Red
Figurez-vous que nous autres, les Miroans et les Khatriens, avions appris de nos erreurs, et que pour contrer une potentielle invasion, nous formions des soldats. Bien sûr, ceux-ci faisaient aussi régner l’ordre sur l’île, luttaient contre les incendies… Bref, ils n’étaient pas totalement inutiles dans la vie de tous les jours.
Être admise à l’Ecole des Remparts fut un jeu d’enfant. J’avais toujours été bonne élève et mon niveau physique était plutôt élevé grâce à mes cabrioles des dernières années. J’ai réussi à me faire des amis, mais je me suis très vite heurtée à un os.
Cet os ressemblait d’ailleurs à un chien, avec son corps puissant et rapide, ses crocs acérés, ses yeux de prédateur, son goût pour la cruauté et le sang. Il s’appelait Kraal et c’était un Kathrien, unique héritier d’une des plus riches familles de l’île. J’avais appris que ses parents avaient tout fait pour l’orienter vers une carrière de dignitaire, sans succès. Voyez-vous, ce genre de personne n’avait pas besoin de lutter pour accéder aux échelons du pouvoir, ceux-ci venaient généralement tout seuls, badigeonnée de résine afin d’éviter tout risque de chute. Pourquoi n’avait-il pas écouté ses parents ? Bien sûr, je n’avais aucune envie de le voir un jour au gouvernement, mais en attendant, il me rendait la vie infernale.
Car Kraal avait pu passer toute son oisive vie à s’entraîner, afin de devenir un jour le meilleur élève de l’Ecole des Remparts, ce qui représentait manifestement son rêve absolu. Hélas, je n’avais aucune envie de lui laisser la couronne. J’avais été la meilleure à l’école, puis en peinture, alors pas question de renoncer à mes convictions : je serais la meilleure ici aussi. Autant dire que la compétition était féroce. Dix fois mes amis m’avaient demandé de renoncer, de laisser gagner cette pourriture. Mon maudit orgueil ne l’entendait pas de cette oreille.
Alors, je suis devenue aux yeux de Kraal un cafard qu’il fallait à tout prix écraser. Et ce qui devait arriver arriva : il m’a un jour provoquée en duel ; pas un de ces combats auxquels nous nous frottions lors des exercices, non, mais un duel secret, pratique interdite par nos professeurs parce qu’elle pouvait conduire à la mort d’un des adversaires. J’ai pesé le pour et le contre, j’ai même un peu prié, puis j’y suis allée.
C’était une nuit claire et chaude, où la lune arrosait les environs comme un phare. Kraal m’attendait dans la petite forêt jouxtant l’école, escorté par deux acolytes qui joueraient le rôle de témoins. De mon côté, j’avais quasiment dû traîner de force les deux derniers amis qui me restaient, tous les autres ayant été effrayés par mon entêtement farouche. Tremblant de peur, tous deux assistèrent à un duel terrible. Kraal était plus fort que moi, plus grand, mieux entraîné. Mais j’étais petite, rapide et maligne. Je virevoltais comme un feu follet, me rendant inatteignable, fatiguant peu à peu mon adversaire. Kraal était lui-même si imbu de sa personne que quelques piques verbales bien placées suffirent à le rendre fou de rage et à l’épuiser encore plus vite.
Ma lame posée le long de son cou a signé la fin du combat.
Cet instant aurait dû signifier la fin de mes ennuis.
La reconnaissance de ma supériorité.
La vie qui s’ouvrait à nouveau devant moi, pleine de promesse.
J’étais encore si naïve…
A partir de cette nuit-là, Kraal est devenu encore plus menaçant. Humilié, ivre de rancœur, il a cessé de retenir ses coups quand il m’affrontait lors des entraînements, se fichant des reproches des instructeurs. J’ai retrouvé une fois mes affaires lacérées, et une autre fois, ses acolytes m’ont poursuivie alors que je rentrais d’une coupe de bois. Je n’ai réussi à leur échapper que de justesse. Kraal a aussi répandu des rumeurs sur moi, qui m’ont coûté mes deux derniers amis. Seule, acculée, j’ai commencé à sentir son regard me coller à la peau, suintant de malveillance. Je l’évitais, me répétant que ce n’était pas parce que j’avais peur, mais simplement parce qu’il m’irritait. Hélas, il semblait connaître mes déplacements comme par magie, et un jour, il a réussi à me coincer contre un mur. Tout le monde se trouvait déjà dans le réfectoire, de sorte que quand il m’a bâillonnée avec sa main, personne n’a entendu mes cris étouffés.
- Alors ? Tu as peur ? crachait Kraal en se pressant contre moi, avant de se pencher vers mon oreille.
Il sentait la sueur, et ses mots dégoulinaient de sous-entendus. Prise de panique, j’ai rué, essayant de le repousser par tous les moyens. Sa prise s’est raffermie.
- Si tu cries, tu es morte, a susurré Kraal en éloignant la main qui me bâillonnait.
J’en ai immédiatement profité pour le mordre. Ses ongles m’ont arraché la peau de ma joue, alors qu’il me repoussait violemment. L’arrière de ma tête a heurté le mur avec un craquement sinistre.
Des bruits de pas précipités ont retenti, tandis que le couloir se mettait à tanguer.
Tout est devenu noir.
J’ai fini à l’infirmerie et Kraal s’en est tiré en racontant que j’avais glissé. Inutile de préciser que ses parents avaient sans doute versé une généreuse somme d’argent pour étouffer l’affaire.
J’ai commencé à me refermer sur moi-même. Ma lumière s’est transformée en obscurité, mes pensées noires me collaient au fond d’un gouffre de désespoir, et mes nuits étaient encore plus terrifiantes que mes journées. Kraal m’attendait dans mes cauchemars, me soumettant à toutes sortes de tortures. Les instructeurs ont commencé à parler entre eux, se demandant s’ils n’allaient pas me chasser de l’Ecole, car j’étais devenue une bête sauvage au combat, hors de contrôle. Ils ne comprenaient pas que c’était mon dernier exutoire.
Parfois, quand le fardeau de la vie devenait trop lourd à porter, je montais dans ma cachette secrète. Un toit que j’avais déniché au hasard de mes déambulations nocturnes, où je trompais mes insomnies en sautant d’un bâtiment à l’autre, légère, comme autrefois. Mais un jour, j’ai trouvé ma cachette occupée. Faiblement éclairée par les étoiles, une silhouette était assise sur les tuiles, les pieds dans le vide, un mince filet de fumée s’élevant au niveau de sa tête. Mon sang s’est figé. Mon cœur s’est glacé. Kraal. J’aurais reconnu n’importe où son dos de brute épaisse. Est-ce que je nageais en plein cauchemar ? Mais non, le froid sur ma peau était réel, tout comme l’odeur de la nuit, le bruissement du vent dans les arbres. Qu’est-ce qu’il fichait là ? Le panache de fumée a répondu de lui-même : il devait être en train de fumer du hish, une des substances proscrites sur l’île. Sans surprise, les gosses de riches en fumaient à tort et à travers.
Instinctivement, j’ai reculé à pas de loup, priant pour être totalement silencieuse. Si Kraal se rendait compte que j’étais là, s’il arrivait à me bloquer comme l’autre fois contre le mur, je n’étais pas sûre de réussir à lui échapper. Et cette fois personne ne m’aiderait.
Millimètre par millimètre, j’ai reculé d’un pas, soulevé mon deuxième pied, posé mes orteils sur les briques. J’ai doucement laissé filer mon souffle entre mes lèvres. Seuls les bruits de la nature troublaient le silence. J’étais presque arrivée devant la lucarne par laquelle j’étais entrée quand je suis me suis arrêtée.
Qu’est-ce que j’étais en train de faire ?
J’étais vraiment en train de fuir ?
Mes poings se sont serrés. Mon cœur s’est emballé. Mon sang s’est embrasé dans mes veines. Toutes les humiliations que Kraal m’avait fait subir ont explosé dans mon esprit : ma tête se fracassant contre un mur, mes frissons à chaque fois que son regard semblait me déshabiller, mes affaires saccagées. Et une idée est née du désespoir dans lequel je me noyais depuis tant de mois. Une terrible idée. Ses racines m’ont noué le ventre, ses tiges ont gonflé mes poumons et ses fleurs ont fait éclore un espoir insensé dans ma tête.
Pourquoi ne pas avancer ?
Kraal ne m’avait toujours pas entendue, je n’avais qu’à rester tout aussi silencieuse, puis quand j’arriverai juste derrière lui, proche à le toucher…
Il suffisait d’une bonne poussée.
Nous étions au quatrième étage de l’Ecole.
De là, une chute ne pouvait se finir que d’une seule manière.
Fini les cauchemars, le désespoir, la douleur.
Je pouvais m’en débarrasser ce soir.
La seule chose à faire…
… C’était d’avancer.
Mon pied s’est soulevé du sol, mes orteils ont délicatement effleuré les tuiles, puis mon talon s’est posé à son tour. Mon deuxième pied a suivi le même chemin. La lucarne, ma porte de sortie, s’est bientôt retrouvée loin derrière, tandis que Kraal, toujours perdu dans ses pensées, se rapprochait. Plus que cinq mètres, quatre, trois.
L’imbécile a soudain secoué la tête puis s’est figé. J’ai fait de même. Est-ce qu’il m’avait entendue ? Mes genoux se sont fléchis, tous mes membres se sont contactés. Le temps a semblé se suspendre. Puis Kraal a penché la tête et s’est à nouveau avachi sur lui-même.
Fausse alerte.
Je me suis imaginée posant mes deux mains sur son dos. J’ai songé au bruit des os qui se brisent, à la lumière qui quitte les yeux.
Je n’avais jamais tué personne jusqu’ici.
Je… je n’avais jamais tué personne jusqu’ici…
Mais Kraal le méritait ! Il le méritait !
Il le méritait.
Puis le visage de mon père est apparu devant mes yeux, alors que je décollais mon talon pour avancer encore.
Deux mètres.
Qu’est-ce que Bocquillon penserait de moi si je le faisais ? Et moi ? Qu’est-ce que je penserais de moi ? Je me suis souvenue de la Red insouciante qui courait en riant dans les vagues, montait aux cocotiers, créait des chaos artistiques aux mille couleurs.
Il le méritait ?
Quelque chose de chaud a coulé le long de mon menton. Je me suis arrêtée, tandis que devant moi, Kraal continuait à fixer l’horizon. J’ai passé le bout de mon doigt sur ma peau et l’ai ramené couvert d’une substance épaisse et visqueuse. Puis un goût métallique a envahi ma bouche. Du sang. Je m’étais mordue si fort la lèvre que je l’avais fendue.
C’était comme si un éclair m’avait foudroyée de l’intérieur.
Qui étais-je devenue ?
Les ténèbres qui avaient failli m’engloutir ont reflué, laissant place à de la tristesse et à un désespoir encore plus terrible. Tout a commencé à brûler : ma gorge, mon nez, mes yeux, mon cœur. J’ai reculé sous le regard des étoiles indifférentes.
Kraal n’a jamais su qu’il avait frôlé de si près la mort.
Quant à moi, le lendemain matin, je suis partie de l’Ecole.
C’était le seul moyen de ne pas devenir folle.