Red

Chapitre 3 : Non, Red, tu n'es pas encore prête

2043 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 28/02/2024 22:55

Dès lors, mon unique but dans la vie a été d’être prête. C’était difficile, car je ne savais pas ce que cela signifiait exactement, mais j’étais sûre de réussir. Quelle fille naïve j’étais alors…

J’ai travaillé d’arrache-pied pour avoir les meilleures notes de la classe à l’école, et à force de persévérance, j’y suis arrivée. Toute fière, j’ai demandé à mon père de me donner le trésor.

Non, Red, tu n’es pas encore prête, a été la réponse.

Peut-être que je ne m’étais trompée de domaine. Mais lequel viser ? La réponse s’est imposée d’elle-même. Mes doigts maniaient pinceau, crayon et tous types de matériaux depuis toujours. Un combat sans pitié a commencé, avec l’objectif d’amener mon don vers les hautes sphères de la perfection. Ma main était mon arme, ma détermination mon armure, mon œil mon blason. Je luttais contre le sommeil, recommençais encore, encore et encore jusqu’à tracer LA ligne, obtenir LES ombrages, exécuter LES lumières. Quand des gouttelettes irisées ont débordé des yeux de mon père, lorsqu’il a contemplé un paysage sylvestre que j’avais peint pour lui, j’ai su que j’avais remporté la victoire.

Sauf que….

Non, Red, tu n’es pas encore prête.

Des perles tout aussi irisées ont roulé sur mes joues. C’était injuste, tellement injuste ! J’avais jeté toutes mes forces dans la bataille, j’avais sacrifié mes amis, mes jeux, mes bonnes notes. Et tout ça pour rien. J’ai enfoncé mon poing dans ma bouche pour m’empêcher de hurler.

Quand mes membres ont cessé de trembler, quand toutes mes larmes ont quitté mon corps, quand la colère s’est réduite à un petit tas de braise, j’ai repris courage. Il fallait simplement trouver un autre domaine. A ce stade, l’échec n’était toujours pas une probabilité.

C’est ainsi que j’ai commencé à cultiver mon corps, à développer cette agilité dont j’avais toujours été si fière. Les branches sont devenues mon royaume, les toits mon terrain de jeu, les murs mes amis fidèles. J’étais désormais adolescente, et j’évoluais à toute vitesse, même si contrairement à d’autres filles de ma classe, mes seins ont préféré l’option « menus » à celle de « plantureux », et mes hanches ne se sont guère élargies.

Je confesse avoir dévié du droit chemin à cette époque-là. Oh je ne m’en rendais pas vraiment compte, mais mes actes dépassaient hélas le simple amusement. Poussée par Tarik, le chef de la petite bande que j’avais intégrée, je remplissais ce qu’il appelait des « missions ». Un petit larcin par-ci, des oreilles tendues au-dessus d’une fenêtre par là… Chaque réussite était synonyme de louanges pour « Red la fière ». Une joie sauvage m’envahissait, parce que moi, Red, n’était plus cette petite fille sage qu’on décrivait si souvent. Une nouvelle de mes facettes, plus sombre, plus brute, commençait à émerger. Des pétales noirs s’ouvraient en silence, mais je ne m’en rendais pas encore compte.

A force de jouer les lézards, mes muscles se sont déliés, affermis. Ma silhouette s’est affinée. Mes joues rebondies ont laissé la place à des traits fins, ciselés. A quatorze ans, j’étais une des adolescentes les plus rapides de l’île. Je pouvais escalader n’importe quoi et j’étais assez forte pour soulever un poids important. J’ai donc posé la question rituelle à mon père.

Non, Red, tu n’es pas encore prête.

Cette fois, j’ai refusé de pleurer. Plutôt que d’éclater en mille morceaux, mon cœur s’est durci. Une froide résolution, aussi tranchante qu’un croissant de lune un soir d’hiver, s’est répandue dans chacune de mes veines jusqu’à envahir mon esprit.  J’ai hésité à voler ce que mon père avait de plus cher, pour l’obliger à me donner son fichu trésor : une broche aux motifs mystérieux, qu’il rangeait sous une latte de plancher et qu’il sortait de temps en temps, quand il pensait que je ne regardais pas. Mais je savais que je le décevrai encore plus profondément. J’ai donc oublié l’idée.

J’arrivais aussi à l’époque du choix.

L’école s’achevait, faisant tourner la roue de mon existence. Tout semblait s’accélérer autour de moi, comme si j’allais basculer dans un nouveau monde. Cette sensation, je l’avais découverte quand ma mère était morte, puis quand Boquillon m’avait parlé du trésor. Les rouages du futur s’éveillaient et s’écrasaient les uns contre les autres, remplissant mon imagination de grincements, de claquements et de frottements métalliques, amenant ma vie sur un nouvel embranchement. Impossible d’y échapper. Je ne pouvais que suivre le mouvement le mieux possible.

Mais où ce nouveau chemin menait-il ?

Cette question, je l’ai tournée et retournée lors de longues insomnies.

L’art ne m’intéressait plus. Il était synonyme d’échec, de défaite.

L’agilité me laissait un goût amer.

C’est alors qu’une très vieille certitude a surgi du fond de ma conscience, jusqu’à l’envahir tout entière et palpiter comme un deuxième cœur.

La richesse de Ketel provenait essentiellement d’un fruit qu’on ne trouvait nulle part ailleurs : le… ketel. Sa renommée venait de son goût, que les poètes comparaient à un nectar divin ou à la plus belle des musiques si elle eût été liquide. Mais le plus fascinant restait sa couleur: imaginez un millier de nuances orangées s’entrecroisant en un réseau complexe et chatoyant, comme dans une pierre précieuse. Autant dire que le ketel se vendait extrêmement cher, et que seuls les puissants de ce monde pouvaient espérer en déguster. Vous vous demandez certainement où je veux en venir, alors voilà : cette richesse allait forcément attirer la convoitise.

En d’autres mots, j’étais persuadée qu’une invasion se tramait.

Et ce jour-là, je voulais être prête.

Une tentative d’invasion avait d’ailleurs déjà eu lieu. Nous l’avions appris à l’école, mais j’avais davantage retenu la leçon d’une jeune conteuse khatrienne. Ses mots, un peu ternis, remontèrent des profondeurs de mes souvenirs :

« Installez-vous et écoutez bien, car je vais vous parler de l’histoire de Ketel, telle qu’elle était maintes années en arrière, à l’époque où elle ressemblait à un jardin flottant.

  Il était une fois deux peuples qui vivaient en harmonie, les Kathriens et les Miroans. Les uns étaient blonds, les autres de petite taille. En ce temps-là, les arbres croulaient sous les fruits, la terre regorgeait de céréales sauvages et la mer était si poissonneuse qu’il suffisait de mettre sa main dans l’eau pour attraper son dîner. Cette époque était celle de l’abondance et de la prospérité. Bénis des dieux, les deux peuples donnèrent naissance à de nombreux enfants, qui, à leur tour, enfantèrent, jusqu’à ce qu’un jour, l’île semble trop petite.

  Les estomacs s’emplirent de vide et les esprits s’échauffèrent, déterminés à trouver des coupables qui n’existaient pas. Beaucoup pensaient que les dieux avaient abandonné l’île et se lamentaient en prières inutiles. C’est alors qu’un jeune Miroan du nom d’Emlen songea à ensemencer puis à cultiver la terre, plutôt que d’attendre qu’y poussent des céréales sauvages. De même, il abattit des arbres et construisit un bateau, qu’il mena sur les flots. Ce n’était qu’un frêle esquif, qu’une tempête aurait pu briser d’un simple toussotement, mais heureusement pour Emlen, le ciel était clément, et c’est ainsi qu’il découvrit l’île voisine de Murella. La vie repartit de plus belle, les Miroans s’enhardirent puisqu’ils pouvaient désormais plier la nature à leur volonté. Les arbres furent abattus par centaines, remplacés par des champs et des cultures de ketel, donnant naissance à une immense flotte commerciale, réduisant le beau jardin flottant à l’état de souvenir. Las, trois années de sécheresse se succédèrent et réduisirent les réserves à néant. Le continent, dans la même situation, refusait de vendre ses propres vivres. Le spectre de la famine revint.

A nouveau, l’île fut au bord du gouffre.

Les Kathriens avaient continué à écouter la nature, s’étaient émus de ses souffrances, puis avaient compris qu’il existait un équilibre entre toutes choses, ne pouvant être rompu. Ils mirent en garde leurs frères Miroans, mais ceux-ci, persuadés que leur savoir les sauverait, restèrent sourds et aveugles. Les années s’écoulèrent, le chaos continua à grignoter Ketel.

  Ce fut alors qu’une terrible nouvelle secoua les habitants. Malgré l’adversité, l’île était encore si riche, si opulente, qu’elle avait attisé l’attention du continent. De terribles seigneurs de guerre aturéens s’étaient unis et avaient bâti une flotte, avec un unique objectif : conquérir Ketel. Or, les Miroans et les Kathriens n’étaient pas des guerriers. Ils semblaient condamnés à être chassés, réduits en esclavages ou pire, tués ! Terrorisés, ils prièrent avec plus d’ardeur qu’ils ne l’avaient jamais fait, regrettant leurs erreurs, promettant de respecter leur terre… »

A ce moment-là, j’avais retenu mon souffle si longtemps que j’étais devenue toute rouge.

« Les dieux finirent par entendre le désespoir de leur peuple. Que pensez-vous qu’ils firent ? »

Je n’avais pas trouvé la bonne réponse, mais un autre enfant avait deviné. Une gigantesque tempête s’était levée et avait englouti la flotte des envahisseurs, qui n’avait jamais atteint Ketel. C’était depuis cette époque-là, avait conclu la conteuse, les yeux pétillants et la voix de miel, que les Kathriens gouvernaient l’île. La sécheresse s’était achevée, et les Miroans avaient rendu à la nature une partie de l’île.

Avec cette bonne vieille histoire en tête, j’ai fait mon baluchon. Mon père s’attendait bien à me voir quitter le nid, mais au moment des adieux, j’ai vu que ses yeux brillaient. Il tentait de ravaler une émotion que je ne partageais malheureusement pas: mon cœur était aussi sec que mes yeux, tandis que les mots « trésor » et « tu n’es pas prête » flottaient entre nous, instillant un malaise impalpable. Pourtant, j’avais bien remarqué que Boquillon arborait sa plus belle tenue et qu’il avait soigneusement placé une orchidée séchée dans sa boutonnière. Un geste qu’il répétait chaque dimanche en mémoire de maman, dont ça avait été la fleur préférée. Les pétales étaient malheureusement tout craquelés et le costume, usé.

  Oh, comme j’ai serré les lèvres à ce moment-là, priant pour que Boquillon ne me sorte pas un discours mélodramatique et dégoulinant. Pas mon père. Pas cet homme que les autres traitaient souvent de fou et qui grommelait dans sa barbe. J’ai tout autant prié pour qu’il ne pleure pas, parce que je n’aurais pas supporté ce spectacle. Tout ce que je voulais, c’était partir. Tout de suite.

Mais il s’est contenté de hocher la tête et de me donner une petite tape sur l’épaule.

C’est ainsi que je suis entrée à l’Ecole des Remparts, au nord de l’île.


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