Si j'avais

Chapitre 5

2998 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 02/04/2019 21:19

Planning Familial,

Quartier de Shinjuku, Tokyo,



14H45. Assise sur la table de consultation, Kaori fixait avec une attention presque maladive la petite pendule bleue accrochée au mur au dessus de la porte blanche. Elle tentait sans succès d'oublier les doigts de professionnel qui examinaient avec un insistance gênante l'énorme bleu qu'elle avait toujours dans le bas du dos. Les autres contusions et ecchymoses ayant cicatrisées ou disparues assez rapidement, Kaori ne portait presque plus de marques visibles du viol dont elle avait été la victime.


Alors pourquoi éprouvait-elle cette impression malsaine que tout ce qu'elle avait subi était marqué pour l'éternité dans son âme et au plus profond de sa chair ?


" Aie !" D'une faible voix, la jeune femme laissa échapper un petit cri lorsque le médecin appuya un peu trop fort sur sa meurtrissure. " Vous avez mal quand j'appuie ? " demanda la femme médecin dans un froncement de sourcils.


Kaori acquiesça d'un signe de tête. La question lui parut alors ridicule. Bien sûr qu'elle avait mal. Qui ne souffrirait pas d'avoir eu le bas du dos laminé par un morceau de bois durant des minutes interminables ? Personne en fait . Mais pour Kaori, ce n'était pas le douleur physique qu'elle trouvait la plus intolérable. Non. La souffrance qu'elle endurait était beaucoup plus sournoise qu'une simple meurtrissure. Aucune pommade ou crème ne pourrait venir à bout de ce mal être qui continuait à la torturer. Non. Car désormais, il était encré en elle. Et elle se demanda, une fois encore, s'il existait un seul remède qui puisse un jour guérir cette plaie béante qu'elle avait maintenant à la place du cœur.


Kaori balaya d'un regard absent la salle d'auscultation. Elle était austère et froide avec ses murs blancs et nus. Il y avait tout juste ce vase décoré de fleurs rouges et jaunes, sur le grand bureau en bois, qui donnait un peu de chaleur et de couleur à ce paysage si triste.


Complètement perdue, Kaori observa avec une attention absurde sa chemise et son gilet qui étaient posés tout près d'elle sur la table. Ses chaussures étaient impeccablement alignées par terre près du petit marche pieds. Après être passée sur la balance pour apprendre qu'elle avait perdue cinq kilos en l'espace de trois semaines, Kaori avait demander si elle pouvait remettre son jean. Le docteur avait accepté. Elle réprima un nouveau frisson malgré les vingt degrés de la pièce. Elle avait froid.


Le docteur continuait d'examiner la jeune femme s'en se rendre compte des efforts qu'elle faisait pour ne pas s'effondrer totalement. Soudainement, elle sentit des doigts palpaient avec insistance ses épaules et son cou. La jeune femme se figea. C'était l'endroit même où son agresseur avait posé ses mains. Il avait serrait fort. Si fort que Kaori avait cru qu'il voulait l'étrangler. Mais en fait ce n'était pas le cas. Il avait simplement voulu lui faire peur. Lui montrer qu'il était le maître et elle son esclave. Lui montrer qu'il avait sa vie entre ses mains. Lui montrer qu'il était le plus fort et qu'elle n'était rien.

Un flot d'images s'imposa cruellement à son esprit. Dures. Violentes. Torturantes. Et trop familières. Mécaniquement, Kaori ferma les yeux jusqu'à n'apercevoir que des petites tâches de couleur et serra les poings. C'était sa manière de les chasser de sa tête. De les repousser au plus profond de son cerveau. De les écarter à jamais de sa mémoire.


Quelquefois, cette méthode fonctionnait. Quelquefois pas.


Mon Dieu, qu'elle se sentait mal ! Est ce qu'un jour ce supplice prendrait fin ?


Un mal être qui ne voulait pas la quitter. Qui ne lui laisser aucun répit. A tel point que Kaori ne trouvait plus le sommeil. A tel point qu'elle n'avait plus le goût de vivre. La jeune femme réalisa avec ironie ce qu'avait du être le supplice de Tantale. Revivre chaque jour, chaque heure, chaque minute et sans relâche les mêmes tourments et les mêmes déchirements sans aucun espoir d'y échapper ou de retrouver un semblant de paix.


Et ce maudit médecin qui n'arrêtait pas de la toucher comme si elle n'existait pas !


Kaori posa une nouvelle fois son regard sur la petite pendule. 14H50. Le temps ne passait pas. Il semblait même figé. Et elle, elle était exténuée.


La jeune femme ne souhaitait qu'une chose : rentrer chez elle, se plonger dans le sommeil pour tenter d'oublier. Mais elle savait pertinemment qu'elle ne pouvait pas partir. Non. elle devait rester. Parce qu'elle devait savoir. Savoir si sa vie était irrémédiablement gâchée ou si une lueur d'espoir persistait toujours.


La question resta bloquée quelques instants dans sa gorge.


" Vous allez me faire un test de grossesse ?" souffla Kaori d'une voix tellement blanche et incertaine qu'elle avait l'impression qu'une autre personne avait prononcé ces mots.


" Oui, et si vous êtes d'accord nous effectuerons en même temps un test HIV ", répondit le médecin d'un sourire qu'elle voulait réconfortant.


Kaori fit un signe de tête. Elle était au bord des larmes. Elle se sentait incapable de faire face à la situation. Durant ces dernières semaines, Miki lui avait inlassablement répétée qu'elle était forte. Qu'elle était une battante. Qu'elle n'était pas seule. Mais à cet instant précis, Kaori se sentait terriblement seule. Désespérément seule. Jamais encore de sa vie, elle n'avait souffert d'une telle solitude. Même lorsque Ryô lui avait appris la mort de son frère.


Ryô.


Elle avait eu des mots terribles lors de leur dernière rencontre. Des pensées effroyables. Un comportement incompréhensible.


Trois semaines sans le voir. Sans lui parler. Sans entendre sa voix. Sans respirer son odeur. Elle se doutait qu'il ne devait rien comprendre à sa fugue. Il avait tenté plusieurs fois de lui parler mais elle avait tout fait pour l'éviter et le fuir. Elle ne savait plus où elle en était. Elle ne savait plus ce qu'elle ressentait. Elle mourrait d'envie de le revoir mais elle avait peur. Aussi peur de lui que de ses propres sentiments et de ses propres réactions.


Et que ferait-elle si elle était enceinte ?


Enceinte. Le mot résonna à ses oreilles comme la pire des sentences. Un bébé. Un bébé de ce monstre. Elle ne voulait pas avoir de bébé. Elle ne pouvait pas avoir de bébé. Pas dans ses conditions. Pas après un viol. Kaori se surprit à serrer violemment la serviette qui recouvrait la table de consultation. Un bébé était une preuve d'amour et de confiance. Il ne pouvait être en aucun cas le résultat d'une acte d'une telle violence et d'une telle répugnance. Non. Elle ne l'envisageait même pas.


Kaori se mordit la lèvre inférieure pour ne pas pleurer.


" Arrivez-vous à dormir Kaori ? ", le médecin avait le combiné de téléphone dans la main. Kaori ne se souvenait même pas l'avoir vu téléphonée.


" Non, pas vraiment... Je fais beaucoup de cauchemar et quand je n'en fais pas, c'est parce que le sommeil me fuit ", la voix de Kaori était lasse et traînante. Tout en elle n'était que fatigue et angoisse.

Depuis quand n'avait-elle pas eu une véritable nuit de sommeil ?


Kaori se passa les mains sur son visage comme si ce geste allait effacer la fatigue et l'angoisse accumulés ces dernières semaines. Elle était harassée. Épuisée moralement et physiquement. Elle avait l'impression de vivre l'enfer. Outre le fait qu'elle pouvait attendre un enfant, ce salaud pouvait lui avoir transmis une M.S.T ou encore pire le Sida. Mon dieu, mais qu'allait-elle devenir ?


Doucement, Kaori sentit la pression d'une main sur son bras. " Je vais vous faire une prise de sang ", expliqua calmement le médecin.


Juste à cet instant, une jeune infirmière entra dans la salle de consultation. Kaori la reconnut tout de suite. C'était la même fille qui l'avait accueillie au planning familiale lorsqu'elle avait pénétré, il y a quelques jours de cela, dans la salle d'accueil. Et en voyant que Kaori hésitait à demander des renseignements, la jeune femme était venue vers elle, un sourire réconfortant sur les lèvres. Miki était restée en retrait comme Kaori le lui avait demandé. Gentiment, l'infirmière avait prit la peine de lui expliquer que dans ce centre médical, chaque personne pouvait se faire examiner, demander des conseils médicaux ou même faire des tests de grossesse et HIV de manière tout à fait anonyme. Seul le médecin avait accès au nom des patients. Kaori s'était sentie soulagé. Personne ne pourrait savoir.


" J'espère Kaori que vous n'avez pas peur des piqûres ? ", tout en posant cette question anodine, le médecin Saotomé enfonça une aiguille dans le bras gauche de la jeune femme et aspira un peu de son sang. Elle tendit ensuite la seringue à l'infirmière qui versa immédiatement le sang dans un tube à essai, prit ensuite une étiquette sur laquelle elle inscrivit les instructions à suivre. Mais au lieu d'y porter le nom du patient, le docteur y porta un simple numéro.


" Vous pouvez remettre votre chemise, Kaori." La jeune femme suivit machinalement des yeux la jeune infirmière qui disparut derrière la porte dans un silence oppressant.


Les mains tremblantes, Kaori boutonna maladroitement sa chemise et dut se reprendre à deux fois pour aligner correctement les boutons. Elle enfila ensuite ses tennis mais ne fit pas les lacets. Ses doigts s'y opposaient fermement. Elle s'installa alors sur la chaise en face de son médecin. " Je vais vous prescrire un léger somnifère... Vous êtes moralement et physiquement épuisée. Vous avez besoin de dormir ", le docteur Saotomé se mit alors en devoir de remplir une ordonnance.


Une brochure sur la contraception et ses risques capta le regard de la jeune fille. Un mot lui sauta aux yeux. Avortement. Kaori sentit alors ses peurs et ses angoisses reprendre le dessus. Ses jambes commencèrent à trembler. Son cœur s'affola et ses mains se contractaient convulsivement. Elle prit alors une grande respiration et se cacha le visage dans ses mains. Il fallait qu'elle se calme. Il ne fallait pas qu'elle pense à ça. Il fallait qu'elle trouve la force de faire face à tout ça.


" Kaori... Votre état physique est satisfaisant. Vous avez une très bonne condition physique. Ce n'est pas étonnant que votre corps se soit remis rapidement des blessures qu'il a subies... Et ne vous inquiétez pas pour l'hématome que vous avez toujours au bas du dos. Il est en bonne voie de guérison. Dans deux ou trois jours, il n'y paraîtra plus ... - le docteur joignit ses mains sur le bureau - Je vais être franche avec vous, Kaori... C'est votre état psychologique qui m'inquiète le plus...", la voix du Docteur Saotomé se fit plus douce et plus chaleureuse. Kaori sentit tout de suite que cette femme s'impliquait sincèrement et humainement dans son travail. " Vous avez subi un énorme choc. Je considère que le viol est l'acte le plus cruel et le plus impardonnable qui soit. Et aucune femme qui soit, je dis bien aucune femme, ne mérite de subir l'épreuve que vous traversez... Je peux très bien comprendre que vous ne souhaitiez pas parler de cette agression à la police... mais sachez qu'il est primordiale pour votre équilibre psychologique d'être suivie par quelqu'un de compétent."


Kaori baissa les yeux. Ses mains étaient jointes sur ses genoux. Elle avait l'impression d'être devant un juge. Et d'avoir fait quelque chose de mal.


La police ? Plusieurs personnes lui avaient posée cette question. Miki. L'infirmière. Puis le docteur Saotomé. Et à chaque fois, elle avait répondu : " Non. Je ne veux pas porter plainte. J' en suis tout bonnement incapable. Je n'ai pas ce courage là."


Mal à l'aise, Kaori se mit à jouer avec les bords de sa chemise. " Ma meilleure amie m'aide énormément vous savez... Je ne ressens pas le besoin de consulter qui que ce soit pour le moment", tout en prononçant ses mots Kaori essayait de s'en convaincre elle-même.


Le docteur Saotomé soupira fortement. La jeune femme était têtue et semblait persuadée qu'elle pourrait s'en sortir toute seule. " Vous êtes sûre Kaori ?...Êtes-vous certaine d'avoir pris la bonne décision ?"

Un peu déroutée par cette question, Kaori détourna vivement le regard. Elle avait déjà eu une grande conversation avec Miki sur ce sujet et Kaori s'était montrée d'une agressivité inattendue. Le seul fait de penser que son agresseur puisse se balader impunément dans les rues de Tôkyô, sans la moindre crainte de représailles lui donner la nausée et la mettait dans une rage folle. La jeune femme avait toujours été une jeune femme généreuse. Réfléchie. Droite comme la justice. Avec la tête sur les épaules. Humainement, elle désirait voir son agresseur derrière les barreaux pour le reste de sa vie. Égoïstement, elle aimerait le voir périr dans d'horribles souffrances au fin fond de l'enfer. Mais hélas, elle ne se sentait pas le courage de l'affronter une nouvelle fois et ce même si cette rencontre devait se dérouler dans une cour de justice.


Le docteur Saotomé observait avec attention les différentes expressions qui passaient sur le visage de sa patiente.


Peur. Rage. Angoisse. Lassitude. Désespoir. Doute.


Kaori avait passé des nuits entière à se demander si elle prenait la bonne décision. Comme beaucoup de jeunes femmes, elle avait déjà lu des articles sur les viols et autres agressions à caractère sexuel. Elle croyait connaître les répercussions psychologiques d'un tel acte. Elle pensait, comme tout le monde d'ailleurs, que la meilleure chose à faire pour s'en sortir était de porter plainte, de faire arrêter son agresseur et d'en parler à son entourage. Le mot libération était employée à mainte reprise. Parler était une libération. Porter plainte était une libération. Cette libération annoncée comme le premier pas de la guérison. Et comme tout à chacun, elle pensait être à même de prendre les bonnes décisions si jamais elle devait subir cette épreuve. Mais quand ce drame vous touche réellement, les réactions sont différentes. Elle sont loin d'être dictées par la raison. Oh non... Elle sont plutôt dictés par la honte et la culpabilité. Et au lieu d'aller voir la police et d'en parler, on se cache par manque de courage et par lâcheté.


" Kaori ?"


Kaori posa sur la femme un regard vide. Apparemment elle souhaitait en rester là. Le médecin n'insista pas.


" Très bien... Je respecte votre choix même si je pense que vous avez tort... Je vais quand même vous donner une liste d'associations et groupes qui s'occupent de femmes violées et battues ". Kaori ne disait toujours rien.


Le docteur Saotomé sortit son carnet d'adresse et nota sur une feuille blanche plusieurs adresses d'associations. " Nous aurons les résultats du test de grossesse et du test HIV demain dans la matinée... Et en ce qui concerne le test HIV, nous devrons refaire un test tous les trois mois pendant la première année."


En silence, la jeune femme prit les feuilles que lui tendait son médecin . Elle jeta un coup d'œil sur les noms qui avaient été griffonnées mais les mots dansaient sous ses yeux sans qu'elle puisse en déchiffrer un seul. " Oh mon dieu ! Et si je suis vraiment enceinte ? Que vais-je devenir ?", lança Kaori d'une voix angoissée.


Le docteur Saotomé fit le tour du bureau et s'installa sur la chaise à côté de la jeune femme. Précautionneusement, elle couvrit ses mains des siennes et la força à la regarder. " Kaori... Je sais que ce que je vais vous demander est difficile mais il faut que vous arrêtiez de penser à tout ça... Le plus important pour l'instant, c'est de vous reposer... Vous êtes à bout de force... Alors rentrer chez vous et essayer de dormir."


Miki attendait son amie dans la salle d'attente. Elle ne souffla mot lorsque Kaori sortit de la salle de consultation encore plus pâle et encore plus bouleversée que lorsqu'elle y était entrée. Elle ne dit rien lorsque de grosses larmes coulèrent sur ses joues si pâles. Elle la prit simplement dans ses bras et la berça comme une enfant.


De retour à la maison, Kaori s'enferma dans sa chambre, avala ses somnifères et s'effondra sur son lit. Cette nuit-là, elle ne se réveilla pas une seule fois et connut pour la première fois depuis des semaines un sommeil sans cauchemar.


Kaori connut les résultats de ses analyses tôt dans la matinée. Le docteur Saotomé l'appela personnellement pour la rassurer au plus vite. Les paroles du médecins résonnèrent encore et encore dans l'esprit de la jeune femme.


Elle n'était pas enceinte.


Elle n'était pas séropositive.


A ces mots, la jeune femme fondit en larmes et s'effondra sur le sol. Elle se sentit libérée d'un poids. Elle pleura toutes les larmes de son corps. Kaori pleura longtemps dans les bras de Miki avant de s'endormir, soulagée et épuisée par toutes ces émotions. La tension et l'angoisse de ces dernières semaines avaient été beaucoup trop fortes et la jeune femme commençait à en subir les contrecoups.


Le chemin de la Guérison s'offrait enfin à elle.




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