Red

Chapitre 5 : Le vaste monde

570 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 28/02/2024 23:04

J’ai coupé mes longues boucles brunes, j’ai bandé ma poitrine et acheté des vêtements masculins. Chez nous, les femmes pouvaient travailler à bord d’un navire, mais ailleurs, je savais que c’était interdit. Comme je n’avais pas d’argent pour payer ma traversée, ma seule chance était de me travestir et de me faire engager comme matelot. J’avoue que j’ai eu de la peine à me reconnaître, la première fois où je suis passée devant un miroir : mes cheveux courts formaient une auréole autour de moi et mon expression semblait dure – impression encore accentuée par les cicatrices que Kraal avait laissées sur mes joues.

Hélas, plutôt que de m’offrir un deuxième souffle, un nouveau départ, le vaste monde a dissipé mes illusions, qui ont éclaté les unes après les autres, comme des verres se fracassant par terre et se transformant en mille morceaux bien coupants.

Je me suis vite aperçue que tout ce qui me semblait normal était anormal ailleurs. A moins qu’elles ne soient de haute noblesse, les femmes ne recevaient aucune éducation, que ce soit dans les Provinces-Unies, dans l’empire aturéen ou dans Les Petits Royaumes. La plupart des Maisons de santé étaient épouvantables et les routes maritimes et terrestres cachaient des dangers à chaque méandre. Voulant rester indépendante, j’ai fini par choisir la voie la plus logique : le mercenariat. Etonnamment, cette profession était ouverte aux femmes, et comme j’avais reçu une formation militaire...

Malheureusement, il y a eu un piège que je n’ai pas vu se tendre. Il m’a entourée silencieusement, insidieusement, s’infiltrant sous mon armure. Mon cœur, dur et sec depuis mon départ de la maison, s’est soudain ramolli. J’ai cru aux belles paroles d’un mercenaire modegan, sauf que lui, tout ce qu’il voulait, c’était mon exotisme, parce que je vous laisse imaginer combien de mercenaires Miroans arpentaient le continent à ce moment-là… J’étais peut-être bien la seule… En résumé, un bien joli trophée. Je vous épargne la fin de cette triste histoire, et je n’évoquerai que l’impression de solitude qui m’a submergée quand il est parti. Oh, il y avait aussi de la rage, de la rancune, de la soif de revanche, mais tout cela ne servait qu’à masquer l’immense trou intérieur que j’avais tenté de remplir avec lui.

Il y en a ensuite eu un autre, un Aturééen plus tendre, plus compréhensif. Mais je n’ai pas su rouvrir mon cœur, verrouillé par la douleur. J’ai juste réussi à bredouiller qu’un jour, peut-être… Parce qu’à ce moment-là, le souvenir de mon île, ma chère Ketel brillait dans mon esprit, et je m’y accrochais comme à un phare. Pour la première fois depuis des années, je pensais vraiment à mon père et prenais enfin conscience de ce que j’avais fait. Je l’avais abandonné, oui, abandonné, il n’y avait pas d’autres mots. Frustrée de ne jamais avoir été digne de son trésor, fâchée de ne jamais avoir été comprise, je l’avais quitté sans un au revoir, alors qu’il n’avait que moi au monde.

Je devais revenir.



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