Les années du silence

Chapitre 1 : L'abandon

3479 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 28/10/2024 13:41

1992

 

           Désemparée, elle ne parvenait à faire aucun mouvement. Son coeur s’emballant dans sa poitrine, la jeune femme peinait à réprimer les sanglots qui se bloquaient au fond de sa gorge. Elle fixait sans interruption le bâtonnet rose et blanc qu’elle tenait fermement dans sa main droite. Deux traits roses opposés l’un à l’autre étaient inscrits dans le petit cadre du test de grossesse. De sa main libre, alla chercher, tremblotante la boîte de l’objet, afin de vérifier attentivement si ce n’était pas une erreur. 


-       Un trait, le test est négatif. Deux traits, il est positif, se murmura-t-elle. 

 

           Un soupir las lui échappa. Sentant désormais tout le poids du monde sur ses épaules, elle se sentit contrainte de s’asseoir, sous peine de s’effondrer sur le sol froid de la salle de bain. L’endroit le plus proche était la baignoire. Elle prit la décision de s’asseoir sur son rebord, réfléchissant à toute allure à la nouvelle. Comment allait-elle pouvoir l’annoncer à son mari ? Bien entendu, elle savait que les doutes sur une potentielle grossesse étaient partagés, que c’était lui-même qui s’était chargé de passer à la pharmacie avant l’ouverture du café pour aller dénicher ce maudit test. Dans le fond, elle espérait que ce n’était qu’un simple retard, comme elle pouvait parfois en avoir en période de stress. Ce qui lui avait mis la puce à l’oreille, c’était les autres petits symptômes qui s’accordaient tous ensemble tel un orchestre symphonique. Les seins douloureux, la fatigue, de temps en temps, quelques nausées. Son mari aussi avait noté ces petits détails, il était le premier à lui avoir confié qu’elle devait au moins faire un test, seulement pour lever le voile sur leurs doutes. 

           Miki hésitait à pleurer de joie ou de tristesse. Elle ignorait ce qu’elle ressentait à cet instant, si être enceinte était une bonne ou une mauvaise nouvelle. Tout se bousculait dans sa tête, augmentant son anxiété. Ses jambes tremblaient tellement qu’elle ne pouvait pas se relever dans l’immédiat. Comment allaient-ils faire ? Un bébé, dans le monde noir des nettoyeurs, c’est un risque inconsidéré, Falcon sera d’accord avec elle sur ce point. D’un autre côté, elle avait toujours rêvé de devenir maman, d’avoir un petit être à cajoler. Son esprit rationnel rencontrant son binôme irrationnel lui donnait mal à la tête. Ce capharnaüm dans ses émotions la contraignait à devoir ralentir ses pensées. Elle avait besoin de s’allonger, de fermer les yeux, de respirer et de se laisser porter par le doux pays des rêves. 


-       Miki ? 

 

La voix grave de son époux se fit un chemin jusqu’à ses oreilles. Elle essuya furtivement du revers de la main, une larme qui était parvenue à se faufiler au-delà de ses paupières pour rouler sur sa joue blanche. Elle prit un temps pour se clarifier la voix, renifla puis inspira. 


-       Je suis dans la salle de bain. Tu… Tu peux venir si tu veux. 

 

           Elle ne savait pas comment lui annoncer la nouvelle, ni même comment il allait réagir. Les pas lourds de Falcon résonnaient dans la pièce jouxtant la salle de bain, s’approchant. Même avec son autorisation annoncée juste avant, le colosse frappa quelques petits coups à la porte avant de la pousser. A peine était-il entré qu’il sentait que Miki était chamboulée et perdue. Il ne pouvait pas la voir, seule son aura trouble trahissait l’état de sa femme. Il resta silencieux un moment, fit quelques pas dans la direction de sa femme avant de se mettre à sa hauteur. Il attendait qu’elle ose lui dire le résultat, une boule au ventre. 


-       Il est positif. Je ne sais pas depuis combien de temps ce bébé est en route, mais j’irai faire une prise de sang demain matin pour bien vérifier que ce n’est pas une erreur. Je suis… 

-       Allons en discuter ailleurs. Je doute qu’une salle de bain soit réellement le bon endroit pour parler d’un sujet aussi important. 

 

           Ressentant la fébrilité de Miki, Falcon l’aida à se relever et la maintenant par le bras comme le jour de leur mariage. D’un gest bref, la jeune femme jeta le bout de plastique dans la poubelle la plus proche. Instinctivement, ils choisirent d’un commun accord d’aller se poser dans leur chambre. Ils s’allongèrent en posant leur tête sur chacun de leur oreiller, et se mirent à fixer le plafond sans un mot. Avoir un enfant n’était pas dans leur projet respectif, considérant cette envie comme dangereuse. Pourtant, l’ancien mercenaire osait se projeter dans un futur proche avec un enfant, qu’importe le genre. Seulement, mettre au monde un bébé et devoir s’en occuper en permanence jusqu’au bout de sa propre vie, relevait d’un défi ardu et complexe. Lui qui avait évolué dans un monde de noirceur, de guerres et de mort, ne pouvait s’imaginer vivre dans la lumière de la vie. Ne sachant à quelle réponse il allait parvenir, il s’empara de la main fine et parfaitement manucurée de Miki, pour la rassurer mais aussi pour apporter du réconfort à lui-même. 


-       Hayato… Qu’est-ce qu’on va faire ? 

-       Je ne sais pas. 

-       Tu le veux ? 

-       Et toi ? 

 

           Elle se tut. Les réponses brèves de son mari ne l’aidant pas. Elle amena une main sur son bas-ventre. Elle savait qu’elle ne pouvait rien sentir, que c’était purement factuel que de chercher à trouver la présence d’un être dans son ventre, mais elle en avait besoin. Cela l’aidait à réfléchir, à se concentrer uniquement sur ce qui lui semblait être le meilleur. 


-       Honnêtement, je suis perdue. Je ne sais pas ce qui est bon ou bien. Cet enfant, c’est un cadeau de la vie… 

-       Mais ? 

-       Mais ne serait-ce pas trop risqué de le garder ? Le monde dans lequel nous vivons n’est pas celui d’un couple tokyoïte lambda. Je veux dire… 

 

           Elle marqua un temps de pause puis elle soupira lourdement. Cette fois, sa main remontant jusqu’à sa poitrine, caressant l’emplacement d’une cicatrice encore voyante, près du cœur.  


-       Avant notre mariage, je pensais qu’avoir un bébé était encore une chose possible. Les choses ont changé depuis… 

-       Parce qu’un imbécile qui en voulait à Ryô a demandé à ce qu’on nous tire dessus. 

-       Oui. Mais cela montre une chose, Hayato. Combien de personnes à notre mariage étaient en mesure de les repérer avant la fusillade ? 

 

           Le nettoyeur ne put répondre, se contentant d’attendre la réponse. Une goutte de sueur dégoulina sur son front lisse, connaissant parfaitement qu’ils étaient en nombre suffisant pour contrer l’attaque qui aurait pu coûter la vie à son épouse. 


-       Six. Nous étions Six. Saeba, Mick, Saeko et Reika et enfin, toi et moi. Et pourtant, aucun de nous n’avait flairé ces soldats hyper entraînés qui devaient probablement nous surveiller depuis des heures. 

-       Tu l’as dit toi-même : ils étaient surentraînés. Nous n’aurions rien pu faire. 

-       Exactement. Même si nous étions en infériorité numérique, aucune aura meurtrière avait été détectée par l’un de nous. Cela montre que nous pouvons être confrontés à de redoutables adversaires. 

-       Il ne s’agissait pas de nous, Miki. Nous n’étions que des dommages collatéraux. La réelle cible était Ryô. 

-       C’est encore pire. 

 

           Elle avait raison. Il ne pouvait rien rétorquer face à ses arguments. Essayait-il de se convaincre que l’arrivée de cet enfant pouvait finalement être une possibilité ? Son pouce caressa la main de Miki, frôlant son alliance en or jaune qui était la preuve symbolique de leur amour. 


-       Ma grand-mère doit se retourner dans sa tombe en voyant ma vie actuelle. 

-       Ta grand-mère ? 

-       Oui, ma grand-mère. Je l’ai retrouvée pendant les quatorze années que j’ai vécu sans toi. Et dire que tu m’avais lâchement abandonnée. 

-       Ce… Ce n’était pas la décision la plus simple que j’ai eu à prendre, figure-toi. Mais… Je ne le regrette pas. 

Il fit une pause, mettant ses pensées en ordre. Il est vrai que Miki ne lui avait que furtivement parlé de son passé, celui qu’ils n’avaient pas en commun. Il n’était pas sans ignorer qu’elle avait voyagé, qu’elle avait tenté de le retrouver par tous les moyens. Mais jamais elle ne s’était montrée aussi intime. Se râclant la gorge, un poing devant la bouche et les joues rougissantes, il parvint néanmoins à lui demander : 


-       Tu veux bien me parler de ce passé ? Tu n’abordes jamais le sujet, pourtant ce n’est pas rien, quatorze ans. 

 

           Elle serra un peu plus sa main, un léger sourire au coin des lèvres. Touchée de voir que son mari exprimait de la curiosité vis-à-vis de ce mystère, elle se replongea dans sa vie passée. 

 

 

Septembre 1974

 

           La pluie tombait à torrent. Les passants se protégeaient, certains avec leur parapluie, d’autres avec leur attaché case. Tous allaient et venaient sans prendre garde à la jeune femme qui restait immobile, ses valises posées à côté d’elle. Ses larmes se mêlaient aux gouttes d’eau froide qui se déversaient abondamment d’un nuage mécontent. La ville était plongée dans l’obscurité en plein jour, seuls des éclairs fendaient le ciel, illuminant les quelques immeubles et autres bâtiments de la ville. Le tonnerre grondait avec force, créant des vibrations dans le sol. Pourtant, la jeune femme restait immobile, ne sachant quoi faire. Elle se sentait éteinte, elle venait de perdre l’unique personne qu’elle aimait. “Goodbye forever”. Deux ridicules petits mots et c’était fini. Elle avait si mal que même son corps trempé jusqu’aux os et le froid que cela lui procurait, ne la faisait pas ciller. 

La pluie cessa de tomber au-dessus d’elle. Levant la tête, elle s’aperçut qu’un parapluie la protégeait désormais et que derrière elle se trouvait une femme. Elle avait de beaux cheveux dorés tiré en un chignon parfait à l’arrière de sa tête. Elle avait rarement vu des cheveux blonds, ayant toujours grandi dans des pays où les femmes avaient majoritairement des cheveux châtains ou noirs. Son maquillage n’était ni trop voyant, ni trop simple, juste ce qu’il fallait pour mettre en valeur ses yeux verts. A sa tenue, Miki devina qu’il s’agissait d’une hôtesse de l’air étrangère. 


-       Tu vas attraper froid ici, viens avec moi dans l’aéroport.   

 

           Elle parlait en anglais. Son accent laissait penser qu’elle n’était pas une anglophone de naissance, qu’elle avait appris la langue. La jeune femme hocha la tête, saisi ses valises et entra dans l’immense bâtiment aux vitres hautes et impeccables. La femme déposa sa petite valise sur le sol carrelé de l’aéroport, secoua son parapluie puis le ferma. Elle se tourna vers Miki et la guida vers des fauteuils mis à disposition des usagers pour leur attente. Elles s’installèrent toutes les deux. Les cheveux de la jeune femme s’égouttaient au compte goutte sur ses vêtements déjà humides. 


-       Comment t’appelles-tu ? 

 

           La première question était simple. La jeune femme était en mesure de lui répondre. 


-       Miki. 

-       Enchantée de faire ta connaissance, Miki. Moi je suis Polina. 

 

           La voix de l’hôtesse de l’air était chantante, ce qui amenait du baume dans le coeur meurtri de Miki, lui tirant un léger sourire sur ses lèvres bleuies par le froid. Elle commençait à grelotter, ce qui n’échappa pas à sa bienfaitrice, qui lui prêta sans hésiter son manteau. Miki le déposa sur ses épaules, profitant de la chaleur qu’il lui apportait.


-       Enchantée. C’est de quelle origine, Polina ? 

-       Italienne. Je viens de Turin. Tu connais ? 

-       Non, du tout. 

-       Il y a plein de choses à y faire. Si un jour tu as l’occasion, vas-y. 

 

           L’hôtesse se mit à rire d’un rire cristallin. Elle était magnifique, elle était si amicale, elle devait être une femme heureuse en façade, mais peut-être que dans le fond, elle était triste. Pour l’heure, sa joie de vivre incita Miki à se détendre. 


-       Et Miki, c’est japonais, non ? 

-       Oui. Je suis née à Tokyo mais quand j’étais petite, mon père a été muté dans un autre pays. Je n’ai pratiquement aucun souvenir du Japon. 

-       Quel âge as-tu ? 

-       J’ai… Euh… Quatorze ans. 

-       Que fais-tu toute seule ici ? 

-       Je… Euh… Je n’ai pas fugué si ça peut vous réconforter. J’ai perdu mes parents lorsque j’avais huit ans, à cause d’une redoutable guerre civile qui a éclaté dans notre pays d’accueil. J’ai simplement… Euh… 

 

           L’hôtesse posa une main chaude sur celle de Miki, plongea son regard dans les yeux fuyant de sa petite protégée et l’incita à prendre son temps sans un mot. Miki inspira puis relâcha toute l’air ingérée avant de poursuivre. 


-       Un groupe de soldats m’a recueillie et m'a gardée avec eux. L’un d’entre eux m’avait dit qu’il allait arrêter son travail, que nous allions partir tous les deux pour le Japon, mais il m’a menti et m’a abandonnée ici. 

-       Tu sais ce que tu vas faire ? Tu es toute seule, tu ne dois pas avoir d’argent sur toi. 

 

           Miki secoua la tête négativement, les larmes se logeant de nouveau devant ses iris marrons. L’hôtesse resserra sa main autour de la sienne, lui souleva le menton et l’obligea à plonger ses yeux dans les siens. 


-       As-tu un billet d’avion ? 

-       Je… Je ne sais pas. Je vais regarder. 

 

           Elle se baissa, ouvrit son sac et vit un nouveau passeport, un billet pour un vol en direction de Tokyo et une feuille attestant que Miki avait le droit de prendre l’avion seule. Le choc passé, la colère commença à l’envahir : ainsi, il avait tout prévu depuis un moment. Il lui avait menti ouvertement, sans le moindre regret. A cet instant, elle ressentit le désir ardent de le retrouver, pour lui faire payer le mal qu’il lui avait fait. 

           Polina lui prit les papiers des mains avec délicatesse. Elle observa toutes les informations, opinant du bonnet avant de se lever. 


-       Ne bouge pas. Je vais te faire enregistrer. 

 

           Miki l’observa partir à l’opposé de sa place. Son cœur battait si fort dans sa poitrine qu’elle pouvait l’entendre pulser jusque dans ses oreilles. Comment Falcon avait-il pu lui faire ça alors qu’elle comptait sur lui pour débuter une nouvelle vie, loin de la violence et de la mort ? Elle se sentait trahie. 

           Lorsque Polina fut revenue, elle invita Miki à la suivre. Grâce à elle, la jeune femme se retrouva vite installée, prête à rejoindre le pays de sa petite enfance, sans savoir comment ni pourquoi elle y allait véritablement. La nuit n’était pas encore tout à fait tombée quand l’avion décolla. L’estomac serré, elle n’avait ni le courage de boire ni de manger. Elle désirait juste s’éloigner de ce pays où le malheur paraissait s’abattre sur elle. 

 

“Lorsque tu arriveras à Tokyo, un inspecteur de Police t’attendra. Il te prendra en charge.” 

 

           Cette phrase de Polina retentit dans son esprit. Quelqu’un l’attendra au prochain aéroport, elle ne sera pas totalement seule. Comme le voulait la politesse à la japonaise, Miki s’inclina devant l’hôtesse de l’air italienne pour la remercier. Elle était déçue qu’elle ne puisse pas l’accompagner jusqu’au bout, elle qui avait eu la gentillesse de la prendre en charge alors qu’elle était complètement tétanisée. C’était une femme comme elle qu’elle voulait devenir : douce, avenante et à toujours prendre soin de son prochain.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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