Red
Bienvenue entre ces pages.
J’ai écrit ce livre comme un testament silencieux, une bouteille qu’on jetterait à la mer. J’en ai légué une copie aux Archives de l’Université, auxquelles je dois beaucoup.
Mais avant tout, lecteur, j’ai une question pour vous :
Quel a été le moment le plus important de votre vie ?
Souvenez-vous…
Cet instant où la vie a semblé dévier légèrement de son axe
Et où l’axe a dévoilé un monde plus grand, plus beau, plus absolu
Aussi absolu qu’un cœur qui explose d’espoir
Pour moi, ce moment est arrivé vite, très vite. Je n’étais qu’une enfant haute comme trois pommes, mais je me souviens de tous les détails. Certains souvenirs se gravent plus facilement dans la mémoire, aussi précisément qu’un coup de hache dans le tronc acajou amer, ainsi qu’aimait le dire mon père.
Mais si vous voulez comprendre mon histoire, vous devez savoir d’où je viens. Qui je suis. Et en quoi j’ai cru.
Au sud des Petits Royaumes et au large de l’île de Junpui, la mer regorge de petits archipels. Je suis née sur le plus grand d’entre eux, Ketel, que vous connaissez peut-être sous le nom de Joyau Vert. Mes pieds connaissaient davantage la douceur du sable que la rigidité de chaussures, mes mains semblaient faites pour s’accrocher aux troncs de cocotiers. J’étais alors une fillette pleine de joie et d’espoirs, qui contemplait avec des yeux rêveurs les plages tantôt inondées de soleil, tantôt tourmentées par la furie marine.
Ma seule famille, c’était mon père, Boquillon. Enfin… Boquillon restait un surnom, bien sûr, mais tout le monde l’appelait comme ça parce qu’on le considérait comme un des bûcherons les plus doués de Ketel. Nous vivions dans la maisonnette qu’il avait bâtie, où il menait une guerre sans merci contre la poussière et le désordre. « Même si nous n’avons pas beaucoup d’argent, ça n’empêche pas les bonnes manières, mon petit houx », aimait-il grommeler, ce qui entrait hélas en collision avec mon amour pour le chaos et les explosions de couleurs, car j’avais déjà un talent certain pour le dessin. Enfin, il essayait de m’élever de son mieux.
Quant à ma mère… Ah, ma pauvre maman avait malheureusement quitté ce monde. Elle était morte de dysenterie et je ne gardais que le souvenir d’une femme élancée, aux cheveux aussi bruns que les miens et au sourire très doux. Mon père n’en parlait guère. La douleur de l’avoir perdue semblait si immense, si infinie que je devais parfois lutter pour le sortir de cet océan de tristesse, me débattant pour ne pas y sombrer moi-même. Il maugréait alors sur ces « salauds de guérisseurs Khatriens », qui s'étaient révélés « incapables de sauver sa chère Maren ». Cette rancune tenace envers les Khatriens se révélait hélas être une des principales caractéristiques de mon père, qualifiés par beaucoup de « vieux homard mal léché ». Et sa colère ne s’était pas améliorée quand nos voisins khatriens s’étaient plaints de la hauteur de nos bananiers, leur bouchant la vue sur la mer.
Car oui, précision importante, deux peuples vivaient depuis toujours à Ketel : les Miroans (dont nous faisons partie, mon père et moi) et les Khatriens, aux cheveux lisses et clairs. Ensemble, nous avions bâti des édifices connus loin à la ronde, jusqu’aux Provinces-Unies et aux Vintas : une Maison de guérison et des dizaines d’écoles. Qu’est-ce que j’oublie de vous dire ? Mon nom, crénom de Tal ! Un nom aussi flamboyant que le feu, aussi court que l’éclair : Red. Hélas, c’était aussi un prénom masculin, et on s’est passablement moqué de moi pour cette raison. Il me faut préciser qu’à cette époque, j’étais un peu enrobée et j’arborais des cheveux courts, raison pour laquelle je ressemblais physiquement à un garçon, illusion qui ne s’est jamais estompée avec le temps.
Mais revenons à nos poissons, et plutôt au moment le plus important de ma vie. J’avais six ans. La vie s’ouvrait devant moi, et même si je souffrais de la perte de ma mère, je m’accrochais à l’espoir de rendre mon père fier. Quelle n’a donc pas été ma joie quand un soir, après un souper frugal, il m’a regardée au fond des yeux, comme un conteur s’apprêtant à ouvrir la porte du merveilleux. Ma bouche s’est ouverte, mes pieds ont commencé à tambouriner et mon cœur a battu la chamade.
- Red, a-t-il commencé d’une voix enrouée. (Il ne parlait pas beaucoup, et par conséquent, chaque mot était comme une perle précieuse.) Tu es ma fille chérie, mon unique enfant, mon petit houx et ce soir, je vais dire quelque chose de très important. Est-ce que tes oreilles sont grand ouvertes ?
J’ai hoché la tête si fort que mes cheveux sont tombés devant mes yeux et que j’ai dû souffler pour les chasser. Je ne m’étais pas trompée, il se tramait vraiment quelque chose. Mes yeux étaient si brillants qu’ils auraient pu se transformer en étoiles.
- Bien. Tu dois savoir qu’un jour, je vais te transmettre un trésor, un des plus précieux qui existe dans ce monde.
Je suis devenue toute rouge. Un trésor ? Un des plus précieux qui existe dans ce monde ? Inutile de vous dire que j’étais partante, mais mon enthousiasme a été douché par la phrase suivante :
- Je ne te donnerai ce trésor que quand tu seras prête.
- C’est quoi ce trésor ? Et quand est-ce que je serai prête ?
Mais Boquillon s’était réfugié dans son mutisme habituel. Ses mots étaient rentrés dans leur coquille, me signifiant que je n’en saurais pas plus.