Red

Chapitre 6 : Un voile d'or sur la mer

1318 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 28/02/2024 23:08

Alors que l’aube naissait, se posant comme un voile d’or sur la mer au large de Ketel, l’air était envahi par des senteurs, des senteurs en trois parts.

La première était une senteur salée, l’écho des brumes marines. Elle évoquait les bancs de poissons, les cris des mouettes, les algues aux longues chevelures mouvantes, l’écume s’écrasant sur les plages. Si on avait été sur la terre ferme, elle aurait imprégné les filets des pêcheurs, les toits rongés par le sel, les coquillages s’accrochant aux pontons. Elle aurait plané au-dessus des étals colorés du marché, se serait blottie aux creux de cocotiers.

Dans le port, les marins et les marchands s’affairaient. Leur haleine se répandait dans l’air du matin, ajoutant une deuxième senteur à la première, lui donnant plus de corps, de caractère.

La troisième senteur n’était pas facile à remarquer. Seule une native comme moi, revenant après des années d’errance, pouvait la déceler, tant elle était naturelle, progressant délicieusement jusqu’aux poumons à chaque inspiration. Elle était partout : sur les plages, dans les lattes des maisons, à l’intérieur de chaque pavé de route. Elle voltigeait au milieu des chants des marins. Elle se nichait dans les phares qui guidaient les navires durant la nuit. Elle s’aventurait au cœur des fruits de ketel. Cette troisième senteur était la plus vaste, celle qui enveloppait les deux autres. Elle était profonde et immémoriale, comme l’histoire perdue d’une civilisation. Elle était chaleureuse. Ma chère odeur du foyer.

Mon cœur s’est gonflé de joie, comme si une pièce dont j’ignorais l’absence avait retrouvé sa place. Mes oreilles ont capté les vagues de conversation, le clapotement des pas sur les pontons en bois. Mes yeux se sont ouverts, n’ayant plus à rester plissés à cause du rayonnement solaire sur la mer. Mon corps s’est lentement habitué à la stabilité de la terre ferme. Un mot revenait sur beaucoup de lèvres… étranger… Un naufragé avait apparemment été recueilli quelques jours auparavant... « l’a des cheveux rouges, comme une flamme », assurait un marin à un autre.

Puis un enfant a couru vers moi. Son visage était contracté, ses yeux remplis de détresse, sa mine livide.

-         Red ? Tu es Red ? a-t-il demandé, comme s’il n’arrivait pas à y croire.

Le sentiment de plénitude a volé en éclats. Mon cœur a coulé dans ma poitrine, tandis que ma gorge se serrait à m’étouffer. Qui était cet enfant ? Comment me connaissait-il ?

-         Viens !

C’est ainsi qu’a commencé une course folle jusqu’à la Maison de guérison. Chaque foulée soulevait des gerbes d’angoisse. Je ne voyais qu’une seule raison à tant de hâte, mais je refusais de penser que Boquillon… que mon père…

Et pourtant, cette silhouette, dans ce lit. Si mince, si frêle, si pâle. Ces yeux, si bruns. Cette orchidée séchée sur sa table de nuit.

J’ai hurlé :

-         Boquillon !

J’ai essayé de comprendre tout en cherchant à nier cette sinistre farce.

Un faible sourire :

-         Red. Je savais que tu reviendrais. Mon petit houx.

-         Oh dieux, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que tu as ?

Ce fut mon jeune guide qui répondit :

-         Une chute dans la forêt, en bas d’un ravin. Sa jambe a pris un mauvais coup, mais il… il ne voulait pas entendre parler de la Maison de guérison.

Evidemment. Ces « foutus Kathriens » qui n’avaient pas réussi à sauver maman, ai-je mentalement complété. Oh, si j’avais été là, j’aurais convaincu mon père ou j’aurais fait venir un guérisseur à son chevet. J’ai sans peine imaginé le reste de l’histoire : la plaie avait dû s’infecter et Boquillon avait dû être transporté de force dans cet établissement et… Je n’ai pas eu le cœur de demander si une vaine amputation avait dû être pratiquée.

-         Je ne vais pas m’en sortir, autant ne pas te faire d’illusions, souffla mon père avec une grimace de douleur. Depuis que je suis ici (un grincement de dents), mon apprenti Melian (il a désigné l’enfant) a eu la gentillesse de te guetter chaque jour au port, parce que je savais… je savais que tu reviendrais…. Je le savais…

Sa voix était si faible.

J’aurais voulu me forcer à sourire, répliquer que si, bien sûr, il allait s’en sortir, parce que s’il y avait un endroit qui pouvait le sauver, c’était bien celui-ci - et je savais désormais de quoi je parlais. Hélas, la volonté avait déjà fui mon père. Je devinais au fond de ses yeux l’envie de retrouver maman, après tant d’années à la pleurer, alors que j’aurais voulu crier que j’étais toujours là, moi, que j’étais revenue. J’aurais hurlé à m’en casser les cordes vocales. Mais au fond, c’était moi qui l’avais abandonné la première. Et aucun guérisseur n’avait encore essayé de m’éloigner, ce qui voulait dire… ce qui voulait dire…

-         Viens ici mon petit houx. Je t’avais parlé d’un trésor, il y a bien longtemps, tu te souviens ?

Je n’ai pu qu’opiner, tandis que les larmes débordaient de mes yeux. Cette foutue promesse n’avait plus de sens, je me fichais de recevoir ce stupide trésor. Pauvre folle. Ma faute. Tout était ma faute.

-         Approche-toi plus près, que tu puisses m’entendre, a haleté mon père.

Les larmes se sont répandues sur sa couverture, puis son menton et sa joue, tandis que j’approchais mon oreille de sa bouche, plutôt que de lui vomir ma culpabilité et de lui demander pardon.

-         Ce trésor, c’est… le plus précieux qui existe. Tu devras en prendre soin, comme je… l’ai fait jusqu’à maintenant, et tu devras le t-transmettre… à ton tour.

Oh, j’aurais dû demander à mon père de se taire, de se reposer, de reprendre des forces, mais j’étais paralysée. Il poursuivit péniblement :

-          Ce trésor, mon petit houx, ce trésor, c’est…

J’ai attendu, une seconde, deux, trois, quatre. Une minute entière. Refusant d’y croire. Refusant d’accepter la réalité. Parce que tant que je restais immobile, les yeux fermés, mon père resterait en vie. Oui, j’en étais persuadée. Un guérisseur a fini par me tirer doucement en arrière.

La suite s’est en partie effacée. Les cris de rage, puis la douleur, si forte qu’elle me menaçait de me faire éclater de l’intérieur… On dit que la mémoire efface les souvenirs trop insoutenables pour préserver l’esprit, l’empêcher de basculer dans la folie.

Et au milieu de tout ça, Boquillon avait emporté son secret dans la tombe.



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