Choco, qui es-tu ?
Chapitre 5 : Lots de consolation
Au printemps, Haruma commença sa troisième année d’université. Après quoi, il lui resterait encore deux ans pour achever son cycle d’études. Sa senpai Tamami tentait toujours de lui proposer des petits boulots qu’il refusait presque toujours. Il se méfiait de ses coups tordus, dont le meilleur fut de le faire trimer comme un forçat durant trois heures pour être payé avec quelques t-shirts. Sa relation avec Chitose les satisfaisait tous les deux. Elle était toujours follement amoureuse de lui et de son côté, il faisait tout pour lui rendre son amour. Mais au fond de lui-même, il n’osa pas s’avouer qu’elle n’était pas la femme de sa vie. Il aimait, certes, mais quelqu’un d’autre. Chitose n’était, en quelque sorte, qu’un lot de consolation, puisqu’il ne pouvait avoir celle qu’il voulait vraiment.
Kakeru se trouvait à peu près dans la même situation. Les paroles de Choco avaient fini par percer son mur de désespoir.
« Tu sais que Yuri-pyon est folle de toi… Pourtant, c’est une bien jolie fille, et vous iriez très bien ensemble. »
Depuis, il regarda Yurika de façon différente. Ce n’était plus une gêne entre Choco et lui, puisqu’elle avait été on ne peut plus nette. Il était vrai que Yurika était une bien jolie fille. Alors pourquoi pas ? D’autant qu’elle avait eu le coup de foudre pour lui dès leur première rencontre. Mais comment s’y prendre ? C’est qu’elle lui faisait un peu peur, avec sa violence verbale et son dédain à peine voilé pour les « petites gens ». Pauvre petite fille riche qui ne voyait jamais son père et qui était laissée à la garde d’une camériste plutôt sévère en apparence, mais qui au fond l’aimait tendrement. Si elle pouvait faire le premier pas, ça lui faciliterait drôlement les choses. Hélas, elle était au moins aussi timide que lui. Il eut alors l’idée d’utiliser Choco comme intermédiaire. Après tout, vu la façon dont elle l’avait « jeté », elle lui devait bien ça ! Comme Chitose pour Haruma, Yurika allait être un lot de consolation pour Kakeru.
Choco avait gardé le contact avec ses deux amis, et ils se rencontraient régulièrement dans le petit parc près de la pension. Un jour que Yurika tardait à venir, il prit son courage à deux mains pour charger Choco d’une mission très particulière.
-Dis-moi, Choco, tu m’as bien dit que Yurika est « folle de moi » ?
-Oui, et c’est vrai. Mais tu ne l’as jamais remarqué.
-Peut-être parce que j’avais autre chose en tête ces derniers temps.
La remarque était amère et Choco comprit très bien l’allusion.
-Tu m’en veux encore ? Je suis désolée, mais je ne pouvais pas te répondre autrement. Ça n’aurait pas été honnête envers toi.
-Bah ! C’est de l’histoire ancienne maintenant. Je me suis fait une raison, et j’ai repensé à ce que tu m’as dit. Je tenterais bien le coup, mais j’ai peur de ne savoir comment m’y prendre. Ne t’y trompe pas, je ne pourrai jamais t’oublier, mais je dois avancer, non ?
-Bien sûr. Et je crois deviner que tu vas me demander quelque chose. Je me trompe ?
-Euh… Eh ben… Oui. Est-ce que tu pourrais, euh… comment dire…
-Faire savoir à Yuri-pyon qu’elle t’intéresse ? Bien sûr. Tu peux compter sur moi. Je suis contente que tu te sois décidé pour elle. Je suis sûre que tu ne le regretteras pas.
-Merci, Choco. Je ne savais vraiment pas comment faire.
-Bon, tu sais ce que tu vas faire ? Retourne chez toi, que je sois seule avec elle. Je te préviendrai.
-D’accord, et merci encore. J’attends ton coup de fil !
Restée seule, Choco réfléchit à la façon de présenter la chose. Deux ans plus tôt, elle aurait été directe et aurait dit à Yurika qu’elle plaisait à Kakeru. Mais elle avait évolué et avait appris que certaines choses nécessitaient plus de finesse. Yurika arriva toute essoufflée. Elle avait dû encore une fois s’échapper par la fenêtre pour éviter son cours particulier de conversation anglaise. Elle s’aperçut tout de suite de l’absence de Kakeru.
-Kakeru-kun n’est pas là ? Il devait venir pourtant…
Choco faillit éclater de rire en voyant la mine déconfite de son amie.
-Il est passé en coup de vent tout à l’heure, mais il a dû retourner chez lui. Des choses urgentes à faire. Mais ce n’est pas grave, n’est-ce pas. Et puis, il est plutôt ennuyeux comme garçon. Pas méchant, c’est vrais, mais…
-C’est pas vrai ! Il n’est pas ennuyeux du tout ! Et puis, il est si beau…
Elle avait dit ça dans un souffle, mais Choco l’avait entendu.
-Ah, tu trouves ? Pour moi, il est assez quelconque.
Yurika rougit et baissa la tête. Elle trouvait Choco bien méchante avec ce pauvre Kakeru.
-Allez, reconnais qu’il te fait craquer. Je me trompe ?
-Non, j’avoue qu’il me plait bien. Mais lui ne s’intéresse pas à moi. Il ne voit que toi. C’est comme si je n’existais pas.
-Je sais. Il a même essayé de me demander de sortir avec lui. Mais ne t’inquiète pas, j’ai refusé. Alors, tu as le champ libre, ma Yuri-pyon. Je pense que maintenant, il va s’intéresser à toi.
-Tu crois vraiment ? Oh, si ça pouvait être vrai !
-C’est vrai. Il me l’a dit tout à l’heure, mais il ne sait pas comment te le faire savoir. Tu sais quoi, tu devrais lui proposer un rendez-vous, parce que lui, il n’osera jamais.
-Et tu crois que j’oserais, moi ? Je… je… je voudrais bien, mais…
-Mais tu veux que ce soit lui qui te le demande, c’est ça ? Alors soit tranquille. C’est lui qui te le demandera. Fais-moi confiance, je l’obligerai, s’il le faut.
-Tu veux bien faire ça ? Oh Choco, je t’adore !
Et pour la première fois, c’est elle qui saute au cou de Choco.
Mais pourquoi ça me fait cet effet chaque fois qu’on se touche de près ? J’aurais préféré tenir Kakeru dans mes bras.
L’attirance que ressentait Yurika pour Choco était toujours aussi troublante. Mais cette fois, elle pourrait ne plus y penser si elle sortait avec Kakeru. D’une certaine façon, il serait lui aussi un lot de consolation pour lutter contre une attirance inavouable.
Kakeru se fit un peu tirer l’oreille, mais accepta finalement de téléphoner à Yurika pour lui proposer un rendez-vous. Ils allèrent d’abord voir un film romantique (choisi par Yurika, bien sûr), puis allèrent déguster des gâteaux dans un salon de thé très chic, où Kakeru se sentit fort mal à l’aise. Enfin, ils terminèrent par une promenade au bord de mer, en se tenant par la main. Au moment de se quitter, Yurika eut une audace qui la fit rougir jusqu’au oreille. Se dressant sur la pointe des pieds, elle donna à Kakeru son premier baiser. Pour lui aussi, c’était la première fois, et il dut lutter pour ne pas la serrer dans ses bras. Mais ce n’était que partie remise.
En retournant chez elle, Yurika était gênée, un peu honteuse de son audace et en même temps infiniment heureuse. Ce baiser, elle en rêvait depuis plus de deux ans. Quant à Kakeru, il n’en revenait pas qu’elle ait eu le courage de faire ça. Et puis, les lèvres de Yurika étaient si douces, si chaudes que ça lui avait provoqué une vague de désir qu’il n’avait pu réprimer. Peut-être qu’au prochain rendez-vous, c’est lui qui oserait la prendre dans ses bras et l’embrasser. Peut-être qu’au fond, Yurika le guérirait de Choco, qui sait ? Au second rendez-vous, c’est encore Yurika qui pris l’initiative de l’embrasser, avec cette fois plus de fougue. Ce n’est qu’au troisième rendez-vous qu’il osa enfin la prendre dans ses bras et lui donner un baiser dans lequel les lèvres n’étaient pas les seules à participer. Ce fut une véritable découverte pour Yurika, et elle se blottit dans ses bras, accentuant son étreinte. Sentir le contact des seins juvéniles de Yurika produit chez Kakeru une réaction incontrôlable que Yurika, serrée contre lui ne pouvait pas ne pas remarquer. Ils en rougirent tous les deux et s’écartèrent l’un de l’autre. Kakeru vit dans le regard de Yurika tant d’amour qu’il en fut bouleversé.
-Excuse-moi, Yurika, je… Oh, j’ai honte…
-Il ne faut pas. Ce n’est pas si grave, et puis, c’est naturel, non ?
-Oui mais… Que vas-tu penser de moi, maintenant ?
-Je vais penser que tu as envie de moi et que peut-être, tu m’aimes un peu…
Ce qu’elle n’osa pas lui dire, c’est qu’elle avait ressenti l’équivalent féminin de sa réaction. Sentir le désir de Kakeru l’avait gênée, et ressentir le sien encore plus. Mais en même temps, ça la rendait follement heureuse.
Il me désire, alors peut-être que je pourrai lui faire oublier Choco, même si pour ça il faudra que…
Elle n’osa pas aller jusqu’au bout de sa pensée, mais quelque part, au fond d’elle-même, elle avait pris sa décision. Au moment de se quitter, elle sauta dans ses bras, le serra contre elle et lui donna un baiser dont la fougue le surprit, puis elle se sauva en courant, rouge comme une pivoine, et le cœur battant la chamade. Kakeru retourna chez lui perturbé et pensif. Il ressentait encore la douceur du corps de Yurika, sa chaleur, et ce baiser… Aurait-il eu plus de sensations si ça avait été Choco ? Il était incapable de le dire.
Lorsque Yurika rentra chez elle, elle fut fraîchement reçue par Bara, sa camériste.
-Ojô-sama, vous avez encore éludé une leçon particulière. Que dirait votre père s’il savait que nous payons vos sen’seï à ne rien faire ?
-Pourquoi les payez-vous s’ils ne me font pas cours ?
-On ne dérange pas un professeur privé sans le rétribuer pour le temps perdu.
Bara, qui s’occupait de Yurika depuis qu’elle avait six ans, vit aussitôt que quelque chose avait changé en elle. Cette rougeur, ces yeux brillants… Aucun doute, Yurika était amoureuse.
-Ojô-sama, qui est l’heureux élu, si ce n’est pas trop indiscret ?
De rouge, Yurika devint écarlate, et elle baissa la tête.
-C’est donc pour cela que vous négligez vos études privées. J’espère que vous n’avez pas…
-Oh non, Bara, je te le jure. Mais…
-Mais vous comptez bien en arriver là, n’est-ce pas ?
Le silence de Yurika était un aveu explicite. Bara poussa un long soupir.
-Vous savez que je suis responsable de vous. Si je vous laissais faire et si votre père l’apprenait… Savez-vous ce qu’il en adviendrait ?
-Bara, je t’en prie, ne dis rien à personne, et surtout pas à Papa.
-Je m’en garderai bien. Il me renverrait sur le champ et vous enfermerait dans cette école privée dirigée par des nonnes, à laquelle vous avez échappé parce que j’ai été affectée à votre service exclusif.
À la pensée de l’école en question, Yurika eut un long frisson. La sévérité des nonnes était renommée. Elle l’avait échappé belle.
-Disons que je ne pourrais pas parler d’une chose que j’ignore, n’est-ce pas ? Au fait, Ojô-sama, savez-vous que vous disposez d’une résidence secondaire à la montagne, que vous pouvez utiliser durant vos vacances scolaires ?
Yurika n’en croyait pas ses oreilles. Bara, sa sévère et stricte camériste, était en train de lui indiquer le moyen de… Alors qu’elle aurait dû la séquestrer pour l’en empêcher.
-Et si je me souviens bien, le personnel n’y va que le lundi pour l’entretient des lieux. Enfin, j’espère que vous ne raterez pas vos prochaines leçons particulières.
Yurika sauta au cou de la brave femme, qui se montrait si compréhensive.
-Bara, je t’adore ! Merci, merci beaucoup !
-De quoi ? N’oubliez pas que je ne suis au courant de rien, n’est-ce pas ? Sur ce, veuillez m’excuser, je dois aller surveiller la préparation de votre dîner.
Bara sortit de la chambre, un léger sourire au coin des lèvres. Elle aimait beaucoup cette enfant, pour laquelle elle était comme un substitut de mère.
Pauvre fille. Perdre sa mère à l’âge de cinq ans et être quasiment abandonnée par son père. Elle ne le voit que quelques jours par an, s’il n’est pas occupé avec l’une de ses maîtresses. Si l’amour peut éclairer sa vie, où serait le mal ? S’il y a faute, c’est bien du côté de son père.
Restée seule, Yurika débordait de bonheur. Sa camériste, d’ordinaire si sévère, s’était montrée une amie dévouée. Oui, elle le ferait. Elle en avait à présent l’opportunité.
Depuis que Yurika et Kakeru sortaient ensemble, Choco se sentait bien seule. Bien sûr, Chitose se montrait très gentille avec elle, peut-être encore plus qu’avant. Mais elle préférait ne pas être trop souvent avec elle, car sa présence la faisait vraiment souffrir. Personne ne semblait s’étonner qu’elle n’aille jamais à l’école. Son origine surnaturelle en était sans doute la cause. C’est dans le petit parc que Makoto la trouva en train de broyer du noir.
-Eh bien, Choco, ça n’a pas l’air d’aller du tout. Que se passe-t-il, ma chérie ?
-Oh, Makoto. Non, rien. Je crois que je réfléchis trop, et ça ne me réussit pas.
-Je vois. Toujours cette peine de cœur, n’est-ce pas ?
Choco baissa la tête, et une larme silencieuse coula sur sa joue.
-Tu sais quoi ? Tu devrais passer quelques temps chez ta mère. Elle sera ravie de te revoir et ça te changera les idées. Qu’en penses-tu ?
-Je crois que tu as raison. J’ai moi aussi envie de la voir et ça me fera sûrement du bien.
Journal de Choco :
« Aujourd’hui, je n’étais pas très en forme. Kakeru et Yurika ont l’air d’être bien heureux ensemble, et j’en suis heureuse pour eux. Mais ils me manquent, et quand je suis seule, je pense à OnÄ«chan et ma douleur se réveille. Ça devient de plus en plus dur de le lui cacher. J’ai rencontré Makoto, qui m’a donné une bonne idée. Demain, j’irai à Nagano chez OkÄsan. Ça me fait très plaisir de la revoir, car je l’aime beaucoup. Et avec elle, je pourrai un peu oublier ce qui me fait tant souffrir. Vivement demain. »