Ramène-moi ! (version 2.0)
Chapitre 10 : A la santé de Makimura Hideyuki !
4650 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 09/05/2024 14:25
Quelques heures plus tard, Kaori et Ryo étaient repartis de la clinique à pieds, bras dessus, bras dessous, comme la veille quand ils étaient sortis du restaurant.
— Vous croyez que le plan de Falcon et Miki est bon ? demanda Ryo au bout de quelques minutes de silence.
— Je pense qu'on n'a pas trop le choix. D'après ce que nous a dit Mick, les types qui nous sont tombés dessus hier soir ne font pas dans la dentelle habituellement. Ils sont membres d'un ancien clan yakuza. Le fils héritier t'en veut à mort de lui avoir sectionné l'index avec un seul tir, il y a quatre ans.
— Navré mais je ne m'en rappelle pas. J'ai souvent fait ce genre de choses ? Couper des doigts... ce n'est pas... comment dire ? Ce n'est pas tout à fait comme ça que j'imaginais utiliser mon arme.
— Tant que tu le peux, tu neutralises sans tuer, précisa Kaori avant de rire : Tu aimes aussi pulvériser les boutons de pantalons de nos assaillants. Ça marche plutôt pas mal, comme diversion, en général !
— Oh... Mais celui-là, je n'ai pas réussi à le neutraliser, on dirait. Juste le doigt, ça n'a pas été suffisant. Il avait la possibilité de se venger, et je peux tout à fait comprendre qu'il en ait eu envie.
Kaori redevint sérieuse, presque triste :
— Oui. C'est tenace parfois, la vengeance.
Pensif, Ryo leva le nez vers le ciel :
— Bon, je suppose que si je l'avais tué, et pas simplement amputé d'un index, c'est son frère, son collègue, sa petite-amie ou je ne sais pas qui, qui aurait voulu me le faire payer et on aurait été tout aussi embêtés au final.
— C'est possible, oui.
Elle serra les dents ; elle détestait parler de ça. Que Ryo puisse être capable de tuer de sang-froid la mettait encore terriblement mal à l'aise, mais elle devait se rendre à l'évidence : s'il ne le faisait plus depuis qu'ils travaillaient ensemble, cela n'avait pas toujours été le cas. Comme cette question était toujours plus ou moins restée tabou entre eux, Kaori appréhendait d'aborder le sujet de front. Ça la rendait même carrément nerveuse.
— On s'en sort pas, en fait, quoiqu'on fasse, tuer ou couper des doigts, le résultat est similaire, poursuivit Ryo en soupirant. Et ce gars a encore plus de griefs contre nous maintenant...
— Oui. Je pense qu'il s'est senti ridicule devant ses hommes. D'après les indics de Falcon, il crie à qui veut l’entendre qu'il va laver l'affront que nous lui avons fait hier soir.
— Mais que lui avons-nous fait exactement, hier soir ?
Kaori se tourna vers lui mais ne répondit pas, encore bouleversée par l'étrange réapparition de l’ancien Ryo la veille. Prenant son émotion pour de l'incompréhension, l'amnésique s'excusa et précisa :
— Je suis désolé, Kaori, mais je ne me rappelle pas de ça non plus.
— Malgré sa taille, tu l'as mis à genoux rien qu'en lui serrant le poignet. Tous ses gars doivent le prendre pour un douillet maintenant. Ensuite, tu as envoyé au tapis une douzaine d'hommes armés sans tirer un seul coup de feu.
— Oh... fit Ryo, circonspect. Et vous ? Qu'avez-vous fait ? Pourquoi vous en voudrait-il à vous ?
— J'ai balancé mon revolver à la figure de son premier lieutenant. Dommage, je visais le nez mais, dans le feu de l'action, j'ai loupé mon coup. En tous cas, à mon avis, il gardera une cicatrice. Je lui ai ensuite vidé toute ma bombe au poivre dans les yeux. Il pleurait comme un bébé !
— Tssss, siffla Ryo entre ses dents. Côté humiliation, c’est pas mal, en effet ! Je comprends pourquoi ces deux-là ont envie de nous choper !
— Oui... et le danger vient aussi du fait que les autres membres ne seraient pas mécontents de briller auprès de leur chef en nous faisant la peau, tu vois ?
— Je vois. On se retrouve donc avec tout un clan de yakuzas aux basques, conclut Ryo songeur avant d'éclater soudain de rire. N'empêche... gaz lacrymo et bosse sur le crâne... il vaut mieux vous avoir comme amie que comme ennemie, vous !
— Je te retourne le compliment, Ryo... enfin, quand tu étais... Avant, quoi.
Ryo détourna le regard et soupira, embarrassé, presque triste :
— Oh, je n'ai pas cette impression.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? s'étonna Kaori.
— C'est que... Il me semble qu'être mon ami coûte cher. Je dirais même que me fréquenter est souvent fatal. Vous vous en êtes rendue compte, je suppose ?
Kaori s'arrêta et le regarda droit dans les yeux, le pointant d'un index autoritaire :
— Alors, là, je t'arrête tout de suite, mon vieux. Alors, oui, être ton ami ou travailler avec toi est dangereux. Je ne peux pas te dire le contraire. Mais tu es toujours là pour veiller sur nous tous, sur moi et tous ceux qui font appel à toi. Tu as aidé et sauvé beaucoup de monde. Donc, être ton ami peut aussi être salutaire, tu sais. Et je t'assure qu'être ton ennemi est encore plus dangereux !
Ryo resta muet et reprit sa marche en silence, tête baissée, perdu dans ses pensées. Elle le rattrapa en deux enjambées et, contre toute attente, il lui tendit son bras pour qu'elle s'y accroche. Elle hésita quelques secondes puis accepta. Au bout d'un moment, il rompit le silence en demandant :
— C'est vraiment isolé, comme endroit ?
— Assez. D'après ce que m'a dit Miki, ils avaient justement choisi ce ryokan dans la montagne pour leur voyage de noces pour cette raison. Et aussi pour les possibilités de balades dans les environs. Apparemment, il y en a de très belles à faire, c'est très connu des randonneurs comme endroit. À cause de la blessure de Miki, ils ne peuvent pas y aller, alors, on va se faire passer pour eux : Madame et Monsieur Ijuin Hayato.
De la poche arrière de son jean, elle sortit les dépliants que son amie lui avait remis et les tendit à Ryo :
"Les Alpes japonaises, Chūbu-Sangaku National Park.
Séjour dans un ryokan traditionnel au Mont Yake."
— On sera loin de vos amis en cas de problème, s'inquiéta Ryo.
— Ce sont aussi tes amis, tu sais, le corrigea-t-elle gentiment. Oui, on sera loin d'eux mais le Doc pourra toujours venir pour t'examiner et Umi pour... parler.
— Mmmmm, je n'en ai pas très envie, avoua-t-il sans détour en lui rendant les dépliants.
— Je comprends. Mais, apparemment, il faut en passer par là. Partir nous permettra surtout de nous éloigner de ces yakuzas en toute discrétion. Et après tout, si ça ne nous plaît pas, on peut toujours rentrer plus tôt.
Elle ajouta, en souriant, un argument positif pour justifier leur départ et aussi le rassurer :
— On ne quitte que très rarement Tokyo à cause de notre boulot mais je me dis qu'une mise au vert va peut-être te permettre de voir les choses sous un autre angle. Et aussi... On pourra se reposer. Prendre des petites vacances, quoi ! Ça a l'air d'être un endroit magnifique, autant en profiter !
— C'est vrai que vous avez besoin de repos, confirma Ryo le plus sérieusement du monde.
Elle s'arrêta aussi sec et le dévisagea, interloquée. Devant son regard noir, il se sentit obligé de se justifier :
— Non, non, non, ne le prenez pas mal mais c'est vrai que vous avez l'air fatiguée.
Elle leva les yeux au ciel et repartit d'un pas décidé, sans l'attendre. Il lui emboîta le pas, essayant, tant bien que mal, de rattraper le coup :
— Non, mais vous êtes toujours très jolie quand même. Ce n'est pas quelques cernes qui vont vous ôter votre charme. Oh, pardon, je suppose que c'est à cause de moi, en plus, si vous manquez de sommeil. Je suis vraiment désolé, vous savez. Vous devez m'en vouloir d'être toujours aussi...
Kaori se retourna brusquement et lui cria :
— Oh, Ryo, stop, maintenant, y'en a marre !
— Quoi ? Qu'est-ce q...
— Ras-le-bol de t'entendre toujours t'excuser ! Pardon pour ci, excusez-moi pour ça, je voulais pas dire ça, je suis navré... Merde, prends un peu confiance en toi et assume ce que tu dis ! C'est pas toi, ça !!!!
Sortir sa colère lui faisait du bien mais devant l'air désespéré de Ryo, elle se radoucit.
— Pardon, c'est à mon tour de m'excuser... Mais c'est horripilant. Je n'ai pas l'habitude. Tu es plutôt du genre ours mal léché et encore, je suis gentille.
— C'est ce que j'ai cru comprendre. Mick m'a raconté comment je me comportais avec vous. Je suis désolé d'avoir été aussi odieux depuis tout ce temps, Kaori. Sincèrement désolé.
Elle l'observa, affligée, déçue. Décidément, il ne comprenait rien de rien. Pour ça, au moins, il n'avait pas changé.
— Oh, pardon, je me suis encore excusé ! réalisa-t-il en se grattant l'arrière du crâne, confus.
Kaori porta alors ses doigts à ses tempes pour les masser. Elle sentait la migraine arriver, véhiculée à grande vitesse par le manque de sommeil. Ryo reprit, de plus en plus désemparé :
— Je vais arrêter, promis. Je ne veux surtout pas vous fâcher, désolé... Oh, non !
Réalisant ce qu'il venait de répéter, il ouvrit de gros yeux ronds, déconcerté de sa propre maladresse. Elle le dévisagea à nouveau, stupéfaite et désarçonnée de le découvrir ainsi, si perdu, gauche et désarmé. C'était tellement... tellement...
Soudain, elle éclata de rire sous le regard, de plus en plus éberlué, de Ryo. Quand elle découvrit ses yeux écarquillés et ronds comme des soucoupes, son rire s'intensifia, un rire cristallin qui monta crescendo, un rire qui l'empêcha rapidement de marcher, un rire qui l'obligea à s'asseoir sur le bord du trottoir en se tenant les côtes, un rire qui fit se retourner les passants, un rire qui devint communicatif. Cédant à la tentation, Ryo laissa l'hilarité de la jeune femme le gagner. Cette joie mutuelle résonna étrangement dans son cœur alors qu'elle dissipait, l'espace d'un instant, les doutes amers dans celui de Kaori. Pour la première fois depuis l'accident, ils partageaient un fou rire qui invitait des larmes dans leurs yeux et qui les unissait en s'élevant dans le brouhaha de la ville. Comme avant.
Et ça faisait tellement de bien.
Quelques instants plus tard, il reprirent leur promenade jusqu'au cimetière où était enterré Makimura Hideyuki.
— Ca fait tristement partie de nos endroits familiers, avait murmuré Kaori avant de le guider jusqu'à la tombe de son frère.
Quand elle s'arrêta devant la stèle, elle remarqua que le visage de Ryo s'était totalement fermé et elle ne parvenait plus à capter son regard. Respectant son silence, elle prit le temps de remplacer les fleurs fanées par un bouquet qu'elle venait d'acheter chez le fleuriste à l'entrée du cimetière.
— Ça te rappelle quelque chose ? s'enquit-il quand elle eut terminé.
— Il y a une bouteille de saké planquée derrière la stèle, répondit Ryo d'une voix sourde.
Kaori fronça les sourcils. Comment ça, il y avait de l'alcool dissimulé sur la tombe de son frère ? Elle se pencha et passa la main derrière la pierre lisse. Entre la paroi et la tombe voisine, elle sentit quelque chose et l'agrippa. Elle découvrit alors dans sa main une bouteille de saké à moitié entamée. Elle ne peut s'empêcher de rire.
— Alors tu viens picoler ici en cachette ?
Les yeux toujours baissés, Ryo répondit très sérieusement :
— Non, je crois que je viens plutôt boire avec un ami.
Elle s'approcha de lui. Est-ce que le vrai Ryo était de nouveau de retour ? Il releva brusquement la tête et lui lança, amusé et souriant :
— Et si on en profitait pour boire un p’tit coup, Kaori ?
Il s'assit soudain à même le sol, les jambes en tailleur, et lui tendit la bouteille.
— À la santé de Makimura Hideyuki ?
Elle lui rendit son sourire. Après tout, pourquoi pas ? C'était une façon comme une autre d'honorer la mémoire de son frère, de partager un moment avec lui, comme ils l'auraient peut-être fait s'il avait encore été parmi eux. Sans attendre, elle se mit par terre à ses côtés, dévissa le bouchon de la bouteille et but directement au goulot une petite gorgée.
C'était fort, brûlant et presque amer. Elle lui tendit le flacon mais ne put retenir une grimace. Ryo le saisit, versa un peu d'alcool dans sa main et le lança sur la tombe :
— Santé, mon vieux !
Ryo prit ensuite une longue gorgée :
— Beurk, je préfère le whisky quand même...
Il se tourna vers la stèle, levant la bouteille comme pour trinquer :
— Mais avec toi, c'est toujours saké-saké. Qu'est-ce que t'es pénible, Maki !
Kaori se figea et regarda son partenaire, à nouveau pleine d'espoir :
— Ryo ?
Il vacilla un peu avant de lui répondre :
— Oui ?
— Comment sais-tu que tu surnommais mon frère 'Maki' et qu'il préférait le saké ?
— Je ne sais pas, vous l'avez peut-être appelé comme ça quand on a papoté hier...
Elle secoua la tête.
— Non, la seule fois où je l'ai appelé comme ça, j'étais ado et il m'a prévenue que si je recommençais, mon surnom serait sushi. Je l'ai cru et je ne l'ai plus jamais fait.
Ryo éclata de rire puis expliqua :
— Je ne sais pas comment je le sais. C'est vrai que c'est étrange. C'est comme s'il me restait certains détails, quelques pièces du puzzle. Par exemple, même si je ne me rappelle pas du nom des personnes qui m'entourent, je ressens des sensations, des émotions, différentes avec chacun d'entre vous... Comme ici, je ne me rappelle pas du visage de votre frère, mais je sais que je l'appelais Maki et qu'il aimait le saké. Je ressens aussi une infinie tristesse et un grand vide. Même si ce n'est pas très original, vu l'endroit où on se trouve.
Kaori eut envie de pleurer. Pour dissimuler son émotion à l'évocation de son frère, elle saisit la bouteille de saké et avala une nouvelle gorgée, un peu plus importante cette fois. C'était risqué, elle savait très bien qu'elle ne tenait pas l'alcool, mais la chaleur que le liquide répandait dans sa poitrine lui faisait du bien malgré son goût affreux. Elle secoua la tête tout en faisant à nouveau la grimace, poussa un profond soupire avant de demander :
— Tu peux m'en dire plus ?
— À quel sujet ?
— Sur ce que tu ressens avec nous ?
— Curieuse, hein ? la taquina-t-il avant de répondre avec sincérité : Avec Mick, c'est assez étrange. Je ressens une forme de confiance mêlée à un certain danger. Je sais que je peux compter sur lui mais, en même temps, j'ai la conviction qu'il peut être dangereux. J'ignore cependant encore dans quelle mesure.
Elle n'en fut pas vraiment surprise. Après tout, Mick avait essayé de tuer Ryo l'année dernière mais ils n'avaient pas encore abordé l'affaire Kaïbara, alors elle préféra se taire encore un peu. Le moment viendrait bien assez tôt. Ryo rejeta la tête en arrière :
— Le Doc... Une sorte de point de repère. Vous savez, comme un paysage qui ne change pas.
— Oui, tu le connais depuis longtemps. Mais je ne sais pas vraiment comment vous vous êtes rencontrés. Je lui laisserai te raconter votre passé. Je ne le connais pas bien.
— Vous ignorez beaucoup de choses sur moi, on dirait.
— Tu m'as toujours épargnée à ce sujet. Ou tenue à l'écart, ça dépend du point de vue. Et Miki ?
— L'épouse de Falcon ? Elle m'évoque à la fois la douceur et la force. Elle me paraît très déterminée.
— Je ne te le fais pas dire...
— Ah ? s'interrogea Ryo, visiblement intéressé.
_ Je te raconterai une prochaine fois, dit-elle avant de boire et de rendre la bouteille à Ryo. Et Falcon ? Pourquoi as-tu peur de lui ? Parce que d'habitude, tu te moques plutôt ouvertement de sa poire. C'est toi qui lui as trouvé son surnom d'Umibozu. Et quand tu veux le taquiner, tu l'appelles 'Luciole des Mers' ou 'Tête de Poulpe'!
Ryo manqua de s'étrangler avec sa gorgée de saké.
— Je suis un grand malade ou quoi ?
— Un peu, oui ! avoua Kaori en riant et puis elle ajouta plus sérieusement : Alors pourquoi est-ce que tu as peur de lui ?
— Ce n'est pas vraiment de la peur. C'est de la crainte teintée de respect et, je crois, de culpabilité... C'est possible, ça ? demanda-t-il en lui passant la bouteille.
Kaori repensa alors à leur passé commun en Amérique du Sud, dans la jungle que détestait tant Ryo et à la blessure qu'il avait infligée aux yeux de Falcon, le rendant aveugle aujourd'hui. Il y a trois ans, l'ancien mercenaire avait été forcé de se mesurer à Ryo en l'affrontant ici même, dans ce cimetière pour honorer son dernier contrat, celui de Sonia Field. Leur affrontement s’était soldé par un match nul… fort heureusement, Sonia ayant renoncé à la dernière minute à sa vengeance envers Ryo, quand Miki lui avait expliqué qu’elle ne connaissait pas toute la vérité. Comme Kaori avait eu peur cette nuit-là ! C’était le soir de son anniversaire en plus, l’anniversaire de la mort de Hideyuki… Quel souvenir affreux ! Elle frissonna et préféra se taire, de toute façon, Falcon avait certainement raconté l'essentiel. Elle se contenta donc de répondre à la question de Ryo : pouvait-il ressentir de la culpabilité envers Falcon ?
— Oui, c'est possible, admit-elle tristement après avoir pris une nouvelle gorgée de saké. C'est tout à fait possible. Mais connaissant Falcon, il vaut mieux que vous en parliez tous les deux.
— D'accord.
Il rit doucement en lui reprenant la bouteille, découvrant la grimace de la jeune femme. Il lui murmura ensuite en la poussant du coude avant de boire une petite lampée :
— Allez, posez-la, votre question, Kaori !
Elle rougit en détournant les yeux :
— C'est que ...
Elle se racla la gorge et osa demander :
— Et moi ? Tu ressens quoi quand tu es près de moi ?
— De la sérénité.
Il n'avait pas hésité un seul instant. Elle se tourna vers lui vivement, le dévisageant, surprise de sa réponse. Il lui rendit son regard et lui lança à brûle pourpoint :
— Vous êtes sûre qu'il n'y a rien entre nous ?
Elle faillit défaillir. Pour se donner une contenance, elle saisit la bouteille des mains de Ryo et but une grande gorgée. Elle avait besoin de se donner du courage.
— Je ne ... C'est di-difficile à di-dire. Hip ! Il y a quelque chose mais... on était en train de le définir... hip!
— Oups, terrain glissant ?
— On peut di-dire ça comme ça-ça, bredouilla-t-elle en terminant le saké d'une traite. Ça y eeeeeeeest ! Je crois que je suis complèèèèètement pétée !
Et sans prévenir, elle s'écroula sur l'épaule de Ryo, les joues roses, les yeux fermés, un sourire aux lèvres. Ryo la regarda tendrement, repoussa une mèche rebelle de son front et murmura :
— On a pas idée de boire comme ça, en plus le ventre à moitié vide et après une nuit blanche.
Il soupira :
— Ah, là là, Sugar Boy... tu n'changeras jamais !
Passant les bras de Kaori autour de son cou, il la chargea sur son dos.
Ryo se laissa porter par ses pas. Étrangement, il ne se sentait pas perdu. Même s'il ne reconnaissait absolument pas les alentours, il avait parcouru ce trajet tant de fois que ses pieds semblaient le guider tous seuls. Il regarda le ciel : de gros nuages noirs s'accumulaient depuis quelques instants et le tonnerre commençait déjà à gronder.
“Tant mieux, songea-t-il. Il y aura moins de monde dans les rues et je passerai un peu plus inaperçu.”
En effet, plusieurs passants s'étaient retournés sur son passage, intrigués par son curieux fardeau. Et puis, quelques gouttes de pluie tachèrent le trottoir. Elles devinrent rapidement de plus en plus grosses et de plus en plus nombreuses. Bientôt, un vrai déluge s'abattait sur la ville. Ryo avisa une entrée de parking souterrain et décida d'aller s'y réfugier. Le tonnerre gronda, un éclair zébra le ciel, déchirant l'air et faisant sursauter Kaori.
— Ohhh, pas si fort ! grommelle-t-elle, la bouche pâteuse. On est où, là ?
— Dans l'entrée d'un parking. Ça pue, déso..., hum, ça pue mais, au moins, on est au sec.
— Waouaw, c'est un sacré orage, là-dehors ! Tu me laisses descendre ?
— Bien sûr.
Elle glissa délicatement le long de son dos et vint se mettre à côté de lui, contre lui. Tout contre lui. Toute proche. Elle n'aurait jamais osé se tenir si près de lui avant... Avec l'autre Lui. Ce Ryo semblait tellement plus simple, plus accessible. Ce qui ne l'empêcha pas de rougir de sa propre audace... Épaule contre épaule, ils regardèrent ensemble la pluie qui tombait et les quelques passants perdus courant se mettre à l'abri.
Elle sursauta quand elle sentit quelque chose lui frôler la racine des cheveux. Elle faillit repousser vivement ce qu'elle pensait être un insecte ou pire... une araignée. Mais elle réalisa rapidement que c'était Ryo qui lui caressait la nuque du bout des doigts. Elle sentait son bras appuyé légèrement sur son épaule.
Elle retint un soupir de surprise, de plaisir et d'angoisse mêlés. Devait-elle se tourner vers lui ? Que se passerait-il si elle le faisait ? Ils s'embrasseraient ? Il y avait des chances, parce que ces délicates caresses n'étaient pas simplement amicales ou involontaires ou maladroites. Il savait ce qu'il faisait... Mais devait-elle se retourner ? Oserait-elle le faire ?
De petites fourmis, discrètes mais redoutablement insoumises investissaient son ventre et ses reins. Elles tranchèrent la question. Oui, elle se retournerait pour le regarder dans les yeux et pour ... Oui, bien sûr, elle le ferait... mais pas tout de suite. Elle allait attendre encore un peu, savourant chaque petit frisson produit par ces doux frôlements, cette intimité, cette douceur ... sensuelle ? Oh oui, ça, c’était sensuel ! Elle sentait ces petites fourmis se transformer en douces palpitations qui voyagèrent dans tout son corps, son ventre, ses reins, ses seins, ses mains... Elle tenta de dissimuler l'affolement de son souffle mais elle doutait d'y parvenir. À quoi bon après tout ? Il devait bien se douter de l'effet de ses caresses alors que ses doigts se perdaient en circonvolutions éthérées délicieuses, entre ses épaules et sa nuque.
Et puis, il s'arrêta.
Le cœur de Kaori bondit dans sa poitrine. Il tapait tellement fort qu'elle avait l'impression que Ryo pourrait l'entendre. Elle se tourna alors lentement vers lui et elle regarda ses yeux, cherchant quel Ryo était devant elle.
“Que faire Ryo, si ce n'est pas Toi ? Est-ce que j'ai le droit de t'em... de ... faire ... ça ... si tu n'es pas toi ? Comment savoir ?”
Elle n'eut pas le temps de trouver la réponse ni de poser sa question à haute voix, qu'il se penchait déjà vers elle pour l'embrasser. Aussi simplement que ça.
D'abord surprise par la rapidité de son geste, Kaori resta droite et tendue. Même si elle s'y attendait, même si elle le désirait de tout son corps, son esprit, lui, refusait ce baiser :
“Et si ce n'est pas lui ? Et s’il me repousse ensuite ? Et si …”
Alors qu'il passait ses bras autour de sa taille, la renversant un peu en arrière, sa langue franchissait le seuil de ses lèvres, chaude, brûlante, à la fois douce et autoritaire. Elle céda :
“Et puis zut ! On s'en fout que ça soit Lui ou Lui .... C'était tellement mieux que derrière une vitre !”
Elle lui offrit sa bouche, sans retenue. Elle pouvait enfin sentir ses lèvres sur les siennes, son souffle sur sa joue, ses bras qui la pressaient contre lui dans son dos. Elle lui rendit son baiser, assaillant les lèvres tant désirées par le passé, enlaçant son cou et se serra un peu plus contre lui, comme pour calmer les papillons qui dansaient dans son ventre.
Le temps s'écoula à toute allure, s'égrainant avec les clapotis de la pluie dans les flaques. Un ou deux passants sourirent en voyant ce couple s'embrasser à perdre haleine dans l'entrée du parking mais un groupe d'ados rit à gorge déployée, envoyant une remarque grivoise chargée d'hormones frustrées, ce qui les ramena à la dure réalité.
Quand ils se séparèrent, ils échangèrent un sourire, à la fois complice, doux et plein de regrets que ce premier baiser prenne déjà fin. Puis Ryo se pencha vers elle, posa sa joue contre la sienne pour lui murmurer à l'oreille :
— Ramène-moi, Kaori…
Elle se raidit soudain, s'agrippant aux pans de la veste bleue froissée et légèrement humide, pour mieux se maîtriser. Elle resta parfaitement immobile, gardant la joue contre la sienne et lui répondit d'une voix douce :
— Mais où es tu, Ryo ? Comment te ramener si je ne sais pas où tu es ?
— Dans la boîte. La boîte noire.
Et soudain, il chancela. Elle le serra un plus contre elle mais il se ressaisit d'un coup, se dégagea et l'interrogea, ouvrant de grands yeux interloqués :
— Kaori ? Qu'est ce que ?...
Elle se détourna tristement mais il ne remarqua rien et lui lança avec un petit rire espiègle, la faisant presque sourire :
— Alors, j'avais raison, il y a bien quelque chose entre nous !
Elle resserra sa veste autour d'elle et en referma la fermeture éclair d'un geste brusque. Elle fit quelques pas sous la pluie qui s'était transformée en bruine. Elle n'en avait pas vraiment envie mais elle préférait lui dissimuler sa peine de voir encore une fois son Ryo disparaître. Elle l'interpella :
— Allez viens, on rentre. Tant pis si on est mouillés, j'en ai marre de rester ici, ça pue.
Et elle s'élança sous la pluie. Elle avait besoin de reprendre ses esprits, d'analyser ce qu'il venait de lui dire. Et une bonne balade sous la pluie après ce baiser était salutaire... Rien qu'en y repensant, elle se sentait rougir et chauffer jusqu'aux oreilles. Elle entendit les pas de Ryo derrière elle, puis il la dépassa sans effort :
— O.K. On fait la course ? demanda-t-il en riant.
Les yeux pétillants de malice, il s'élança en courant. Elle le suivit et dut accélérer la cadence pour se maintenir à sa hauteur, alors que Ryo riait aux éclats, traversant exprès dans les flaques à toute allure pour l’éclabousser.
— Il n’en a pas marre d'être craquant celui-là ! soupira-t-elle pour elle-même.