Des fiançailles salvatrices

Chapitre 4 : Gardien

8258 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a environ 2 mois

Mot de l'auteur

J'espère que vous prendrez autant de plaisir à lire ce chapitre que moi à l'écrire.





4. Gardien

 

Le soleil, indifférent aux tumultes de la vie de simples mortels, se leva comme chaque matin. Ses doux rayons éveillèrent la nature dormante. Les fleurs s’épanouirent en ravissant de leurs couleurs printanières ceux qui les contemplaient. Quelques oiseaux chantèrent joyeusement comme pour fêter le début de cette nouvelle journée.

Un couple de mésanges bleus voltigea dans le petit jardin. Le mâle cherchait à séduire la femelle à l’occasion de ce printemps prometteur. Bientôt, il construirait un nid digne de sa compagne. Ensemble, ils accompliraient le cycle de la vie avec bonheur. Pour l’heure, il ne désespérait pas de poursuivre sa dulcinée à plume bleue de branche en branche. Leur jeu de séduction les conduisit sur une appuie de fenêtre entrouverte. La femelle observa ce Don Juan miniature chanter sa sérénade. Elle se laissa amadouer, ignorante du fait que cette parade réveilla la propriétaire des lieux.

La demoiselle Kinomoto cligna les yeux. Elle étendit les bras dans un mouvement de bien-être. Rapidement, un mal de tête dû à l’abus d’alcool l’obligea à se masser les tempes. Elle soupira. Elle n’avait pas suffisamment dormi à cause de ces imbéciles. Le mot « imbéciles » était évidemment mis au pluriel car il n’y en avait pas un pour rattraper l’autre.

 Elle ressassa les évènements de la veille avec une frustration grandissante. Son cuisinier s’était réellement surpassé. Les mets étaient raffinés malgré la simplicité avec laquelle ils avaient été réalisés. Son chef avait particulièrement été attentionné à la présentation. Les convives s’étaient régalés aussi bien avec les yeux qu’avec leurs papilles.

Les domestiques s’étaient exécutés autour de la table tels des danseurs dans un ballet. Yukito avait été particulièrement exigeant sur le service. Il n’avait pas hésité à recadrer certaines servantes un peu trop familières quand elles servaient du saké au seigneur Hiragisawa.

Ce dernier leur avait souri sans une once de retenue. Sakura l’avait comparé à un loup sur le point de dévorer une brebis égarée. Et ses mains ! Il avait osé caresser de l’index la main de chaque demoiselle qui le resservait. À chaque fois, Sakura avait levé son propre verre afin de museler une remarque désobligeante sur le point de franchir ses lèvres peintes.

Elle s’était félicitée d’avoir conservé un visage avenant tout au long de la soirée. Elle n’avait fait aucune remarque quant à ce regard gris aux airs avides et affamés se posant sur elle. À présent, elle pouvait le qualifier d’être immoral à la réputation douteuse. Il ne serait pas de bon ton de rester seule à seul avec un débauché tel que lui. Qu’avait donc en tête l’empereur pour lui envoyer cet impudent ? Son mariage était-il une farce à ses yeux ?

Elle prit son oreiller et hurla dans le tissu moelleux. Ce qu’elle pouvait enrager de cette situation ! Sakura n’était pas une idiote ! Elle avait été éduquée par un homme bon et compétent. En tant qu’unique héritière du domaine, elle avait suivi des cours sur le commerce et la gestion de ce type de bien. Elle n’avait pas besoin d’un homme pour survivre. Elle haïssait sa condition de femme ainsi que la loi qui l’empêchait de vivre comme elle l’entendait.

Tout en serrant l’oreiller contre elle, elle repensa à Shaolan. Hier soir, le jeune homme n’avait pas émis le moindre son durant ce repas ; ni même bronché lorsque le seigneur Hiragisawa discutait avec énormément de sensualité avec la maîtresse des lieux. Au contraire, il avait conservé les yeux baissés. Son poisson avait semblé plus fascinant que la compagnie de la dame Kinomoto. Cette aura glaciale le changeait. Le jeune homme qu’elle avait aimé avait disparu derrière ce mur d’indifférence.

De rage, elle balança le coussin contre le mur. Ce geste lui permit de récupérer un peu de sérénité.

-Qu’il aille au diable ! Je n’ai pas besoin de lui non plus pour être une grande dame.

Déterminée à chasser cette soirée lamentable de son esprit, elle quitta les draps réconfortants. Elle fit glisser le mur en papier de riz, s’avança sur la terrasse en bois et admira avec joie le magnifique paysage offert. Les rayons étaient déjà chauds.

Les mésanges avaient investi le cerisier en fleur de son jardin intérieur. Les domestiques y avaient accroché des boules de graines et les oiseaux se régalaient à présent de ces offrandes. Sakura sourit devant ce spectacle innocent. Elle envia pendant une seconde leur liberté.

La demoiselle leva son visage vers le ciel. Une de ses mains gracieuses protégea son regard émeraude de son ombre. Les nuages étaient absents de cet espace azuré. L’expression de Sakura s’illumina davantage.

 -Oui, aujourd’hui sera une merveilleuse journée, murmura-t-elle.

 Elle s’assit nonchalamment au bord de la terrasse. Elle réfléchit sur son emploi du temps et les devoirs à accomplir durant la journée. Rester dans la demeure principale ne l’enchantait guère. Elle désirait fuir ces deux invités qui l’exaspéraient l’un comme l’autre. Elle songea au village en contrebas. Cela faisait un moment qu’elle ne s’y était plus rendue à cause de la période de deuil. En bonne fille, elle avait respecté le délai convenu par la société. Son « tuteur » était arrivé la veille. Sakura décida qu’elle pouvait se permettre de laisser la demeure à d’autres mains.

 Décidée, la jeune femme se leva et s’approcha de son armoire. La demoiselle Kinomoto avait depuis longtemps chassé les nombreuses suivantes que lui avait présentées son père. Elle n’était pas une poupée qu’il fallait coiffer et encore moins à qui l’on dictait la tenue idéale. Si elle avait besoin d’assistance pour se vêtir, Sakura pouvait compter sur sa dévouée Naoko. Pour le reste, elle clamait son indépendance fièrement.

Sakura s’habilla d’un chemiser noir typique de sa région garni d’œillets blancs, et d’un pantalon trois quart rouge. Elle tressa ses longs cheveux miel en une natte qu’elle rassembla en chignon au-dessus de sa tête. Elle fit tenir la coiffe grâce à deux épingles garnies de fleurs de cerisier et d’œillets. Elle libéra deux mèches pour encadrer son visage légèrement pouponner de poudre de riz.

Satisfaite du résultat que lui renvoyait son miroir, elle se préoccupa ensuite de son équipement. Sakura sélectionna les herbes qu’elle avait au préalablement séchées et quelques décoctions. Elle mit le tout dans une besace simple qu’elle porta en bandoulière. Sakura avait une routine bien à elle et des villageois à visiter en priorité sur son parcours. Elle savait exactement ce dont ils auraient besoin. Après cette longue absence, elle espérait que leur santé ne s’était pas trop détériorée.

 Après s’être restaurée d’un repas léger, elle sortit dans la cour d’une humeur enjouée lorsqu’une voix l’arrêta :

 -Où allez-vous, dame Kinomoto ?

 Elle se tourna vers le propriétaire de cette voix étonnamment autoritaire. Le dernier à avoir employé ce ton avec elle était son défunt père. Non, ce n’était son fantôme qui se tenait devant elle au milieu de la cour. Quoi que… le kimono blanc brodé de fils d’or pouvait aisément permettre la confusion. Les bras croisés sur son torse, Eriol Hiragisawa la toisa d’un air encore endormi. Il détaillait perplexe la tenue de la jeune dame. Sakura eut l’impression d’être une petite fille prise en flagrant délit.

 La jeune femme analysa davantage cette sensation désagréable. Certes, le seigneur la scrutait avec une pointe de désapprobation. Ce malaise provenait de plus que cela. Malgré son grand sourire naïf, l’expression de son visage n’était guère plus qu’un masque, une façade capable de cacher les véritables pensées du seigneur. Ces yeux gris, eux, la fixaient d’une façon implacable.

La maîtresse des lieux se rendit compte du temps de son analyse aux doigts masculins pianotant sur le biceps. Le seigneur attendait une réponse et sa patience ne serait pas éternelle. Le sourire ne fondait pas mais le regard se durcissait à chaque seconde qui passait. Sakura se grandit en levant le menton. Elle ne se laisserait pas impressionner dans sa propre demeure. Elle affronta l’homme de l’empereur.

 -Au village, seigneur Hiragisawa. Je fais office de médecin dans cette région. Mon devoir est d’aller rendre visite à mes malades.

 -Vous y aller dans cet accoutrement ? Toute seule ? dit-il en conservant un air avenant malgré la froideur de ses paroles.

 -Oui. L’expérience m’a appris qu’il est plus confortable de bouger dans ces vêtements que dans un ample kimono. Je n’ai nul besoin d’assistance pour m’occuper de ces gens. Les gardes les effraient. Ce sont des gens simples au bon cœur. Je m’occupe d’eux depuis des années.

Le seigneur décroisa les bras pour placer ses mains derrière le dos. Il soupira. Ses yeux se promenèrent sur la cour. Il n’appréciait pas la réponse mais ne savait comment utiliser une formule adéquate capable de changer les habitudes de la dame sans heurter sa fierté. Il reporta ses perles grises sur la jeune femme. Il la jugea du regard.

 -Je ne suis pas sûr que cette escapade soit appropriée.

-Mais…

-Vous n’ignorez pas, l’interrompit-il en joignant le geste d’une main levée à sa parole, la situation actuelle de votre contrée. Les pillards se donnent à cœur joie pour l’instant.  Ils ont eu vent de l’absence d’homme dans cette demeure.

C’était la première fois que Sakura entendait cette histoire. Elle douta de la véracité de ces paroles. Cherchait-il à lui faire peur ? Qu’importait son argument, la jeune femme connaissait les compétences de ses hommes pour enrayer le problème.

-Si, il y a…

-Ce ne sont pas des décideurs. J’admets que ce Toya est compétent. Read n’a eu que des louanges sur votre homme d’armes et sa capacité a installé un camp correct pour mes hommes en peu de temps. Maintenant, imaginez une seconde que vous vous fassiez attaquer. Il serait regrettable qu’un tel malheur puisse vous arriver.

 -En effet, mais je ne peux me désister de mon devoir de médecin.

Sakura ne changerait pas d’avis. Elle ferait le mur si on lui interdisait de sortir. Le seigneur Hiragisawa le comprit à cette défiance à peine masquée. Cette noble n’était pas comme les dames de la cour : « intrigue », « sous-entendu », « manipulation », ces mots ne faisaient pas partie de son vocabulaire. Au contraire, au grand dam de certains, chaque pensée s’affichait sur le visage de la dame Kinomoto.

 -Bien, céda-t-il tristement, dans ce cas, je vais vous octroyer un garde.

 -Non merci, Seigneur, je ne désire personne dans mes visites. Je refuse d’effrayer mes gens avec l’un de vos samouraïs. Je peux très bien me défendre toute seule.

 -Il en est hors de question. Je suis un envoyé de l’empereur et désigné comme étant votre tuteur. Vous m’obéirez lorsque je vous ordonne d’être accompagnée d’un garde. Ai-je été assez clair ?

 Eriol dégageait à présent une aura glaciale et n’admettait aucune réplique. Il avait presque de la prestance. La dame Kinomoto s’étonna devant ce changement. Elle eut la présence d’esprit de conserver le silence. Elle sentit un frisson lui monter le long de sa colonne vertébrale. Après un moment d’hésitation, elle baissa la tête en signe de confirmation.

 -Veuillez m’excuser. Je dois vraiment prendre congé, annonça-t-elle avec une petite révérence. Des patients m’attendent.

 -Ma dame ! soupira-t-il. Comme vous voudrez ! Un homme vous rejoindra plus tard afin de vous raccompagner saine et sauve au domaine.

 Sakura s’inclina encore une fois la tête et partit d’un pas rapide sans émettre le moindre son. Durant sa marche, elle réfléchit au comportement de cet homme. Elle se souvint des paroles de Shaolan : « Il n’est pas ce qu’il paraît. » La jeune femme n’avait pas compris ces mots. En se remémorant le regard acéré du seigneur Hiragisawa, elle saisit ce que le guerrier avait voulu dire.

Et si elle devait être honnête, il était évident qu’Eriol en faisait trop pour paraître futile. Tout en lui criait : je suis un noble engraissé et abruti par les plaisirs de la vie. Pourtant, son apparence était soignée, sa peau dénuée de toute poudre. Un homme savourant autant la paresse n’aurait pu obtenir une silhouette aussi svelte.

Elle chassa momentanément cela de ses pensées car elle était arrivée.

Les gens au village l’accueillirent comme une vieille amie qu’ils n’avaient plus vue depuis longtemps. Chacun lui présenta ses condoléances pour son père. Sakura sourit. Elle n’osa avouer à haute voix que ces mots la ramenaient à un moment empli de désespoir. Elle savait qu’ils désiraient lui présenter leurs hommages. Elle ne voulait pas anéantir leur bonté et leur respect. Cependant, elle avait hâte d’en finir au plus vite.

La médecin du village rendit visite à certaines personnes âgées souffrant de solitude, vérifia la nutrition des jeunes enfants, examina les blessures en cours de guérison d’anciens travailleurs malchanceux. On la remercia de pommes, de pâtisseries et de sourires bienveillants. C’était agréable de discuter avec toutes ces personnes à la vie simple. Cela la changeait de la pression subie entre les murs de sa maison.

Progressivement, elle quitta l’animation du village. Certains de ses patients habitaient en périphérie ou bien un peu plus loin dans la forêt au bord du chemin. Sakura s’inquiéta de l’absence du garde promis. Elle avait peur d’être accompagnée d’un homme patibulaire, associable et inspirant la crainte aux habitants de Tomoéda. Force était de constater que le seigneur Hiragisawa n’avait point tenu sa promesse d’une protection. Lui qui avait l’air si déterminé quelques heures plus tôt avait dû oublier. Ou alors, le garde en question s’était perdu dans ce labyrinthe de maisons pittoresques. Il était vrai que le parcours de Sakura n’était guère linéaire.

Soulagée d’atteindre la chaumière de ses derniers patients, Sakura frappa à une porte rustique en bois. Un homme, les yeux bridés et les cheveux bleu nuit, lui ouvrit. Son sourire s’épanouit en reconnaissant sa visiteuse. Il la fit immédiatement entrer dans un geste de satisfaction mêlée à de l’impatience.

 -Il était temps que vous veniez nous rendre visite, ma dame. Chiharu dit que c’est pour bientôt.

 -Je l’avais entendu de cette manière. J’ai apporté des plantes pour faciliter son état.

 Du bruit provint de la cuisine. 

-Takashi, qui est-ce ? 

Une jeune femme au ventre énorme apparut la mine quelque peu inquiète. Par son état, il était évident que l’accouchement serait pour bientôt. Elle n’avait pourtant rien perdu de sa beauté : coiffée de deux nattes brunes, des joues rougies qui coloraient son visage, des yeux d’un brun pétillant malgré sa fatigue apparente. Lorsqu’elle reconnut Sakura, ses yeux se plissèrent de bonheur. Tout en elle respirait la joie de cette attente de neuf mois. Sakura eut un pincement au cœur en songeant qu’elle-même ne ressentirait peut-être jamais une telle félicité.

-Ah ! Ma Dame ! Comment allez-vous ? l’accueillit la paysanne.

 -Bien ma bonne Chiharu. Comment allez-vous ? Et l’enfant ?

 -Il donne quelques coups mais cela signifie qu’il est vigoureux.

 Le sourire de Chiharu s’agrandit comme si c’était possible. Sakura se sentit allègre devant ce bien-être. Rendre visite à ce couple lui apportait de la sérénité, surtout depuis que la jeune femme attendait son premier enfant. Leur accueil et leur bonhomie lui firent prendre conscience à quel point ces instants lui avaient manqué.

Sakura prit la tension de la future maman. Elle posa des questions sur son inconfort. Elle palpa son ventre afin de s’assurer de la vigueur du bébé et, enfin, lui concocta une tisane contre les brûlures d’estomac. Tout était en ordre. D’après ses calculs, Chiharu devrait accoucher dans trois semaines. Cette dernière fut soulagée d’apprendre que sa délivrance se ferait sous peu.

Takashi intima à sa femme de rester assise. Il voyait bien qu’elle désirait servir leur dame comme il se doit. Sans avoir échangé le moindre mot, Takashi comprit que sa chère et tendre épouse allait présenter des biscuits et des rafraîchissements. Autour de cette collation, le trio discuta du bon vieux temps. Takashi commença à expliquer l’origine du mot famille. Sakura plongea dans son explication complètement sidérante et improbable. Aussitôt, Chiharu frappa son mari en le réprimandant. Ensemble, ils rirent de bon cœur.

 -Oh, Chiharu, Takashi, c’est un tel bonheur de vous voir ainsi fonder une famille. Cet enfant sera certainement le plus beau et le plus heureux de tous.

 -Vous verrez, vous aussi vous fonderez votre propre famille, ma dame. Ce n’est qu’une question de temps.

 -Oui mais avant, il faut qu’elle affronte le dragon qui veut envahir sa grotte. À ce qu’il paraît, lors de leur nuit de noces, la femme devait attendre son futur mari armée d’un bouclier et d’un…

 -Takashi ! le réprimanda sa femme.

 Tous se mirent à rire face à cette remarque, tous sauf Sakura. Elle baissa les yeux, masquant son regard attristé. Elle connaissait déjà le plaisir de ne faire qu’un avec l’être aimé et aussi le fameux « dragon ». Bientôt, elle devrait partager sa couche avec un autre. Cette idée la révulsait. Elle n’osait imaginer un autre poser ses mains sur son corps. Elle eut une pensée furtive pour Shaolan.

 -Je dois vous laisser. J’ai d’autres malades qui m’attendent, mentit-elle.

-Est-ce que ça ira, ma dame ? questionna Takashi. Voulez-vous que je vous raccompagne jusqu’au village ?

-Pourquoi te donner tant de peine ? Je suis capable de me déplacer, tu sais.

Les époux échangèrent un regard. Sakura comprit qu’ils lui cachaient des informations. Elle prit au sérieux le froncement inhabituel du futur père.

-Takashi ? Dis-moi, s’il te plaît, ce qui te tracasse.

Le paysan regarda sa femme avec une question muette dans les yeux. Chiharu secoua la tête en guise d’acquiescement. L’homme soupira et s’appuya sur le dossier de sa chaise en se redressant. Il hésitait mais prit sa décision pour le bien de leur dame.

-Les chemins ne sont plus sûrs, ma dame. Depuis la mort de votre père, certains s’imaginent pouvoir piller en toute impunité. Moi-même, je ne reste plus dans les champs à l’approche du crépuscule. Je crains trop pour la vie de ma femme et de mon enfant pour oser m’éloigner trop longtemps. L’endroit n’est plus aussi sûr. Il faut que quelqu’un remette de l’ordre si nous voulons continuer à mener une vie tranquille et un endroit où vivre avec notre enfant.

Chiharu serra la main de son époux. Ce dernier porta sa main jusqu’à ses lèvres. C’était une promesse silencieuse d’un amour sincère. Ce geste émut la dame Kinomoto. Une pointe de jalousie s’ajouta à cette émotion. Depuis quand n’avait-elle pas reçu de telles attentions ?

Chassant ce vague à l’âme, elle songea à l’avertissement d’Eriol Hiragisawa. Il avait tenu le même discours un peu plus tôt dans la matinée. Donc, ce n’était pas une tentative désespérée pour enraciner la peur dans son esprit. Pourquoi n’avait-elle été tenue au courant de ces faits ? Elle était pourtant l’héritière de ce domaine. Et un inconnu était davantage renseigné sur les difficultés de ses terres qu’elle-même. Elle se promit d’avoir une conversation sérieuse avec ses gens, notamment Toya, sur les informations qu’on lui cachait. Elle n’était plus une enfant ! Et elle tenait par-dessus tout à prendre ses responsabilités. C’était terminé le temps où on la surprotégeait.

 Sur le seuil, Sakura serra contre son cœur Chiharu malgré son ventre proéminant. Elle rassura Takashi. D’un dernier signe de main, elle regarda l’époux étreindre sa femme afin de la ramener à l’intérieur. Sakura sentit de nouveau son cœur se serrer. Elle se mordit les lèvres en une moue d’envie avant de se détourner de la chaumière, certes modeste, mais remplie d’amour.

Sakura n’avait toujours pas aperçu l’ombre d’un garde. Le Eriol Hiragisawa si déterminé n’était en fin de compte qu’un pantin aux grands airs. En réalité, elle n’en avait cure car elle avait déjà effectué ce chemin une multitude de fois et savait se défendre. En tant qu’unique héritière, Toya l’avait entraînée au même titre que certains jeunes gens. Elle devait connaître les bases dans le but de contrecarrer toute tentative d’enlèvement. Son père y avait étrangement tenu.

 Il se faisait tard. Midi était passée depuis plusieurs heures. Bien que le soleil fût encore haut dans le ciel, la forêt avait ses ombres et ses mystères. L’atmosphère pouvait être inquiétante, voire angoissante. Sakura ne l’ignorait pas. Aussi, quand ses oreilles captèrent un bruit suspect, elle ne le prit pas à la légère. Elle scruta les alentours. Elle se mit en position de défense, aux aguets, une main sur la dague qui ne quittait jamais ses hanches.

Un instant plus tard, un homme sortit de l’ombre des arbres. Il était grand, mal habillé, sale et mauvais. Il tenait un sabre avec lequel il tapotait son épaule. Il avait été déçu d’avoir été repéré si facilement. Il avait espéré s’approcher en silence. Il aimait la chasse, le fait d’attraper sa proie sans éveiller de soupçon. Sa terreur n’en était que plus forte. Et il aimait lire dans les yeux apeurés le désespoir la gagner.

 -Qui êtes-vous ? questionna Sakura.

L’homme eut un rire mauvais. Elle n’avait pas été aussi fûtée qu’il le croyait.

 -Tu n’as pas à le savoir.

 Aussitôt ces mots prononcés, des hommes à l’apparence aussi délaissée que le premier sortirent de leur cachette, entourant la jeune maîtresse. Il était clair que leurs intentions n’étaient pas amicales. Sakura s’insulta d’idiote. Elle n’aurait jamais dû se laisser encercler de la sorte par de pauvres quidams stupides. Elle essaya de les garder à l’œil, prête à bondit au moindre geste inapproprié envers elle.

 -Qu’est-ce que vous voulez ? Je n’ai pas d’argent ni de choses précieuses : vous perdez votre temps !

 -C’est vous que nous voulons, dame Kinomoto ! ricana le premier inconnu. Allez ! Attrapez-moi cette donzelle !

 Un des hommes se jeta sur Sakura. Elle le coupa dans son élan par un coup de pied dans le thorax. Les autres ne tardèrent pas à le suivre mais la combattante les repoussa. Elle remercia silencieusement les enseignements de Toya. Son agilité et sa dextérité lui permettaient d’éviter les coups et de retourner la force de son adversaire contre lui. Malheureusement, elle ne possédait pas suffisamment de force elle-même pour les mettre au sol. L’endurance n’était pas non plus son point fort. Elle aurait des difficultés à les maintenir à distances dans ce combat acharné si ce dernier perdurait. Elle fit donc appel au vent pour les repousser.

Quand Shaolan l’appelait sa petite magicienne, ce n’était pas qu’à cause des plantes et concoctions qu’elle préparait. Du côté de sa mère, on vénérait les dieux et on maîtrisait l’art des éléments. Un moine shintoïste ainsi que le magicien de la famille, Clow Read, étaient venus lui enseigner les bases de la nature. C’était de là que lui était venu son amour des plantes.

 Effrayés par cette magie, certains s’enfuirent. Seuls les nobles pouvaient employer cet art. Les plus crédules croyaient que ces magiciens étaient issus de la lignée des dieux et qu’il était sacrilège de les combattre.

Néanmoins, motivés par la récompense promise, le chef et quelques bandits s’acharnèrent de plus belle sur la dame.

 Epuisée par sa longue marche et par ses consultations, Sakura ne possédait pas énormément de réserve magique en elle. Elle commença à faiblir. Ses assaillants en profitèrent pour prendre le dessus. Sakura ne se laissa pas déstabiliser et para un coup de bâton en direction de sa tête. Du coin de l’œil, elle vit le premier inconnu, apparemment le chef, foncer sur elle. Elle savait qu’elle n’aurait pas physiquement le temps de repousser son adversaire au bâton et de contrer l’attaque du chef. Elle ferma les yeux, attendant une douleur qui ne vint pas. Au lieu de cela, elle sursauta au bruit métallique de deux épées s’entrechoquant.

Sakura vit un dos large la protéger. Elle reprit confiance en ses chances de victoire. Finalement, le garde avait réussi à la dénicher dans ce labyrinthe de verdure. Elle repartit à l’attaque vers son adversaire. Elle saisit le bâton qui allait une nouvelle fois s’abattre en sa direction. En réalisant une clé et avec l’aide du vent, elle réussit à s’emparer de l’arme. L’homme, quant à lui, était à terre, légèrement assommé.

Le garde était davantage agile qu’elle. À l’aide de sa longue épée, garnie d’une cordelette rouge, il désarma le chef. Il semblait ne faire aucun effort particulier pour réduire toutes les attaques à néant. Il ne faisait qu’un avec son épée. Il ne faisait pas attention à elle, trop concentré sur son combat. Pourtant, la jeune femme se sentait en sécurité, certaine qu’il viendrait à son secours à la moindre difficulté. Lorsqu’il sauta et se positionna face à elle, Sakura le reconnut.

  -Shaolan… murmura-t-elle.

Elle se figea. Comment… ? Depuis quand… ? Alors elle comprit. Il l’avait suivie toute la journée. Ce scélérat lui avait faire croire qu’elle agissait seule, en femme indépendante, alors qu’elle avait été chaperonnée toute la journée. Il ne lui avait certainement fallu qu’une petite demi-heure pour la retrouver ce matin. Il connaissait par cœur le village et ses habitants. Elle ne put s’empêcher de serrer les poings. Il n’échapperait pas à sa rage cette fois.

Quant à Shaolan, ignorant de l’état d’âme de la demoiselle, il combattit ces hommes avec l’assurance des grands guerriers. Il faisait valser ses trois adversaires restants. Ceux-ci se rendirent vite compte de la différence de niveau. Même avec une supériorité numérique, ils n’auraient pas le dessus sur lui. Ils échangèrent un regard : devaient-ils s’enfuir ou combattre encore ?

Le chef ne tergiversa pas. Il vola l’arme de son acolyte vu que cet enfoiré avait fait voler la sienne à quelques pas. Il fonça sur le guerrier. Ce dernier le désarma avec adresse, jouant de son épée comme si elle était un prolongement de son bras. Du plat de sa lame, Shaolan le frappa à l’épaule. Un coup de pied dans le thorax fit valser cet idiot imbu de lui-même loin du vaillant guerrier. Ses hommes de main le ramassèrent et s’enfuirent sans demander leur reste.

Sakura, les poings sur les hanches, observa Shaolan remettre son épée dans son étui. Il se retourna vers elle, le visage belliqueux. Monsieur serait-il en colère ? Sakura serra les dents : son ire était davantage justifiée que la sienne.

Shaolan s’approcha d’un pas lourd et menaçant. Il se positionna face à elle, la surplombant de sa taille. Sakura ne se laissa pas ébranler. Au contraire, son regard ne quitta pas un instant le sien et se fit même plus acéré.

-Vous êtes complètement inconsciente d’emprunter ce chemin dans ces moments de crise, la réprimanda-t-il. Dès à présent, vous ne sortirez plus du domaine sans moi.

 -Qui vous octroie le droit de me donner des ordres ? rétorqua-t-elle en croisant les bras. Je suis assez grande pour me défendre. J’ai appris tout comme vous l’art du combat et de la magie en compagnie de Clow Read. D’ailleurs, je me débrouillais très bien sans vous.

 -Ce n’est pas exactement ainsi que j’aurais décrit la situation.

 -Et comment auriez-vous décrit la situation ? Ô grand guerrier !

 -J’aurais plutôt vu une jeune fille en détresse, aux mains de ses assaillants, incapable de leur infliger la moindre blessure de ses bras fragiles.

 -Je vous interdis de…

 Elle leva le bras, poing fermé, désirant le frapper au visage. Le garde intercepta son geste, lui prenant le poignet et l’attirant contre lui. Leurs visages étaient si proches qu’ils pouvaient sentir le souffle de l’autre. Dans un silence lourd, ils s’affrontèrent du regard arborant chacun une expression haineuse.

 Enfin, Sakura s’écarta de lui, frappant son torse afin de le repousser.

 -Tu m’as suivie toute la journée. Avoue !

-En quoi c’est important ?

-En quoi… ?

Sakura exultait de rage. Elle invoqua le vent autour d’elle. Shaolan en sentit la brise sans que cela l’affecta.

-Arrête ça ! prévint-il.

-Et si je dis non, que vas-tu faire ?

Immédiatement, Shaolan fut sur elle. Sakura en profita pour le frapper par le plat de la main. Le jeune homme évita ses attaques en les écartant élégamment. Il s’accroupit et la fit tomber en faisant flancher ses genoux. Une fois à terre, Shaolan la maintint au sol en tenant ses poignets au-dessus de sa tête. Sakura gesticulait, essayant de donner des coups de genoux ou bien de soulever ses bras. Shaolan ne fit que maintenir son emprise sur ce corps de femme grâce au sien. Réalisant la situation, Sakura se calma en conservant ses éclairs dans les yeux.

Elle sentait ce poids sur elle. Son nez était empli de l’odeur de Shaolan. Cela lui raviva des souvenirs. Ces moments auparavant bienheureux étaient à présent source de chagrin. Elle se souvint quand elle se lovait dans cette chaleur, dans ces bras ; quand elle se perdait dans ces baisers… Elle se maudit d’apprécier cette proximité malgré elle.

-Maintenant vous allez m’écouter, mademoiselle Kinomoto ! Le temps où vous pouviez vous promener comme bon vous semble est révolu.

-Je suis toujours la maîtresse du domaine.

-Non ! Votre tuteur, Eriol Hiragisawa, prend toutes les décisions à votre place. Et votre place est dans le manoir.

-Qui croyez-vous donc que je suis tous les deux ? Une poupée ? Un être dénué d’intelligence ?

-Vous êtes une petite princesse capricieuse qui a été gâtée par la vie. Vous n’avez aucune notion de ce qu’est la réalité.

-C’est vraiment ce que tu penses ?

Shaolan se figea. Sakura l’observait avec tristesse. Il voyait ses yeux s’embuer. Il savait parfaitement que les mots prononcés étaient des mensonges.

Elle avait perdu sa mère à un très jeune âge. Elle avait appris tant de compétences pour venir en aide à ses gens et n’hésitait pas à se remettre en question pour une meilleure gestion du domaine. Il avait vu tout au long de la journée sa préoccupation pour le bien-être et le confort de simples paysans. Elle les connaissait tous par leur nom. Et surtout, elle se salissait les mains pour venir en aide aux autres.

Sakura lui cracha à la figure mettant fin à ce silence malaisant.

-Je te déteste. Tu n’es qu’un monstre d’égoïsme.

 Shaolan la lâcha. Il se sentit brûler par ses paroles. Elle avait enfin prononcé les mots tant recherchés. La douleur dans son cœur était indescriptible. Néanmoins, il cacha sa souffrance et s’écarta. De la manche, il essuya l’infamie sur sa joue.

Sakura vit son regard se voiler. Elle comprit instinctivement que quelque chose clochait dans son attitude.

 -Venez, allons-nous-en, dit-il en lui présentant sa main pour se relever.

Sakura l’ignora. Elle se redressa en époussetant ses vêtements. Dire que le seigneur Hiragisawa voulait qu’elle portât une tenue plus féminine. Un sourire naquit sur ses lèvres à cette pensée. Heureusement qu’elle avait fait fi de son approbation.

Shaolan ne fit aucune remarque. Il se retourna et avança dans une direction sans prendre trop ombrage de cet affront. Il désirait oublier cette mésaventure. Sakura l’arrêta d’une parole.

 -Attends ! On ne va pas par là.

-Où allons-nous alors ?

-Tu le sais bien. Je dois récolter des plantes pour préparer l’accouchement de Chiharu. Il me faut des jeunes pousses de yomogi*. 

Shaolan ouvrit de grands yeux stupéfaits à cette déclaration. Il n’ignorait pas quelle était la destination et il la craignait.

-Est-ce important que cela soit maintenant ?

-Je dois les récolter avant que les tiges ne se développent davantage, sinon, elles vont perdre de leur intérêt curatif. Ça ira car nous ne sommes qu’au début du printemps. Donc, oui, c’est maintenant.

Shaolan soupira en évitant son regard. Il joua avec sa mâchoire inférieure. On pouvait lire au plissement de son front qu’il pesait le pour et le contre de ce bref détour. Il reporta son attention sur la demoiselle. Soupirant d’exaspération, elle ramassait ses affaires. Durant le combat, sa besace avait été jetée à terre et, à sa grande déception, elle notait que plusieurs mélanges d’herbes étaient perdus. Elle maugréait dans ses dents, désireuse de se faire comprendre.

Sakura était déterminée. La perte de son matériel la rendrait encore plus indomptable si il refusait sa demande. À contre-cœur, il abdiqua en sa faveur.

La clairière où ils devaient se rendre n’était pas loin de l’endroit de l’attaque. Pourtant, il semblait à Sakura qu’ils marchaient depuis des heures tant le silence était pesant. Les deux jeunes gens ne se regardaient pas ; ils marchaient à un rythme calquer l’un sur l’autre ; ils exprimaient tous les deux une telle animosité que cette aura aurait pu être tranchante. Seul le bruit de leurs pas craquelant les branches mortes perturbait les animaux de cette forêt.

Décidée à alléger cette marche, la jeune fille osa le questionner.

-Shaolan ? Tu as dit que tu étais en mission pour mon parrain.

Le jeune homme se retourna et la gratifia d’un bref coup d’œil. Il hésita à lui répondre. Finalement, il hocha la tête en reportant son attention sur les hautes herbes.

-C’est exact.

-Que dois-tu faire pour lui ?

-Vous n’êtes pas autorisée à le savoir.

-Donc, je dois couvrir ton passé, le fait que tu as grandi avec nous à ce noble de pacotille mais je n’ai pas le droit d’en connaître la raison.

-Je vois que votre raisonnement est toujours aussi bon.

-Je ne suis pas d’accord !

-C’est ainsi, mademoiselle.

-Attends !

Elle le retint par la manche, le forçant à l’affronter. Dès que Shaolan se mit face à elle, elle glissa ses mains dans les siennes, s’assurant d’une fuite impossible. Le cœur de Shaolan bondit dans sa poitrine à cause de ce geste. Il serra ses petites mains par réflexe, caressant du pousse cette peau de pêche. La caresse tendre n’échappa pas à la propriétaire des mains. Enhardie par cette démonstration d’affection, elle s’approcha davantage, poussant l’audace à accompagner le geste avec un peu de séduction.

-Je t’en prie, Shaolan, parle-moi… À une époque, nous n’avions aucun secret l’un pour l’autre. Ne suis-je plus digne de confiance ? Dis-moi ce que mon parrain t’a confié.

 « Dis-moi pourquoi tu ne m’aimes plus. » Elle n’osa exprimer cette pensée à voix haute. Elle se contenta de l’observer avec attention.

La bouche de Shaolan était étrangement sèche. Il déglutit difficilement devant autant de beauté. Il aurait tout donné pour l’attirer à lui et l’embrasser fougueusement. Voyait-elle les tourments de son âme ? Il baissa les yeux et se concentra sur leurs mains. Il réalisa qu’il la caressait toujours des pouces. Par les dieux, il était un homme se comportant tel un adolescent face aux prémices de l’amour.

Si seulement il n’avait pas été aussi bête…

 -Plus tard, je vous le promets, vous saurez tout mais pas maintenant. La chose est trop importante pour vous mettre au courant à cette heure.

Étonnamment, il ne la lâcha pas. Au contraire, il conserva sa dextre dans une de ses grandes mains, la guidant à travers les bois. Sakura se sentit rougir devant tant de prévenance. Ils finirent leur chemin en silence mais il ne fut plus aussi lourd qu’auparavant.

 

Le ruisseau était toujours au même endroit, s’écoulant paisiblement dans cet écrin de verdure. L’eau était limpide. Sakura y aperçut des poissons colorés. Elle sourit à cette découverte. Cet endroit, connu d’eux seuls, lui permettait toujours de ressourcer son âme. Ici, c’était leur lieu secret où ils s’échangeaient des mots d’amour avant son départ. Ici, ils avaient réitéré l’acte le plus sacré qu’un couple pouvait accomplir ; ils s’étaient unis encore et encore jusqu’à ce que chaque caresse fût une marque indélébile sur leurs corps à tous les deux.

Sakura rougit à ces pensées. Elle jeta un bref regard à son voisin. Ce dernier ne semblait pas affecté par l’endroit. Elle en fut secrètement déçue.

Elle s’agenouilla dans cet espace ouvert, abandonné des arbres. Les fleurs avaient pu s’épanouir sous les rayons du soleil grâce à cette absence d’ombre arboricole. Là, elle dénicha les plantes qu’elle recherchait. À l’aide de sa dague, elle cueillit les jeunes pousses de yomogi. Cette plante avait la particularité d’être vivace et de pousser au bord des rivières.

En cette saison, les feuilles, encore jeune, n’avaient pas encore développé leur toxicité. Quand le yomogi aurait fleuri et laissé le vent emporter ses graines, les feuilles ayant perdu de leur vitalité seraient récoltées en automne. Sakura les ferait sécher à l’envers avant de les faire infuser dans une eau à 80 degrés. Avec les pousses, elle espérait créer des boulettes d’herbes qu’elle ferait ingérer à Chiharu au moment de l’accouchement, cela diminuerait les risques de complication.

La médecin avait aussi songé aux racines de ginseng qui poussaient le long de la berge. Seulement, elle craignait le côté stimulant et tonifiant de la racine et que cela ne produisit l’effet désiré inverse au final.

Sakura, toujours à genoux, des tiges dans les mains, se perdit dans ses réflexions en contemplant l’écoulement de la rivière. Elle passait en revue toutes ses connaissances. Elle avait déjà aidé à mettre bas ; ce n’était pas une expérience nouvelle pour elle. Non. Ce qui l’inquiétait, c’était les dires de Chiharu ; elle répétait sans cesse que l’enfant donnait des coups de pied vers le bas. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : le bébé allait se présenter en siège.

Sakura serait peut-être obligée d’introduire sa main pour retourner l’enfant avant que la mère ne poussât. C’était une manœuvre extrêmement douloureuse. Donc elle devait trouver un anesthésiant à la fois efficace mais sans l’être trop pour permettre à la mère de pousser et sans que cela nuisit au bébé.

Shaolan s’approcha. Il contempla son port altier, son profil fier et noble. Elle mordillait sa lèvre inférieure, signe qu’elle réfléchissait à quelque chose d’important. La demoiselle se sentit observée. Elle tourna la tête vers lui. Shaolan se détourna et posa ses mains sur les hanches d’un air faussement détendu.

 -C’est endroit n’a pas changé. Il est toujours aussi beau.

 -Oui. Malgré les actes écœurants que les hommes peuvent accomplir dans certains lieux, ceux-ci ne perdent pas de leur beauté.

Shaolan leva un sourcil interrogateur.

 -Que voulez-vous dire ?

 -Arrête de jouer les ignorants, Shaolan. Tu sais très bien ce que je veux dire. Tu as souillé cet endroit.

 Le jeune guerrier s’approcha d’une démarche furieuse, brute. Sakura se leva rapidement, prête à un nouvel affrontement. Il s’arrêta à temps. Il fixa d’un air courroucé un moment sa compagne.

 -Je n’ai pas été le seul à le souiller, ce lieu, lâcha-t-il enfin.

 -Si, parce que moi j’ai toujours respecté mes promesses. J’étais sincère lorsque je disais que je t’aimais. Lorsque je me suis offerte à toi, j’étais loin de m’imaginer que tu m’abandonnerais des années plus tard en déclarant que je manquais de grâce et de féminité. Tu me trouvais pourtant très féminine lorsque tu m’as…

 -CA SUFFIT !

 Son cri fit sursauter la jeune fille. Il tremblait de rage contre lui-même mais Sakura crut que cette rage lui était destinée. Elle serra les poings, écrasant en même temps les tiges fraîches qu’elle avait gardées. Il n’avait pas le droit d’être en colère. Ce n’était pas lui qui avait été humilié.

Elle voulut reprendre sa tirade. Shaolan lui coupa l’herbe sous le pied en prenant la parole en premier.

 -Je sais ce que j’ai fait, dit-il d’un air désolé. Je ne te demande pas de me pardonner, juste de t’abstenir de me le jeter à la figure le temps de cette mission. J’ai besoin de sérénité et de concentration, et surtout, le seigneur Hiragisawa ne doit se douter de rien.

 -Tu as besoin de sérénité ? Ah ! La bonne affaire ! lui cracha-t-elle à la figure. Sache que moi aussi j’en ai besoin et avoir à supporter ta présence chez moi ne me rend pas sereine. En réalité, j’aimerais te chasser pour être enfin en paix.

 Il baissa les yeux et ne put s’empêcher de trembler. Sakura vit qu’il serrait tellement les poings que ses jointures devinrent blanches. Dans un souci oublié de le protéger, elle lâcha le yomogi et attrapa une de ses mains. Elle l’obligea à l’ouvrir. Elle massa les doigts et la peau meurtrie.

-Idiot ! murmura-t-elle.

Shaolan se laissa faire, totalement penaud. Cette femme osait encore le toucher, prendre soin de lui. Qu’avait-il fait pour mériter un tel trésor ?

 -Pourquoi, Shaolan ? Pourquoi devons-nous nous battre sans cesse contre nous-même ?

 Elle lui avait murmuré cette question. Elle n’avait pas relevé la tête, feignant d’être concentrée sur sa tâche. Timidement, elle leva son regard émeraude vers cet homme si aimé autrefois. Elle découvrit son expression coupable. S’en voulait-il de ce passé peu glorieux ? Non, décidément, elle ne comprenait pas ses raisons. Elle murmura encore :

 -Pourquoi devons-nous nous faire souffrir ?

 Shaolan prit une des mains féminines, arrêtant en même temps ses gestes, et y déposa un délicat baiser dans le creux de la paume. Il s’émeut de plus belle à ce contact, fermant énergiquement les yeux ; puis, il offrit à Sakura son regard troublé. La jeune femme scruta ces iris chocolat dans l’espoir d’y trouver des réponses. Elle s’appuya sur son torse, offerte à toute idée de réconciliation si cela était possible.

Le jeune homme eut un moment d’hésitation, ouvrant et fermant la bouche comme s’il voulait dire quelque chose. Il lui caressa le visage doucement, suivant le contour de ses joues et joignant ses deux index sur la pointe du menton. Il savait qu’il pouvait la cueillir comme un fruit bien mûr s’il le désirait. Enfin, il se décida.

 -Tu as raison, nous pourrions arrêter ce jeu cruel. Tu as autant besoin de moi que moi de toi. Que dirais-tu si je te retrouvais ce soir dans tes appartements ? De toute façon tu n’es plus vierge et tu as besoin d’expériences pour ton futur mari. Nous serons alors enfin libérés de ce désir qui nous dévore depuis si longtemps.

 La dame Kinomoto fut choquée par ces paroles qui contrastaient avec la scène. Voilà donc le véritable visage de ce dépravé ! Elle sentit son âme se tordre mais se contenta de sourire faussement.

 -Cela aurait été avec plaisir, mon cher Read, mais je préfère les hommes aux attributs plus généreux. Je suis persuadée qu’il y aura un bien meilleur amant que vous parmi mes futurs prétendants. La dernière fois, vous n’étiez pas très performant et ça m’étonnerait que cela ait changé depuis le temps, égoïste comme vous êtes.

 Elle retira ses mains. Avec un sourire victorieux, elle ramassa le fruit de sa récolte pour le déposer dans sa besace. Cela signifiait que son travail était terminé.

 Intérieurement, Shaolan sourit malgré la gifle qu’il venait de recevoir : Sakura était toujours aussi forte. Elle n’avait rien perdu de son tact et de sa fierté. Néanmoins, ses paroles l’avaient touché.

 Sans un mot, ils prirent le chemin du retour où, ils l’ignoraient encore, les attendait un moyen pour Sakura d’accomplir sa vengeance.



*yomogi : dite armoise japonaise, est une espèce de plantes à fleurs de la famille des Asteraceae. Cette armoiseasiatique, bien connue au Japon sous le nom de yomogi (ヨモギ)1, et en Corée sous le nom de ssouk (쑥), est une vigoureuse plante aromatique vivace, facilement envahissante. Les feuilles et les graines sont consommées ou intégrées à diverses préparations traditionnelles, culinaires ou médicinales. En plus d'être insectifuge, la plante sert aussi dans des rituels destinés à éloigner le malheur des maisons et à soigner les troubles psychosomatiques. c.f. Wikipédia


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