Ramène-moi ! (version 2.0)
Arrivés à l'appartement, après une douche chaude et un repas pris sur le pouce, Ryo et Kaori s'étaient installés avec un thé sur le canapé. Elle allait s'assoupir pendant qu'il regardait la télévision quand la sonnette retentit. Elle avait oublié : Miki et Falcon venaient leur déposer tout ce dont ils auraient besoin pour leur "voyage de noces". Passeports trafiqués par Mick, bon de réservation, cartes, matériel de randonnée.
Pendant qu'ils leur donnaient les dernières instructions, Kaori baillait à s'en décrocher la mâchoire tant et si bien que Miki et Falcon prirent rapidement congés. À peine la porte d'entrée refermée derrière eux, Kaori monta se glisser dans son lit. Mais, malgré sa fatigue, elle eut du mal à s'endormir. Difficile de déterminer ce qui la troublait le plus : les mots de Ryo ou le baiser qu'ils avaient échangé ?
Elle se tourna et se retourna pendant un long moment puis finit enfin par sombrer, épuisée par sa nuit blanche. Son sommeil fut troublé par des cauchemars remplis de boîtes noires... Boîtes à chaussures, cercueils, discothèques, caves sans fenêtre, entreprises illicites, coffres de voiture, boîtes à chapeaux ....
— Dans quelle boîte es-tu enfermé, Ryo ?
Personne ne lui répondit, même en rêve.
Elle se réveilla bien trop tôt, le front brûlant et le dos en sueur. Comme elle avait encore mille choses à faire avant leur départ, elle se leva et s'occupa l'esprit comme elle put, afin d'oublier un temps ces obsédantes boîtes qui dansaient encore dans sa tête.
Ils prirent la route quelques heures plus tard, le coffre de la Mini plein à craquer de choses diverses et variées. Au moment de charger la voiture, Ryo s'était doucement moqué de Kaori en exhibant fièrement son unique sac à dos, lui assurant qu'il avait pris plus que l'essentiel. Mais il s'était vite excusé et l'avait aidée précipitamment à charger les sacs dans la voiture devant le regard noir que la jeune femme lui avait lancé. Une sorte d'instinct de survie lui avait soufflé que c'était là la meilleure chose à faire quand elle fronçait les sourcils de cette façon.
Ils roulaient depuis un moment maintenant et Tokyo était loin derrière eux. Kaori prenait plaisir à conduire sur des routes peu encombrées. L’autoradio en sourdine occupait le silence qui régnait dans l’habitacle. Soudain, Kaori sourit en reconnaissant une de ses chansons préférées.
— Je peux monter un peu le son ? demanda-t-elle.
Ryo hocha la tête et elle tourna un peu le bouton du volume. Aussitôt, des accords de basse très reconnaissables montèrent en intensité, bientôt accompagnés par la batterie et la guitare : "I still haven’t find what I'm looking for" de U2.
Elle ouvrit la fenêtre, laissant le soleil et le vent pénétrer dans la voiture, posant le coude sur la portière, prête à chanter à tue-tête les paroles qu'elle connaissait par cœur. Elle avait toujours bien aimé la sonorité de cette chanson mais celle-ci avait trouvé un écho particulier en elle quand Mick la lui avait traduite un jour. Elle commença à entonner :
I have run
I have crawled
I have scaled these city walls,
These city walls
Only to be with you
But I still haven't found what I'm looking for…
— Tu n'aimes pas ? demanda-t-elle en voyant que Ryo tournait les yeux vers sa fenêtre pour regarder le paysage.
— Oh, vous savez, moi, la pop anglaise... C'est un peu trop lisse et politiquement correct pour moi. Même si c'était culotté d'écrire Bloody Sunday…
Kaori sursauta et écarquilla les yeux. Ryo paraissait tout aussi surpris qu'elle de ce qu'il venait de dire. Il ajouta, ne parvenant pas à retenir ses mots :
— Et je préfère un bon vieux Metallica. Les Américains ne savent pas faire de bon café mais, ...
— ...le rock, ça, faut leur laisser : "Master of Puppets", ça c'est de la musique ! ajoutèrent-ils à l'unisson avant d'éclater de rire.
Troublé, il lui dit :
— Apparemment, on a souvent eu cette conversation !
— Je ne te le fais pas dire !!! C'est super, tu commences à te souvenir de certaines choses.
— Mmmm, moi je trouve ça frustrant de se rappeler d'une chanson insignifiante et pas de notre rencontre.
Elle se reconcentra sur sa conduite, le regard porté droit devant elle, soudain redevenue très sérieuse :
— Avec le recul, je ne suis pas certaine que cette chanson soit si insignifiante que ça pour toi, tu sais.
— Si je ne me trompe pas, "Master of Puppets", ça parle de drogue ?
— Oui et de l'asservissement qu'elle entraîne.
Elle se mordit la lèvre. Elle ne pouvait dire à Ryo, comme ça, maintenant, de but en blanc, qu'on lui avait inoculé du PCP à son insu. Elle n'allait pas lui raconter que ça l'avait non seulement rendu complètement fou mais, en plus, qu'il avait failli mourir au moment de la crise de manque qui avait suivi. Observant le trouble évident de la jeune femme, Ryo soupira longuement puis détourna le regard vers la vitre passager.
— Alors, je dois aussi me préparer à encaisser un passé de junkie, c'est ça ?
— Non. Ce n'est pas ça... C’est bien plus compliqué. Tu as toujours détesté la drogue et ceux qui s’en mettaient plein les poches en en revendant.
Devant l’attitude fermée de Ryo, elle reprit :
— Voyons plutôt le positif ! On pourrait peut-être te faire écouter du Metallica, je vais essayer de trouver l'album, si tu veux. Ça te rappellera peut-être des souvenirs... même si je doute qu'on trouve un disquaire qui fait de l'import dans le coin paumé où on va.
— Pardon Kaori, mais pour le moment, je n'ai pas très envie de me souvenir, répondit Ryo d'un ton sec.
Elle allait rétorquer mais elle se ravisa. C'est vrai que ça faisait beaucoup à encaisser.
“Je ne t'ai pas encore trouvé, Ryo, pensa-t-elle. Non, je ne t'ai pas encore trouvé mais je te jure que je n'arrêterai pas de te chercher. Je te ramènerai, Ryo.”
Elle monta encore un peu le son et respecta le mutisme de son partenaire jusqu'à destination pendant que la chanson se poursuivait :
"I believe in the kingdom come
Then all the colors will bleed into one
Bleed into one
But, yes, I'm still running.
You broke the bonds and you
Loosed the chains
Carried the cross
Of my shame
You know I believed it
But I still haven't found what I'm looking for." [2]
****
Trois jours... Ça faisait trois jours qu'elle vivait un véritable enfer.
Trois jours que ses cuisses lui faisaient tellement mal qu'elle avait l'impression qu'elles étaient tenues dans un étau.
Trois jours que ses épaules étaient si raides qu'elle n'arrivait plus à tourner la tête sans grimacer... tout ça parce qu'elle s'était entêtée à porter un sac à dos trop lourd pour elle. Ryo l'avait prévenue mais bon, elle avait pris le parti de prévoir le pire et d’emporter tout le nécessaire.
Trois jours qu'elle se tapait des ampoules et qu'elle passait ses soirées à s'enduire les pieds de désinfectant, de pommade cicatrisante et de pansements. Les chaussures alpines de Miki étaient de véritables instruments de torture.
Trois jours qu'elle passait la journée derrière les fesses de Ryo. Non pas qu'elles ne soient pas jolies à regarder... Mais il marchait souvent tellement loin devant qu'elle ne pouvait même pas se consoler en profitant de cette vue.
Et pourtant, en comparaison, Ryo paraissait largement sous-équipé, randonnant en jeans et en rangers. Le matériel de Falcon étant surdimensionné pour lui, il avait fait avec ce qu'il avait trouvé dans les placards de sa chambre.
D'ailleurs, en farfouillant à cette occasion, il avait débusqué une drôle de boîte à chaussures, coincée dans le fond de son armoire. Pensant qu'il avait fait là la découverte de la semaine, il avait failli appeler Kaori mais il s'était retenu, trouvant étrange que la boîte en question soit si légère. Impossible qu'elle contienne, comme sur l'image, une paire de chaussures de randonnée Scarpa, taille 46. Il avait été fort troublé de découvrir une quantité impressionnante de petites culottes, toutes en dentelles, froufrous, satin et petits-noeuds. Il avait senti ses joues et son ventre chauffer pour de bon en découvrant ces dessous affriolants, ne pouvant s'empêcher d'imaginer à quoi pourraient ressembler tous ces slips et ses tangas en étant portés... Le bruit de la porte d'entrée qui se refermait sur Kaori à l'étage du dessous l'avait fait sursauter et il avait tout remis fébrilement dans la boîte. Il avait préféré ne rien dire de sa trouvaille et avait reposé, mine de rien, le petit carton à sa place, bien au fond, dans le coin, le recouvrant même d'un ou deux t-shirts délavés. Histoire d'être sûr... Sûr de quoi ? Aucune idée mais son instinct de survie lui avait soufflé que c'était bien mieux ainsi.
Donc, point de chaussures de randonnée pour lui mais une bonne vieille paire de rangers élimée mais toujours en état. Il avait bien trouvé un treillis, un peu semblable à celui de Falcon mais avait renoncé, sentant une sorte de nausée monter en lui en touchant le tissu. Il avait donc opté pour le jean noir. Apparemment, c'était ce qu'il préférait porter puisqu'il en avait trouvé cinq dans son armoire.
Et là, dans la montagne, derrière lui, Kaori soufflait et soupirait, l'observant, écœurée, caracoler devant elle comme un cabri, trouvant instinctivement ses appuis. Il ne semblait ressentir ni fatigue ni douleur. C'était tellement injuste. Il prenait même un plaisir immense à découvrir les paysages.
Alors, oui, les Alpes japonaises étaient vraiment magnifiques, certes, mais, franchement, elle n'était pas faite pour ça. À chaque pas supplémentaire, elle se disait qu'elle voulait retrouver la ville, sa ville, les trottoirs sur lesquels elle ne trébucherait pas toutes les cinq minutes, des trottoirs plats... Ahhhhh, marcher sur du plat... Son rêve !
Elle avait pensé que cette escapade à la campagne, le grand air, les espaces ouverts, tout ça, lui ferait le plus grand bien, à elle qui n'avait pratiquement jamais quitté Tokyo. Elle avait même craint que Ryo ne se sente mal dans toute cette nature, lui, l'adepte du béton et l'ennemi de la jungle. Et pourtant... C'était tout l'inverse. En ce moment, c'était bien lui qui marchait presque cent mètres devant elle, sur ce chemin rocailleux à flanc de montagne qui montait sans fin vers le ciel sous un soleil de plomb.
— Quelle idée ! Mais comment peut-on avoir envie de passer sa lune de miel dans un endroit pareil ? Enfin, Miki, c'est n'importe quoi ! Ah, quand je rentrerai, il faudra qu'on parle toutes les deux ! O.K. il y a des sources chaudes, mais ça ne fait pas tout ! grommela-t-elle pour elle-même. Un voyage de noces, ça veut dire : plage paradisiaque, soleil, cocktails devant le coucher de soleil, champagne dans la baignoire d'une chambre luxueuse et grasses matinées ! Et pas ....
— Kaori, encore un petit effort ! Tu verras, c'est ... c'est... waouw ! perçut-elle soudain au-dessus de sa tête, la tirant de sa bougonnerie.
Elle leva les yeux du chemin... et elle soupira, désespérée : des rochers. À la verticale. Pis bien, hein... Il allait falloir mettre les mains au sol et se tenir à une chaîne, scellée dans le roc. Quel bonheur ! Elle se retint d'égrainer des gros mots et soupira une fois de plus avant d'interpeller Ryo :
— Tu sais quoi ? Je crois que je vais t'attendre ici, c'est mieux.
— On ne repassera pas par là, ça fait une boucle.
Elle l'entendait parfaitement mais, comme elle ne le voyait pas, il devait en être de même pour lui et elle en profita pour tirer la langue et grimacer. Elle marmonna à voix basse :
— Pfff, peuvent pas faire des chemins, des vrais, non ? Faut qu'on joue en plus aux ouistitis ! Mais qu'est-ce que je déteste ...
— Kaori, besoin d'aide ?
Ryo venait de s'accroupir sur l'éperon rocheux au-dessus d'elle et se penchait pour lui tendre la main.
— Courage, ça en vaut la peine.
Et il lui sourit.
Ah, ce sourire, putain de merde !
Ce sourire dissipa en une fraction de seconde toute sa mauvaise humeur. Elle sentit ses joues chauffer plus encore mais elle songea qu'il ne remarquerait pas si son visage prenait une teinte de rouge en plus alors, elle ne se cacha pas, contrairement à son habitude.
Elle attrapa sa main et accepta de se faire hisser vers lui. Elle se retrouva alors tout contre lui. Cette fois-ci, elle ne parvint pas à dissimuler son trouble car elle était tellement proche de lui qu'elle pouvait sentir la chaleur de son corps contre le sien.
Depuis ce baiser de l'autre jour, elle avait de plus en plus de mal à maîtriser ses émotions. Ryo avait toujours eu une emprise sur son cœur mais, là... Sans ses éternelles vacheries nécessitant de bonnes grosses massues, la situation devenait vraiment difficile à gérer. En plus, il avait enfin accepté de la tutoyer, ajoutant ainsi à son trouble. Il faut dire que, pour se faire passer pour un couple de jeunes mariés, Ryo avait dû laisser un peu tomber les marques de politesse. Un couple qui se vouvoie en sens unique aurait paru trop étrange à leurs hôtes.
— Attends... pose ton sac et ferme les yeux, lui murmura Ryo, malicieux.
— Hein ? Qu'est-ce que... bredouilla Kaori alors que la main de Ryo se posait sur son visage.
— Allez, fais-moi confiance pour une fois.
Elle ne vit bientôt plus que la peau de Ryo, baignée dans une teinte rosée et se résigna à lui obéir.
— Donne-moi la main, je te guide, ajouta-t-il en prenant ses doigts de sa main libre.
Elle se laissa faire, et ne put se retenir de frémir à son contact. Elle fit quelques pas, hésita, trébucha une ou deux en pestant mais Ryo la tenait fermement contre lui, son dos plaqué contre son torse puissant, une main dans la sienne, l'autre sur ses yeux. Il la dirigea sur quelques mètres encore puis Kaori sentit un petit vent frais lui caresser le visage et rafraîchir agréablement ses joues. Ils s'arrêtèrent et il retira sa main :
— Tu peux ouvrir les yeux maintenant.
Elle ne put retenir un hoquet de surprise et fit instinctivement un pas en arrière, ce qui la plaqua encore plus contre Ryo : à ses pieds, une pente raide dévalait sur presque huit cents mètres vers une vallée escarpée où coulait une rivière au bleu turquoise improbable. Une végétation basse et vert tendre contrastait agréablement avec le gris de la pierre des montagnes alentour. Les sommets, encore piquetés de neige, les entouraient de tous côtés.
— C'est magnifique, concéda-t-elle dans un souffle.
— Ah, tu vois qu'il fallait me faire confiance !
Elle resta encore un peu comme ça, appuyée contre lui, son dos plaqué sur son torse, sa main dans la sienne, face au vide. D'un coup, elle se sentit invincible. Elle se tourna vers lui et il lui sourit, le découvrant triomphant et ravi. Elle sentit à nouveau son ventre papillonner et son cœur battre plus fort. Elle songea :
"Il va vraiment falloir qu'il arrête de me sourire comme ça, ou sinon, notre petite expédition va vraiment se finir en voyage de noces."
Elle sursauta, surprise de ses propres pensées, mal à l'aise. Elle se dégagea et se dirigea vers son sac à dos prétextant mourir de soif ; ce qui n'était pas tout à fait faux. Intérieurement, elle se morigéna :
"Naaaannn mais ça va pas, ma fille ? Tu débloques ? Alors quand c'est pas lui qui ne pense qu'à ça, c'est toi ? Il faut que tu compenses ou quoi ? Tu vas bientôt te prendre une massue si ça continue !"
Elle s'assit sur un rocher un peu plus plat que les autres et Ryo vint la rejoindre. Elle sortit sa gourde et deux barres céréales. Elle croqua avidement dans la sienne et laissa l'autre sur le rocher à côté de Ryo. Il semblait absent et elle ne voulait pas le déranger. Il gardait les yeux portés loin devant lui, savourant la vue, appréciant le vent sur ses joues et dans ses cheveux, la sensation de liberté.
Elle en profita pour observer discrètement son profil finement découpé, le nez droit, les lèvres pleines, le menton, le coin de sa mâchoire, le cou... Tous ces endroits qu'elle connaissait par cœur mais qu'elle ne se lassait jamais de regarder quand il était comme ça. Même si c'était rare de le voir ainsi. Il semblait ... heureux ? Peut-être. Serein et confiant, ça oui.
Elle se sentit à nouveau peinée en songeant combien leur métier et leurs activités influençaient leur façon d'être et de vivre. Finalement, Ryo n'était pas qu'un clown insouciant et grivois. Elle avait aussi réalisé qu'il n'inspectait plus les endroits qu'ils découvraient ensemble, il ne s'asseyait plus systématiquement face aux sorties de secours, il ne balayait plus la foule du regard... ses yeux se contentaient de regarder ce qu'il y avait à voir... et même les filles ne semblaient plus l'intéresser. C'était tellement étrange.
Au bout d'un petit moment de silence, il la tira de sa rêverie en lui demandant, l'air de rien :
— Tu es vraiment sûre qu'il n'y a rien entre nous ?
Elle faillit s'étrangler avec un bout d'amande et dut boire à grandes gorgées pour éliminer l'importun puis elle se racla la gorge :
— Mais, non, voyons.
— Pourtant…
Il suspendit ses mots. Mal à l'aise, Kaori changea de sujet :
— Tu veux ? lui demanda-t-elle en lui tendant la barre de céréales encore emballée.
— Non merci. Prends-la si tu veux.
Elle ne se le fit pas dire deux fois. Non pas qu'elle avait particulièrement faim, non. Mais ça lui donnait une contenance tout en lui évitant d'avoir à faire la conversation. Comment parler quand on a la bouche pleine ? Il valait mieux s'abstenir au risque de finir étouffée par une amande perfide ou une noisette sournoise... Ce qui faillit arriver à nouveau quand il reprit :
— Tu crois qu'un guide de montagne gagne bien sa vie par ici ? Le parc national attire pas mal de touristes en été. En hiver, je pourrai envisager de travailler à la station de Nagano, par exemple.
Elle déglutit bruyamment avant de répondre, incrédule :
— Tu voudrais... Naaaannnn, Ryo... tu voudrais t'installer ici ?
— Pourquoi pas, c'est beau, non ? Tu n'aimerais pas ?
— Comment ça ?
— Tu m'accompagnerais dans ce projet ? Je me disais qu'avec tes talents de cuisinière, on pourrait se prendre un petit ryokan, comme celui où on crèche.
Elle n'en croyait pas ses oreilles. Voilà qu'il lui proposait un projet d'avenir, un projet à deux qui plus est alors que Ryo avait mis plus de sept ans à admettre qu'elle pouvait être une partenaire à part entière et ensuite, elle avait dû lutter becs et ongles pour qu'il reconnaisse qu'elle était plus qu'une simple partenaire... et là ? Incroyable ! Elle était tellement abasourdie qu'elle n'en trouvait plus ses mots.
— Tu es vraiment sûre qu'il n'y a rien entre nous ? lui demanda-t-il à nouveau, rompant le silence qui s'était installé entre eux.
Elle détourna la tête pour cacher ses joues rougissantes.
“Si seulement je pouvais maîtriser ça ! se dit-elle. Je commence à en avoir marre de rougir comme une gamine ... C'est nul !”
Ryo saisit une petite branche qui traînait et traça quelques sillons dans la terre, au hasard.
— Si j'insiste c'est que... Enfin, quand nos regards se croisent et que tu rougis comme maintenant, mon pouls s'accélère. C'est furtif, c'est vrai mais c'est bien réel. En plus, ce n'est vraiment pas la première fois que ça m'arrive, alors je me demandais si...
Kaori se leva et épousseta l'arrière de son pantalon :
— Arrête. Je t'ai déjà dit que nous étions en train de définir notre r... , notre partenariat et ... Et puis... Bref, on en était nulle part quand tu as perdu la mémoire.
Devant son regard interrogateur et insistant, elle soupira profondément et se rassit à ses côtés :
— Bon, je crois que je ne pourrai pas échapper plus longtemps à cette discussion.
Elle regarda le paysage et laissa à nouveau le silence s'installer. On n'entendait plus que les bruissements du vent dans les buissons, les bourdonnements des insectes et les cris de quelques oiseaux dans le ciel limpide.
— Alors ? la relança-t-il, impatient.
— Hooo, c'est bon ! C'est pas facile pour moi, tu sais !
— Tu crois que ça l'est pour moi ?
— Et puis, zut ! Laisse tomber !
Elle se leva à nouveau et s'empressa de remettre son sac. Il eut juste le temps de l'attraper par le bras pour la retenir et l'inciter à se rasseoir à côté de lui :
— Attends, Kaori. Dis-moi, s'il-te-plaît.
Elle sentit sa gorge se serrer brusquement et des larmes piquèrent immédiatement le coin de ses yeux.
— C'est que ... c'est si perturbant. Tu es perturbant. Tes attentions, ta gentillesse, tout ça... et maintenant des projets d'avenir ! Ryo, c'est tellement nouveau pour moi, tellement différent, tellement inattendu, tellement ... J'ai l'impression que tu es quelqu'un d'autre. Je... Je dois m'habituer et j'ai beaucoup de mal. C'est comme si je te remplaçais par un autre homme.
Ils avaient décidé d'arrêter de parler de leur passé commun pendant quelques jours, jusqu'à ce que Ryo soit de nouveau prêt. En attendant, Kaori lui avait promis d'essayer de le connaître Lui, sans le comparer à son autre Lui. Une véritable gageure, en somme.
— Alors tu préfères un sale type, dragueur, alcoolique, fêtard, et qui passe son temps à te rabaisser ? demanda Ryo d'un ton amer.
Elle leva les yeux au ciel :
— Tu n'étais pas tout le temps comme ça, tu sais ! Tu étais parfois... attentionné, je dirais. Enfin... c'était rare mais ça arrivait quand même. Surtout quand...
Elle se racla la gorge, réalisant qu'elle avait failli mentionner son père, Shin Kaïbara et que que ce n'était pas du tout le moment d'évoquer cet épisode tragique de sa vie :
— Mais c'est vrai que tu es beaucoup plus gentil aujourd'hui et...
Il sursauta et s'exclama, fâché :
— Gentil ? Alors, c'est ça ? Je suis juste Gentil ?!? Gentil ! Gentil ! Y'a pas pire que ça !
Elle le dévisagea, surprise de sa réaction.
— Comment ça : pas pire ? Au contraire, je trouve que c'est bien d'être un homme gentil.
— Quoi ? Nan mais... Si, c'est terrible ! Une femme n'attend pas d'un homme qu'il soit juste Gentil. Et dit comme ça, c'est ... humiliant, presque. Donc non, il n'y a pas pire que Gentil. Ah, si peut-être, Mignon, c'est nul ça, c'est pour les bébés chats pas pour les mecs !
Elle sourit, amusée par son indignation si masculine :
— Tu préfères que je te dises que tu es moche ? répliqua-t-elle, taquine, afin de le faire rire et se faire pardonner par la même occasion.
Il comprit et lui sourit immédiatement :
— Tu pourrais jamais ! Ça serait un énorme mensonge, voyons !
Il bomba le torse avec une fierté feinte ce qui la fit enfin rire :
— Pardon Ryo. Je ne sais pas trop où j'en suis. Je ne sais plus qui...
Elle s'interrompit, se demandant comment elle allait bien pouvoir finir sa phrase. Elle ne savait plus quoi ? Qui aimer ? Non, elle ne pouvait pas encore lui dire et pourtant, c'était bien ce dont il s'agissait pour elle. Elle conclut en ajoutant :
— Vous êtes tellement différents, Toi avant et ... Toi maintenant.
Il réfléchit quelques secondes, jouant encore un peu avec son bâton dans la terre à ses pieds.
— Tu as besoin de temps ?
— Oui, je crois.
— Alors, j'attendrai. Je n'ai pas de passé, ça ne veut pas dire que je n'ai pas envie d'avenir. Et puis, pour moi, ça fait une petite semaine que je t'ai rencontrée, alors, je peux bien patienter un peu...
Il se leva, souriant et replaça son petit sac sur son dos :
— Bien, bien, Madame Ijuin, il va falloir penser à rentrer ! Ne jamais oublier qu'atteindre le sommet n'est que la moitié du chemin. Maintenant, la descente !
Kaori soupira. Et oui, il restait le plus dur ...
___________________
[1] Les paroles de "I still haven't find what i'm looking for" appartiennent à Paul David Hewson, Adam Clayton, Larry Mullen et Dave Evans. (U2- The Josua Tree- 1987). J'en propose une traduction ici, mais j'ai conscience que ce n'est que approximatif.
J'ai couru
J'ai rampé
J'ai escaladé ces remparts citadins
Ces remparts citadins
Rien que pour être avec toi
Mais je n'ai toujours pas trouvé ce que je cherche
[2]
Je crois en l'avènement de notre royaume
Et alors toutes les couleurs se mêleront en une seule,
Mais, oui, je cours encore.
Tu as rompus les liens
et tu as brisé les chaînes
tu as porté la croix
De ma honte
Tu sais que j'y croyais
Mais je n'ai toujours pas trouvé ce que je cherche