa taille et observa le sol revenir peu à peu vers elle, observant les lumières de la capitale japonaise avec angoisse. Elle n’avait jamais connu la vie en ville, elle qui avait été élevée pendant ses premières années dans la campagne puis recueillie par un mercenaire aux allures de grand dur cachant une grande âme. Durant ces quelques années, elle n’avait eu aucune stabilité, bougeant chaque jour, à la recherche de groupe armé à éliminer ou des civils à sauver. Sa vie était en perpétuel mouvement, était un éternel recommencement.
Elle ferma les yeux l’espace d’un instant, ressentant de tout son être, l’atterrissage de l’avion sur la terre ferme de la ville qui l’avait vue naître. Une multitude de vibrations traversaient son corps, la faisant frissonner. Elle avala sa salive, attendit les ordres de l’hôtesse de l’air et se dégagea de la lanière qui la maintenait fermement à son siège. Elle était arrivée, seule et sans aucune idée de ce qu’elle allait devenir. Avec empressement, elle sortit de l’appareil, se dépêcha d’aller récupérer ses valises, une boule au ventre. Miki savait qu’elle allait être prise en charge par un inspecteur, elle ignorait tout de lui : comment était-il ? Quel était son nom ? De quelle manière pouvait-elle le retrouver sans avoir ne serait-ce qu’une once d’informations sur cet homme ? Ou bien, était-ce une femme ? C’en était trop pour elle. Elle lâcha ses valises sur le sol, épuisée par toute cette aventure qui jouait grandement avec ses nerfs. Elle résista face au déluge qui venait perturber sa vision quand une main d’homme vint se poser sur son épaule. Un sursaut la secoua, ne s’attendant pas à recevoir un geste dans son dos. Tournant la tête, elle vit un homme vêtu d’un imperméable gris, cachant un costume chic à la cravate parfaitement lissé. Son visage légèrement rondelet lui inspirait confiance. Il lui sourit, l’invitant ainsi à se laisser porter par lui.
- Miki Hirayama ? demanda-t-il.
Sa voix était complètement différente de celle du mercenaire, ni trop grave pour être basse, ni trop haute pour être ténor : elle était au juste milieu. Elle ne lui parut pas désagréable, augmentant son désir de lui faire confiance. Une pointe de méfiance naquit tout de même au plus profond d’elle-même.
- C’est bien moi. Comment connaissez-vous mon nom ?
- Je suis l’inspecteur Nogami, un signalement a été fait en ton nom lors de ton enregistrement. Tu veux bien me suivre ? Nous allons aller au commissariat de Shinjuku. Tu pourras y manger et te reposer, ça te va ?
La jeune femme opina du bonnet, n’ayant pas d’autres possibilités. Se saisissant des anses de ses valises, elle suivit le policier jusqu’à sa voiture. Il lui ouvrit le coffre, dans lequel il fourra les bagages, l’incita à monter du côté passager puis se plaça derrière le volant. Il mit le contact et démarra. A cette heure de la journée, les embouteillages étaient quasi inexistants. Toutefois, la quantité de gens qui déambulaient dans les rues de Tokyo était inimaginable : les bars et restaurants étaient bondés, les enseignes des hôtels semblaient briller plus que les autres et les gens semblaient heureux. Était-ce ce que Falcon appelait “le monde de la lumière” ? Elle n’en doutait presque pas. Face à ces immenses tours éclairées et devant toute cette population, elle se sentit ridiculement petite, comme piétinée par ce monde inconnu qui l’intimidait. Elle allait devoir apprendre à vivre dans un monde qui ne lui appartenait pas.
- C’est impressionnant quand on n’est pas habitué à toute cette foule et ces illuminations, pas vrai ?
- Oui…
- Je suis arrivée à Tokyo pour faire mes études à l’école de police. Je me souviens encore du choc que j’ai eu lorsque j’y ai mis les pieds pour la première fois, sans mes parents.
- D’où venez-vous ?
- Oh ! Tu ne dois probablement pas connaître. Je suis originaire d’un petit village de la préfecture de Saitama.
- Oh… Je suis désolée, je ne connais pas vraiment la carte du Japon…
Il se mit à rire, toujours accroché à son volant. Rapidement, il détourna son regard de la route pour observer la jeune femme abasourdie par la vie citadine.
- Tu as quatorze ans, c’est bien ça ?
La jeune femme approuva sans dire un mot. Un sourire doux s’installa sur les lèvres fines de l’inspecteur. Il eut l’air de réfléchir pendant quelques secondes, remontant dans sa mémoire à la recherche de souvenirs lointains.
- Ma fille aînée est à peine plus âgée que toi. Et ma seconde est un peu plus jeune. Autant te dire que tu aurais pu être ma fille.
Miki posa ses yeux sur lui. Ses yeux pétillaient à l’évocation de ses filles, nul doute qu’elles devaient être la fierté de leur père. Elle se demanda ce que cela faisait d'avoir un père. Son palpitant se contracta, lui tirant une grimace de douleur. Les mauvais souvenirs de ce triste jour remontèrent en un flash, disparaissant aussitôt.
- Elles doivent être fières de vous.
- Ma seconde oui… Ma première, en revanche… C’est un peu plus compliqué.
Miki arqua un sourcil, curieuse de connaître la suite. Son silence amena le policier à poursuivre de lui-même son explication, bien que cela fut un exercice compliqué pour lui.
- Disons que c’est une jeune adulte en devenir, et qu’elle veut briser les chaînes qui nous lient. Pour cela, elle cherche la provocation en faisant tout ce que sa mère et moi lui interdisons.
Un voile de tristesse se déposa lentement devant les iris de l’inspecteur. Il toussota en garant la voiture dans le parking souterrain du bâtiment. Il annonca d’une voix monocorde son arrivée, descendit du véhicule et pris les valises de la jeune femme. Elle le suivit, le remerciant pour son aide et fut guidée dans un bureau.
- Assieds-toi, je reviens rapidement. En attendant, repose-toi un peu, dit-il en posant ses bagages derrière elle avant de partir.
L’oeil de Miki fut attiré par une immense carte de la ville accrochée sur le pan du mur derrière le bureau. Elle s’avança calmement pour mieux la contempler. Elle pouvait y trouver des petits papiers maintenus par des punaises à certains endroits. Ses yeux parcoururent une à une les lignes inscrites sur les morceaux de post-it. Elle en déduisit qu’il s’agissait d’identité de personnes soit mortes, soit disparues. Un frisson fit trembler ses membres de part en part devant ces éventualités aussi horribles l’une que l’autre. Refroidie, elle se hâta d’aller s’asseoir et patienta de longues minutes. Ses yeux captèrent une photographie commençant à dater, de l’inspecteur avec un autre homme. Tous les deux brandissaient fièrement un diplôme devant l’objectif de l’appareil photo.
La présence de l’inspecteur interrompit ses interprétations. Il avait dans ses mains un dossier fermé avec un lacet noir. Il n’était pas très épais mais avait toutefois la chance d’exister. Il prit place face à elle, jeta un bref regard à l’image qu’elle scrutait plus tôt et s’adressa à elle :
- Bon, j’ai deux bonnes nouvelles. On a résolu un cold-case qui date d’il y a plusieurs années.
Miki plissa des yeux, ne comprenant pas où l’homme voulait en venir.
- Hurm… Lequel ?
- Le tien.
- Pardon ?
- Lorsque la guerre civile a commencé dans le pays où tu résidais, le Japon a demandé à rapatrier tous les japonais se trouvant dans ce pays. Nous avions des listes officielles, et tu en faisais partie. Seulement, nous n’avions aucune trace de toi.
- Mais ça ne change rien, puisque je n’ai plus de famille nulle part…
L’inspecteur Nogami se pencha sur son bureau, cherchant le regard de Miki. Il lui souriait de toutes ses dents.
- Elle est là, la seconde bonne nouvelle : un signalement a immédiatement été fait sur ta disparition. Tu as encore de la famille, à Fukuoka.
- De la famille ? Mais, qui est-ce ?
- Il s’agit de ta grand-mère maternelle. Son nom est Miwa Sato. On va te ramener chez elle, d’accord ?
Les joues de la jeune femme se mirent à lui brûler. Les battements de son cœur s’accélérèrent tant qu’elle manqua de s’évanouir. Elle avait de la famille, elle n’était pas seule.
OoOoOoOoOo
- Tu ne m’avais jamais dit que tu avais déjà rencontré le père de Saeko et Reika, s’étonna le colosse.
- J’ai toujours trouvé ça anecdotique. Le plus incroyable, c’est qu’au détour d’une conversation avec Saeko, j’ai appris qui était le second homme sur la photo que son père regardait. Tu ne devineras jamais !
- Si tu ne me le dis pas, c’est sûr que ça va être compliqué de deviner.
- C’était le père adoptif de Kaori. Il a fait l’école de police avec Monsieur Nohami et ils ont toujours évolué ensemble : de simples étudiants ils sont devenus équipiers, puis étaient l’un des binômes les plus importants de l’unité dans laquelle ils se trouvaient. Mais Monsieur Makimura est mort tragiquement.
- Il faut croire que c’est une malédiction pour les Nogami, de perdre ses équipiers tragiquement !
- Ce n’est drôle, Falcon, fit Miki en lui donnant une brève tape sur le torse, du revers de sa main. Mais il faut admettre que c’est une drôle de coïncidence, admit-elle en un petit rire.
- Tu vois, ça te fait rire, toi aussi.
- Ce… Ce n’est pas pareil.
- Bien sûr que si !
Elle ne sut quoi répondre face à l’évidence. Un instant de tranquillité plana dans le couple, chacun profitant du silence instauré naturellement. Tout à coup, un gargouillement vint perturber leur moment de calme. Le colosse tourna sa tête vers sa conjointe, un rictus aux coins des lèvres tandis qu’elle posa une main sur son ventre, amusée. Tout en se redressant, prête à se relever, elle annonça à son mari qu’elle allait préparer à manger. L’homme la suivit sans tarder, désireux de participer à cette tâche. La nuit était déjà bien installée, même s’il n’était que vingt-et-une heure. Les étoiles se devinaient dans la nuit d’encre malgré la pollution nocturne de la capitale japonaise.
- Au fait, avec tout ça, on n’a pas fait le ménage en bas. On mange et on s’en occupe ? demanda Miki.
- Je peux m’en charger seul, si tu veux.
- Hors de question. A deux, ça ira plus vite, lui sourit-elle. Je prépare du riz et des ramens au poulet, ça te va ?
- Tout me va, à partir du moment où je mange !
Il se mit à sourire de toutes ses dents. L’ambiance était détendue. La jeune femme se chargea du riz, qu’elle nettoya minutieusement à plusieurs reprises avant de l’égoutter et de réitérer l’action jusqu’à obtenir un riz rincé de l’amidon. Elle prépara le cuiseur à riz, versa le contenant à l’intérieur avant d’ajouter un peu d’eau puis mit la machine en route. L’autre étape consistait à s’occuper des œufs, qu'elle mit à cuire, et s’occupa des nouilles ramen. Son époux, quant à lui, coupa le poulet en petits morceaux puis commença à les cuire dans une poêle jusqu’à ce qu’ils deviennent dorés. Une bonne odeur s’éleva dans l’appartement, accentuant la faim de la jeune femme. Falcon termina de préparer les ramens, sortit deux bols, des baguettes et des verres de différents placard et installa le tout sur la table. Le repas pouvant être servi, les deux jeunes mariés s’installèrent chacun à leur place, et dégustèrent leur préparation.
- Tu es vraiment un gros menteur, Falcon.
L’homme manqua de s’étouffer avec ses nouilles, ne s’attendant pas à de telles paroles de sa femme. Il ne comprenait pas pour quelle raison il méritait une pareille accusation. Il fixa Miki dans l’attente de réponses.
- Tu savais que j’avais une grand-mère qui m’attendait quelque part, pas vrai ? l’interrogea-t-elle. Au début, je pensais vraiment que tu voulais m’abandonner sans aucun remord, que tu trouvais que j’étais un poids. Mais tout s’est éclairé la première fois où tu es venu ici. Il y a une photo de Miwa et moi sur le frigidaire, elle n’a jamais bougé. Tu l’as vue, tu l’as observé et tu n’as jamais demandé qui était cette femme. J’en ai conclu que tu savais qui c’était.
Elle se tut, lui donnant la possibilité de poursuivre par lui-même cette histoire. Elle en profita pour boire, sa gorge étant sèche d’avoir trop parlé. L’homme resta silencieux un moment, cogitant sur ce qu’il pouvait bien dire. Cette révélation soudaine lui prouva qu’il avait affaire à une femme qui avait longuement réfléchi et qui était devenue têtue, en quête perpétuelle de la vérité sur ce qu’il s’était passé ce fameux jour. Il ouvrit la bouche pour répondre, sans qu’aucun son n’en sorte. Il prit une nouvelle fois le temps de réfléchir à ce qu’il pouvait bien lui dire avant de se jeter à l’eau.
- Tu as raison. Avant de te laisser seule à cet aéroport, j’avais demandé à mon supérieur, en liaison directe avec Tokyo, de faire des recherches sur toi. C’est également lui qui a fait faire tes papiers. Je ne t’ai pas laissée seule à l’aéroport sans raison : je savais que tu avais encore de la famille au Japon.
Falcon se dépêcha de s’emparer de son verre d’eau, vidant le contenu d’une traite. Sa femme était abasourdie, la peau de son visage était devenu blême. Elle ne songea pas que d’obtenir des aveux concrets allait lui faire cet effet. Elle ne savait quoi répondre. Un seul mot lui vint à l’esprit :
- Merci. Merci de m’avoir permis de vivre les quelques années qu’il restait à ma grand-mère, à ses côtés.
Un léger sourire souleva les lèvres de Falcon. Le dîner se termina avec diverses conversations, pour la plupart, tournant autour de leurs amis et de l’incompréhension de Miki vis-à-vis des deux City Hunter.
- Non mais je te jure ! Ryô fait une magnifique déclaration à Kaori, et ces deux-là restent amis ? Je ne comprendrai jamais. Ils tournent sans cesse autour, ils se cherchent et s’apprivoisent - comme la malheureuse Kaori le peut, en tout cas - mais non ! Rien ! Je te jure, ça m’énerve.
- Peut-être qu’il vaut mieux que ça reste comme ça. Sinon Ryô finira par se faire tuer par sa camarade, rit-il.
- C’est vrai que Kaori est sans doute la seule à pouvoir abattre Saeba. Les quelques jours que j’ai passé chez eux, il n’arrivait pas à répondre clairement par rapport au fait que Kaori dégageait une aura meurtrière sacrément puissante mais qu’il ne cherchait pas à l’éviter. Selon lui, ce n'était pas la même que la mienne. Tu parles ! J’ai tout de suite compris qu’il avait des sentiments pour elle.
Elle posa son menton sur la paume de sa main, bougonnant qu’ils l'agaçaient à ne pas vouloir se mettre ensemble, que tous les éléments étaient pourtant réunis. Le repas fini, elle se leva, saisit les couverts et commença à faire la vaisselle. L’eau chaude lui fit un bien fou, elle avait hâte d’aller prendre son bain. Falcon essuya puis rangea la vaisselle au fur et à mesure lorsque sa femme termina.
- Bon ! Au travail moussaillon ! Tâchons de ne pas finir trop tard.
Jetant un rapide coup d’œil à la pendule accrochée au-dessus d’une porte, elle constata qu’il était déjà neuf heures et demi passé. Elle soupira, lasse de devoir retourner travailler mais ne se dégonfla pas. Elle mit ses chaussures dans le hall d’entrée, descendit les marches qui menaient au café, son mari sur les talons.
- Je nettoie le sol et les chaises, informa-t-il sa conjointe.
- Ne frotte pas trop fort, sinon on va encore devoir appeler une ambulance pour une fissure anale, se moqua-t-elle.
- Ne t’en fais pas, je vais y aller doucement.
La jeune épouse se mit à essuyer puis ranger la vaisselle qui était restée sur le comptoir, avant de commencer à faire l’inventaire. Le colosse, de son côté, s’empara d’un chiffon pour lustrer le comptoir et les chaises. Il redressa le menton, posa ses yeux sur sa femme, hésita à l’interroger.
- Miki ?
- Mmh ?
- Comment s’est passée ta rencontre avec ton aïeule ?
La jeune femme se figea.
- Eh bien…